Jean-Pierre Chevènement a déclaré samedi dernier sur Europe 1 que « Charlie Hebdo a le droit de faire ce qu’il veut, c’est la liberté d’expression ; mais dans l’école un professeur de dessin n’aurait pas le droit de faire la caricature de Mahomet. » Et il a invoqué en appui une citation (approximative) de la célèbre lettre de Jules Ferry aux instituteurs : « Vous devez toujours vous interroger sur le fait que ce que vous allez dire ne doit pas blesser non seulement la conscience de l’enfant, mais aussi la conscience de ses parents. »
En l'occurrence, Jean-Pierre Chevènement aurait été mieux avisé d'évoquer une autre citation de Jules Ferry ayant trait directement à la question posée : « Si un instituteur public s'oubliait assez pour instituer dans son école un enseignement hostile, outrageant pour les croyances religieuses de n'importe qui, il serait aussi sévèrement et rapidement réprimé que s'il avait commis cet autre méfait de battre ses élèves ou de se livrer contre eux à des sévices coupables » (Discours de Jules Ferry à la Chambre des députés le 11 mars 1882, en pleine discussion de la loi sur l'obligation scolaire et la laïcité de l'école primaire publique).
Car la célèbre lettre-circulaire de Jules Ferry aux instituteurs du 17 novembre 1883 (invoquée trop souvent de façon approximative et hors de propos) concerne avant tout l'enseignement de la morale. « Parlez donc à chaque enfant comme vous voudriez que l’on parlât au vôtre : avec force et autorité, toutes les fois qu’il s’agit d’une vérité incontestée, d’un précepte de la morale commune ; avec la plus grande réserve, dès que vous risquez d’effleurer un sentiment religieux dont vous n’êtes pas juge ». Et Jules Ferry conclut sur les formules qui sont restées dans les mémoires (et qui n’ont aucun rapport avec la question de la « neutralité scolaire » ou de la « neutralité politique » comme on le croit souvent, mais seulement avec la question de l’enseignement de la « morale commune » ) : «Si parfois vous étiez embarrassé pour savoir jusqu'où il vous est permis d'aller dans votre enseignement moral, voici une règle pratique à laquelle vous pouvez vous tenir. Demandez-vous si un père de famille, je dis un seul, présent à votre classe et vous écoutant, pourrait de bonne foi refuser son assentiment à ce qu’il vous entendrait dire. Si oui, abstenez-vous de le dire ; sinon, parlez hardiment ».
En revanche, Jules Ferry plaide explicitement pour l’engagement politique des instituteurs et des institutrices en faveur de la République et de la Révolution française dans l’enceinte scolaire elle-même. Et il s’agit bien d’une prise de parti politique, reconnue et revendiquée comme telle : « Nous nous entendons bien, nous ne rééditons pas ici la formule qui fut célèbre dans les dernières années de l’établissement si difficile, si contesté de la République, cette formule du fonctionnaire qui disait : ‘’ Je ne fais pas de politique !’’. Nous ne l’entendons pas ainsi :je ne dirai pas, et vous ne me laisseriez pas dire qu’il ne doit pas y avoir dans l’enseignement primaire, dans votre enseignement, aucun esprit, aucune tendance politique. A Dieu ne plaise ! Pour deux raisons : d’abord, n’êtes-vous pas chargés, d’après les nouveaux programmes, de l’enseignement civique ? C’est une première raison. Il y en a une seconde, et plus haute, c’est que vous êtes tous les fils de 1789 ! Vous avez été affranchis comme citoyens par la Révolution française, vous allez être émancipés comme instituteurs par la République de 1880 : comment n’aimeriez-vous pas et ne feriez-vous pas aimer dans votre enseignement et la Révolution et la République ? » (discours de Jules Ferry au congrès pédagogique des instituteurs du 25 avril 1881).
On ne peut pas dire que cette prise de position privilégie le consensus .C’est alors une prise de parti encore plus résolue que ne le seraient actuellement des engagements forts contre le sexisme, le racisme, la xénophobie. Les fondateurs de l’Ecole de la troisième République, et Jules Ferry au premier chef, sans chercher bien sûr à provoquer inutilement, n’ont d’aucune façon une conception neutralisante ou lénifiante de l’Ecole laïque et républicaine.
Les enseignants du primaire doivent en effet non seulement expliquer la Révolution française et la République, mais les faire « aimer ». Et cela à un moment où la République est condamnée par l’Eglise ; à un moment où seule une courte majorité de Français vient d’être favorable au régime républicain, où les républicains eux-mêmes ne sont pas tous d’accord – loin s’en faut - pour assumer « en bloc » l’héritage de la Révolution »…In fine, et sans l’ombre d’une hésitation, les instituteurs et institutrices sont instamment sommés d’intervenir, de prendre parti, à l’Ecole même, sur les enjeux politiques majeurs de l’époque, pourtant objets de furieuses controverses...
Alors, le respect absolu des ''consciences'' lorsqu'il s'agit des religions et un engagement déterminé (qui peut les heurter) lorsqu'il s'agit d'affermir la République et les valeurs républicaines ? Une leçon posthume de Jules Ferry ? Mais qui demande sans aucun doute de la clarté, voire des clarifications.