(billet publié dans LePost.fr le 12-4-2010)
L'Afghanistan en résistance contre les Etats-Unis
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Juin 2002, avril 2010. Près de huit ans après, celui qui était nommé à Kaboul chef du gouvernement intérimaire par l'entremise de Bush et paraissait autant pour les Afghans que pour le monde le collaborateur des Américains dans un pays occupé se déclare prêt à appeler à la résistance afghane contre les Etats-Unis. Le dimanche 4, s'adressant à des parlementaires, le président Karzaï aurait même menacé de rejoindre les insurgés(1).

Cette évolution apparaît presque plus spectaculaire que la progression, pourtant frappante, de l'insurrection intérieure. En 2002, les talibans, maîtres du pays l'année d'avant, ne contrôlaient plus que quelques territoires du nord est et du sud est. En 2010 le mouvement du mollah Omar, rejoint par d'autres mouvements insurrectionnels commecelui d'Hezb-e-Islami contrôle les deux tiers du pays, se permet des incursions dans Kaboul même et oppose un front quasiment continu de résistance intérieure aux offensives des troupes américaines d' "Enduring freedom".
Métamorphose de Karzaï.
Mais ce qui rend la transformation de Karzaï plus saisissante que l'évolution de la situation militaire c'est qu'elle bouleverse le schéma de pensée des opposants à cette guerre eux-mêmes. Pour eux, Karzaï incarnait à la fois le tyran impitoyable imposé sous un faux-semblant de démocratie, l'instrument de la politique américaine et le collaborateur traitre à son peuple. Or chacune de ces images s'est brouillée tour à tour pour en faire apparaître une toute nouvelle passablement opposée aux précédentes et qui me paraît être la bonne.
Des trois anciennes images, sans doute celle du tyran se reconnaît encore. Il faut malheureusement dire que, dans ce Moyen Orient traversé de passions violentes et que la pression ou l'agression occidentale maintient en convulsion, les despotes ne sont pas rares. La réélection de Karzaï est sans doute liée à la fraude même si on ne fera croire à personne qu'en pays occupé, il en soit le seul artisan. Il n'en a pas été en tout cas le seul bénéficiaire. Son principal adversaire Abdhulla en a profité aussi dans les régions où ses partisans dominaient (2). La façon dont Karzaï a traité au moins jusqu'en 2008 ses opposants emprisonnés a fait l'objet de rapports consternants de la part des organisations afghanes de défense des droits de l'homme. Qu'il se satisfasse d'une corruption dont il profite ainsi que son frère comme l'en accusent les Américains n'est sans doute pas faux. Bref le cliché du satrape dont les medias occidentaux usent et abusent garde un fondement réel.
Ce satrape reste-t-il toujours la chose des Américains ? Le mépris avec lequel Obama le traite pourrait nous le faire accroire. Il faut lire sur le site du Figaro et sous la plume de Marie-France Calle le récit de l'équipée du président US en terre afghane, un président qui s'invite à dîner chez Karzaï en le prévenant une heure avant son atterrissage à Kaboul et lui fait la morale dans un entretien de vingt-cinq minutes(3). A la vérité pourtant ce Karzaï qu'Obama traite avec moins de considération qu'un employé de la Maison Blanche est pour les Turcs, les Saoudiens, les Chinois, les Iraniens un partenaire respecté qui mène une politique étrangère indépendante et plutôt audacieuse. Au moment où avait lieu à Washington un dialogue stratégique entre entre les Etats-Unis et le Pakistan, Karzaï passait deux jours à Pékin à converser avec les dirigeants chinois et à chercher un contrepoids à l'oncle Sam auprès d'une puissance qui investit beaucoup en Afghanistan et qui a la capacité financière de réduire la dépendance de son pays à la générosité occidentale. Mieux encore, dans le même temps où le secrétaire de la défense, Robert Gates, était en visite en Afghanistan, Karzaï recevait chaleureusement à Kaboul Mhamoud Ahmadinejad,son homologue iranien et bête noire des Etats-Unis. Et cela alors même que le Sunday Time affirme que des talibans sont entraînés en Iran (Le monde.fr 22-3-10 :" l'Iran, nouveau camp d'entraînement des talibans afghans")

C'est bien en effet cette troisième image d'un collaborateur docile à l'occupant et d'un traitre à la cause nationale afghane qu'il faut entièrement revoir. Au moins depuis 2008, on voit qu'à chaque bavure de l'armée américaine, Karzaï monte au créneau, diligente des commissions d'enquête et s'emploie à mettre à jour les mensonges des forces d'occupation (4). Mais en plus de ses protestations officielles conntre la façon américaine de mener la guerre anti-talibans, Karzaï mène au moins depuis 2008 des conversations officieuses avec les chefs de l'insurrection. Cette conduite n'a pas de quoi surprendre qui lit les discours de Karzaï depuis son accession à la présidence en 2004. Déjà à ctte époque il appelait les talibans à réintégrer la société afghane. Mais cet appel que lance Karzaï après sa réélection de 2009 à ses "frères talibans" n'est plus un appel à déposer les armes sans condition. Il est un appel à une vraie réconciliation nationale qui passe par des négociations. Sans doute la conférence de Londres en février a-t-elle paru donner un aval anglo-saxon à cette entreprise. Mais le malentendu est évident. D'un côté on semble missionner Karzaï pour acheter un à un les chefs de guerre avec des fonds largement dispensés, bref pour diviser et corrompre. Et d'un autre côté, Karzaï semble bel et bien avoir entrepris une négociation d'envergure avec des chefs historiques comme le mollah Omar, une négociation placée sous les auspices de l'Arabie Saoudite et qui déboucherait sur un accord national avec la quasi totalité de l'insurrection armée à la fois contre l'occupation de l'Afghanistan et contre la soumission à la tutelle américaine.

Réaction de la CIA
Cet accord-là, bien sûr, la CIA et Obama n'en veulent point. La preuve la plus évidente en a été l'arrestation au Pakistan avec d'autres chefs de l'insurrection afghane du mollah Abdul Ghani Baradar, numéro 2 du mouvement taliban(5). La réaction du porte-parole de la présidence afghane selon laquelle cette arrestation a un "impact négatif" sur les négociations engagées par Kaboul dévoile en termes diplomatiques la colère de Karzaï devant ce torpillage. Torpillage effectué en coopération avec le gouvernement pakistanais et qui, entre parenthèses, a de quoi irriter la communauté internationale autant que Karzaï lui-même. En effet Kaboul a confirmé que les Nations unies avaient engagé des négociations avec les talibans et Kai Eide, ancien représentant del'ONU en Afghanistan, a déploré que les arrestations aient rompu la communication avec les insurgés.
Ces arrestations ne sont pas la seule marque d'une coopération nouvelle entre les USA et le Pakistan contre le projet de réconciliation afghane. C'est pratiquement toutes les semaines que les drones de la CIA viennent bombarder le Waziristan et y tuer, avec la sourde complaisance d'Islamabad, combattants et chefs insurgés réfugiés dans ce fief taliban en terre pakistanaise. Depuis août 2008, les Américains y ont mené plus de 90 frappes et tué près de mille personnes(6).
Cette furie meurtrière de la CIA qui est directement responsable des attaques de drones s'accompagne par ailleurs d'une entreprise de propagande pour prolonger voire intensifier la guerre qui vise les alliés les plus réticents des Etats-Unis. Le 29 mars, sur le site de Le Grand Soir, Daniel Tencer a analysé un document marqué "confidentiel/non destiné aux regards étrangers" posté sur le site internet de Wikileaks et qui proposait des stratégies pour manipuler les opinions publiques européennes, surtout en Allemagne et en France(7). Je note particulièrement une phrase de ce rapport qui explique cette inquiétante offensive :"Si certaines prévisions qui annoncent un été meurtrier en Afghanistan se révèlent exactes, l'opposition passive des Français et des Allemands à la présence de leurs soldats pourraient se transformer en une hostilité passablement puissante."
Un "été meurtrier en Afghanistan", c'est bien sans doute ce que redoute Karzaï, un rebond de cette guerre qui compromettrait peut-être définitivement la politique de réconciliation pour laquelle il a clairement opté. A côté des entreprises signalées de la CIA, celle qui consiste à le faire passer pour un drogué, un irresponsable, un malade mental va dans le même sens. Il s'agit de déconsidérer un chef qui n'est certainement pas irréprochable mais qui a fait le choix des intérêts souverains de son peuple contre une puissance qui vise à l'en déposséder. Entre le pouvoir insurrectionnel et le pouvoir légal la distance dans cet Afghanistan réellement occupé se comble de jour en jour. Les Etats-Unis ne peuvent indéfiniment forcer leurs alliés à une guerre d'un autre âge aux allures coloniales et considérer les autorités et l'armée afghane "officielle" comme les auxiliaires de leur domination. Les propos de Karzaï menaçant de rejoindre l'insurrection sont à prendre au sérieux. Contre les Etats-Unis, c'est tout un peuple qui peut entrer en résistance.
1-
www.alterinfo.net/Karzai-s-en-prend-a-nouveau-aux-Occidentaux,-menace-de-rejoindre-les-talibans_a44629.html2-www.lemonde.fr/.../l-election-presidentielle-afghane-entachee-par-la-fraude-selon-l-onu_1250338_3216.html
3- http://www.lefigaro.fr/international/2010/04/08/01003-20100408ARTFIG00478-karzai-ne-cache-plus-sa-detestation-des-occidentaux-.php