Ce livre commence par le récit, très documenté, de la journée du 24 avril 1933. L'école où Freinet est instituteur est menacée par des manifestants. Des menaces de mort sont lancées. Célestin Freinet est au milieu de la cour et sort son révolver : "J'ai là sous ma garde quatorze enfants. Je les défendrai coûte que coûte. Et si quelqu'un pénètre dans les locaux, voilà." Le journal « L'éducateur prolétarien » qui rend compte de cet épisode potentiellement dramatique, évoque des évènements « caractéristiques de l'action fasciste», ce qui donne à l'ouvrage son titre, « Une journée fasciste »
Laurence De Cock met en valeur le rôle méconnu d'Elise Freinet qui a contribué elle-même à minorer son importance en mythifiant à sa façon Célestin Freinet dans son ouvrage paru en 1977 : « Naissance d'une pédagogie populaire ». Comme le souligne Laurence De Cock, Elise Freinet est pour beaucoup dans l'évolution de son mari. Tuberculeuse, elle attribue sa guérison à "Vrocho", Basile André Vrochopulos qui prône « la sudation, l'hydrothérapie, une alimentation basée uniquement sur les fruits et légumes, et des techniques de respiration ». C'est ainsi qu' « un réseau naturiste se développe dans le monde de la pédagogie » ; et il est « à la base de la pédagogie de la nouvelle école de Vence ouverte par Freinet »
L'historienne montre, preuves à l'appui, que Célestin Freinet ne correspond pas à l'image d'Epinal du pédagogue que l'on a faite de lui. « Rien n'indique que Freinet se soit entièrement converti aux pédagogies actives [...]. Lorsque l'imprimerie s'invite dans sa classe, c'est pour s'insérer dans une pédagogie traditionnelle » (p.101). Et contrairement à sa légende, sa pédagogie ne doit pas tant à la nécessité d'adapter son enseignement aux conséquences de sa blessure de guerre, qu'à ses lectures , à ses rencontres et à ses engagements.
Comme le note en particulier Laurence De Cock «intellectuellement et politiquement, Freinet a mis à profit ses premières années d'enseignement pour structurer son positionnement politique. Dès 1920, il commence à écrire dans ''L'Ecole émancipée'', revue du courant révolutionnaire créée en 1920 […]. Dès sa fondation cette revue assume une politisation de la pédagogie. La première publication de Freinet est la traduction d'un article d'Adolphe Rochl, pédagogue révolutionnaire allemand, intitulé « Pédagogie de notre nature la plus intime'' qui critique ce que le capitalisme fait à l'école et plaide pour une école socialiste. La même année, dans ''L'Internationale de l'enseignement pour la révolution à l'école'', Freinet se prononce pour l'expression d'''instituteurs révolutionnaires''. En mars 1921, dans ''Pour la révolution à l'école'', il insiste sur la nécessité de changer la pédagogie » (p. 102)
L'essentiel pour Célestin Freinet est dans la visée politique, pour les enfants, d'une certaine éducation : « L'école capitaliste actuelle est, comme l'économie bourgeoise, l'aboutissement des efforts des siècles passés. Elle fut à une certaine époque, un progrès, une étape nécessaire. C'est la dernière étape. Et, selon que nous stagnerons ou que nous en sortirons triomphalement, l'école ira périclitant ou reprendra un souffle nouveau […]. Cette école-là se ressentira toujours de ses origines capitalistes : on n'y attachera qu'une infime importance à la formation de l'homme ; on n'y fera pas ou presque pas d'éducation. Par contre , on voudra donner beaucoup d'instruction, et toujours davantage à mesure que s'accroissent les nécessités de la concurrence capitaliste. A la soif de posséder, au désir de dominer par la force, qui réglementent aujourd'hui l'action sociale, correspond un état d'âme équivalent à l'école ; le capitalisme de culture. Etendre sans cesse le domaine de la connaissance, hypertrophier le savoir, croyant développer ainsi le pouvoir vital de l'homme ; se désintéresser donc des forces spirituelles et de l'harmonie sociale qui pourraient assurer le bonheur humain ;telles sont les caractéristiques de l'école capitaliste actuelle » (article paru dans « Clarté » en juin 1924). Et l'historienne Laurence De Cock ne manque pas d'en faire le commentaire ( p. 125)
Plus fort encore, elle n'hésite pas à terminer son ouvrage par une relation très documentée sur la moment fort controversé (parmi les ''initiés'') de la période où Célestin Freinet est interné (intitulé : « Tenir en situation d'internement : 1940-1941). On y voit entre autres Freinet tenter de s'adresser à Pétain en mettant en valeur certaines convergences éducatives et pédagogiques. Ce sera un chapitre ''décoiffant'' pour beaucoup de lecteurs (que l'on souhaite nombreux). Mais c'est la rançon d'une chronique historiquement honnête d'une période troublée et trouble (en miroir plus ou moins de la nôtre d'ailleurs).
En ''Epilogue'', Laurence De Cock rappelle l'engagement de Freinet dans la Résistance dès mars 1942 . Et elle conclut in fine sur ce qui donne tout son sens à son ouvrage : « Aujourd'hui , au-delà des divisions et des clivages, l'héritage des Freinet se perpétue dans des milliers de pratiques de classe ; Mais qu'en est-il de leur héritage politique ? Combien d'enseignantes et d'enseignants connaissent cette dimension de la pédagogie Freinet ? Il nous semblait indispensable de présenter cet aspect méconnu de la ''machine Freinet'', d'en montrer les tâtonnements, les hésitations, les errements et les entrelacements entre le pragmatique et le théorique" (p. 208). On ne saurait mieux dire.
« Une journée fasciste, Célestin et Elise Freinet, pédagogues et militants » Laurence de Cock, Agone, 232 p., 19€