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Billet de blog 12 décembre 2024

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Gloire au « pauvre Péguy » ! Mais gare à la noirceur du devenir des « hussards noirs »

Gloire au « pauvre Péguy » : c'est ce que réussit avec talent et justesse Jean-Michel Wavelet dans son dernier ouvrage : « Charles Péguy, le rempailleur de textes ». On sera plus réservé sur la glorification de l’aphorisme prononcé par Péguy en 1913 valorisant : « les hussards noirs de la République » (en prenant en considération la « noirceur » de leur devenir).

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Charles Péguy est indiscutablement un fils de pauvre, de ‘’rempailleuse de chaises’’ d’où le titre bien trouvé de ‘’rempailleur de textes’’ qu’a été l’écrivain et le modeste libraire-éditeur-imprimeur Charles Péguy.

Il l’est d’autant plus qu’il n’a jamais perdu de vue cela, au contraire d’autres qui ont pu l’oublier au cours de leurs trajectoires ascendantes.

Jean-Michel Wavelet le montre à l’envi, avec beaucoup de précisions et de références. Il met particulièrement en valeur l’un des points de vue précieux de Charles Péguy indiqué dans la préface que l’écrivain a écrite pour le livre « Jean Coste » d’Antonin Lavergne : « A moins d’avoir du génie, un homme riche ne peut pas imaginer ce qu’est la pauvreté. De ce défaut vient cette faiblesse d’esprit que nous remarquons chez la plupart des riches. Avec cette faiblesse d’état, ils méconnaissent l’amertume des événements et l’âpreté des hommes. Ils sont ainsi et demeurent pour la plupart des niais, des puérils , des fades »

Comme le souligne très bien Jean-Michel Wavelet dès son Introduction, « Charles Péguy répugne à trahir les siens. Il réprouve cette carrière trop prometteuse. Sa décision est brutale et imprévisible. Il s’est acharné durant trois années à réussir le concours d’entrée à l’ENS et après deux échecs successifs et trois années de travail obstiné soldé par un brillant succès, il démissionne avec fracas. Il ne sera jamais professeur ni même instituteur. Il devient un libraire-éditeur pauvre construisant son œuvre à la faveur de la publication des cahiers qu’il crée et noircit comme un élève »

In fine, les études l’ont certes éloigné de la grande pauvreté, mais pas de la question sociale ni d’une certaine façon de poser la question éducative : « pourquoi l’inégalité devant l’instruction, devant la culture ; pourquoi cette inégalité sociale ; pourquoi cette iniquité ; pourquoi cette injustice ; pourquoi le haut enseignement à peu près fermé ; pourquoi la haute culture à peu près interdite aux pauvres, aux misérables , aux enfants du peuple? » ( Charles Péguy ,« Pour la rentrée », I, 1904, p. 1384)

Dans la quatrième de couverture de « Charles Péguy, le rempailleur de textes », il est mis en valeur que Péguy « rendra le plus bel hommage qu’aucun écrivain n’a pu offrir aux pédagogues exceptionnels en qualifiant les jeunes normaliens d’Eure-et-Loire de ‘’hussards noirs de la République’’ ». Et plusieurs pages du livre tout à fait intéressantes traitent effectivement de cet épisode, de sa naissance et de sa postérité, de ses raisons ( pages 65 à 75).

Mais l’ami Jean-Michel Wavelet me pardonnera sans doute – du moins je l’espère – mes réserves en l’occurrence.

Certes, il s’agit au moins en partie pour Charles Péguy de mettre en valeur le rôle de l’école primaire et de ses acteurs principaux (ce que Jean-Michel Wavelet montre très bien) ; mais il s’agit aussi en l’occurrence pour Péguy d’exalter un certain état d’esprit nationaliste quelque peu ‘’militarisé’’ dans le contexte de 1913 au moment même où à l’inverse Jean Jaurès en France, et Rosa Luxembourg ou Karl Liebknecht en Allemagne mènent campagne pour tenter d’éviter la marche vers un massacre généralisé (ce que sera effectivement la ‘’Grande guerre’’ de 14-18, dont Charles Péguy sera d’ailleurs l’une des premières victimes à 41 ans)

Extraits de la contribution de Charles Péguy au 6° « Cahiers de la quinzaine » de la 14° série, du 16 février 1913: « Vive la nation ! On sentait qu’ils l’eussent crié jusque sous le sabre prussien. Car l’ennemi, pour nous, l’esprit du mal, c’était les Prussiens. Ce n’était déjà pas si bête. Ni si éloigné de la vérité. C’était en 1880. C’est en 1913. Trente-trois ans après »

Le frère de ma mère était en 1913 normalien à l’école normale de Charleville où il était de ceux qui animaient le mouvement initié par Jean Jaurès. Cela ne l’a pas empêché , lorsque les Ardennes ont été envahies, de rejoindre l’armée française pour s’y engager (en passant par la Belgique et la Hollande ) et de disparaître dans la fournaise de Verdun.

Comme l’a écrit Bertolt Brecht, « malheur aux peuples qui ont besoin de héros ! ». Et cela doit sans doute aussi s’entendre dans le sens civil. L’ « héroisation » des instituteurs (et plus généralement des enseignants) sous le label d’« hussards noirs de la République» s’avère le plus souvent ambigu (même si ce ne l’était certainement pas pour Charles Péguy).

On peut se demander en effet s’il ne s’agit pas de les ‘’payer’’ en louanges flatteuses plutôt qu’en espèces sonnantes et trébuchantes (et plus généralement en reconnaissance socioculturelle effective). La très communicante ministre de l’Education nationale Anne Genetet est arrivée en élargissant ce cercle ( ‘’vertueux’’ ou plutôt ‘’vicieux’’) aux « hussardes de la Répblique »…

Gloire au « pauvre Péguy » ; mais gare à la noirceur du devenir des « hussard·es de la République »...

« Charles Péguy, le rempailleur de textes », par Jean-Michel Wavelet. Edition « L’Hamattan », octobre 2024, 250 pages, 27 euros.

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