Par Paul CASSIA, Professeur en droit public, pour le Club "Droits, Justice et Sécurités"
Tout au long du 20ème siècle, les juges français ont considéré qu’il n’entrait pas dans leur compétence de contrôler la conformité des lois à la Constitution. Toutefois, à partir de 1975 pour le juge judiciaire, puis de 1989 pour le Conseil d’Etat, cette incompétence a été compensée par le « contrôle de conventionnalité », c’est-à-dire la confrontation d’une loi aux stipulations d’une convention internationale.
Il aurait alors été logique que le juge revienne sur son incompétence pour contrôler la conformité des lois à la Constitution : si la Constitution est la norme suprême en France, il doit exister une manière de faire respecter sa suprématie ; autrement, de fait, les normes les plus élevées devant le juge ordinaire seraient celles issues des conventions internationales.
Il n’y a hélas pas eu d’arrêt Marbury/Madison en droit français (ce qui aurait beaucoup simplifié les choses), de sorte que, depuis 1975, un décalage croissant s’est fait entre le « droit des professeur » qu’était le droit constitutionnel, intéressant les seuls pouvoirs publics, et le « droit des avocats » qu’était celui issu des traités internationaux, en particulier la Convention européenne des droits de l’homme et le droit de l’Union européenne.
En 1989, Robert Badinter, alors président du Conseil constitutionnel, a tenté de faire modifier la Constitution en vue de permettre le contrôle de la constitutionnalité des lois. En vain : en 1990 et en 1993, la droite, entraînée notamment par Edouard Balladur alors Premier ministre, n’a pas accepté ce projet qui nécessitait l’accord du Sénat.
Le « rapport Balladur » de 2007 l’a de nouveau mis à l’ordre du jour. Désormais, l’article 61-1 de la Constitution, issu de la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, fait entrer « l’exception d’inconstitutionnalité » dans le droit français : tout justiciable peut désormais soutenir, au cours d’un procès, qu’une disposition législative porte atteinte aux « droits et libertés » (principe d’égalité, présomption d’innocence, droit de grève, principe de laïcité…) que la Constitution lui reconnaît.
L’article 61-1 de la Constitution nécessitait, pour recevoir effet, une loi organique d’application.
Celle-ci vient d’être promulguée ce 11 décembre 2009, après que le Conseil constitutionnel l’a déclarée conforme à la Constitution le 3 décembre 2009, avec deux réserves d’interprétation. En conséquence, la « question prioritaire de constitutionnalité » (QPC) entrera en application le 1er mars 2010.
I - Hélas, pour l’essentiel, le schéma organisé par le législateur organique pour l’examen de la QPC est calqué sur celui vainement proposé en 1990 et 1993.
La procédure comprend une, deux, voire trois étapes (qui s’appliquent de manière quasiment identique devant les juridictions administratives et civiles, et avec quelques spécificités devant le juge pénal où la question de constitutionnalité ne peut être posée devant la cour d’assises, mais peut l’être pendant l’instruction de l’affaire où lors de l’appel).
A – La première est constituée par la saisine du juge chargé de l’affaire au principal (appelé juge a quo).
Le requérant devra présenter son moyen tiré de l’exception d’inconstitutionnalité de la loi dans un mémoire distinct, de manière à ce que la juridiction puisse l’identifier et le faire passer par le « circuit » organisé par la loi organique. En effet, la question de constitutionnalité de la loi doit être tranchée le plus rapidement possible devant le juge a quo, et en tout cas avant les autres questions de droit posées par le litige. Cette règle de priorité de la question de constitutionnalité est « actée » par l’appellation que les parlementaires ont donné à l’ensemble de la procédure : la « question prioritaire de constitutionnalité » (QPC).
La condition de recevabilité remplie, le juge a quo aura le choix entre deux options :
- s’il estime que le moyen tiré de l’inconstitutionnalité de la loi ne vaut rien, ce moyen sera rejeté ; la procédure poursuivra normalement son cours pour les autres questions posées par le litige (inconventionnalité de la loi, erreur de fait, mauvaise application de textes réglementaires…) ;
- s’il estime que le moyen tiré de l’inconstitutionnalité de la loi est sérieux, le juge a quo doit, sauf exceptions qu’il n’est pas utile de décrire ici (en bref, il n’y a pas de sursis à statuer lorsqu’une personne privée de liberté est partie au litige), suspendre le fil du procès (sursoir à statuer), et transmettre la question à sa juridiction suprême (Cour de cassation ou Conseil d’Etat).
B – Il appartient au Conseil d’Etat ou à la Cour de cassation, saisi par le juge a quo, de se prononcer (à nouveau) sur le caractère sérieux du moyen tiré de l’exception d’inconstitutionnalité, dans un délai maximal de trois mois.
Ici encore, deux options sont possibles : soit la juridiction suprême estime que la disposition législative critiquée est constitutionnelle, et l’affaire est renvoyée devant le juge a quo (qui peut à nouveau saisir sa juridiction suprême s’il n’est pas d’accord) ; soit la juridiction suprême estime qu’il y a un risque sérieux d’inconstitutionnalité, et elle doit alors renvoyer la question au Conseil constitutionnel. En tout état de cause donc, il est inexact d’écrire que « les justiciables vont pouvoir saisir le Conseil constitutionnel », seule une juridiction suprême pouvant procéder à cette saisine.
C – Enfin, il n’appartient qu’au Conseil constitutionnel de déclarer qu’une disposition législative en vigueur est contraire à la Constitution. Si tel est le cas, la déclaration d’inconstitutionnalité a pour effet de faire disparaître la disposition législative contestée pour l’avenir – elle est abrogée – cette décision valant à l’égard de tous les justiciables.
Le Conseil constitutionnel doit lui aussi se prononcer dans un délai de trois mois.
Ce schéma a pour inconvénient majeur de créer une dualité procédurale dans l’examen des moyens mettant en cause la loi applicable au litige :
- l’exception d’inconventionnalité pourra être réglée directement par le juge a quo ;
- l’exception d’inconstitutionnalité ne pourra être réglée par le juge a quo que si le moyen est rejeté ; en cas de doute sur le constitutionnalité de la loi, il faudra suivre la ou les étapes décrites ci-dessus.
Pour le justiciable « ordinaire », l’exception d’inconventionnalité reste donc plus attractive que l’exception d’inconstitutionnalité – ne serait-ce que pour des raisons de coût de la procédure (il faut prendre un avocat devant la juridiction suprême et le Conseil constitutionnel, ce qui est déjà à peine supportable financièrement pour le justiciable dépassant de quelques euros le seuil de l’aide juridictionnelle, mais devient tout à fait disproportionné si les frais de l’ensemble de la procédure sont mis à la charge de la partie perdante). Conscient de cette attractivité supérieure, le législateur organique a cherché à la rendre caduque en obligeant le juge à se prononcer en premier lieu et rapidement sur la question de constitutionnalité, ce qui n’est pas sans poser d’importantes questions à la fois quant à la conformité de la loi organique au principe de primauté du droit de l’Union européenne, et quant au risque que survienne des situations dans lesquelles il aura été répondu à une QPC alors que le juge a quo s’apercevra, en cours de procédure, que la requête est en réalité irrecevable.
II – D’autres voies devront être explorées, de manière à simplifier et à rendre moins onéreux le procès dans lequel une disposition législative est mise en cause.
A - La règle de base doit être celle de la plénitude de compétence du juge a quo. Celui-ci, habilité à contrôler la constitutionnalité de la loi, pourrait, de lui-même, écarter la loi qu’il estime inconstitutionnelle, tout comme il peut aujourd’hui écarter la loi inconventionnelle.
Ainsi, le justiciable pourrait, pour obtenir la mise à l’écart de la loi, indifféremment privilégier le moyen tiré de l’exception d’inconstitutionnalité ou de l’exception d’inconventionnalité ; dans le silence des écritures des parties, il appartiendrait au juge de choisir le terrain sur lequel il souhaite statuer en premier lieu.
Le jugement statuant sur la constitutionnalité ou la conventionnalité de la loi pourrait faire l’objet d’un recours en appel ou d’un recours en cassation, de manière tout à fait classique.
B – Il faut alors, à l’issue de la procédure contentieuse, tirer les conséquences d’une décision juridictionnelle définitive constatant l’inconstitutionnalité de la loi.
1 - Les jugements définitifs qui constatent l’inconstitutionnalité de la loi seront communiqués aux présidents de l’Assemblée nationale et du Sénat. Dans un bref délai à compter du moment où le jugement aura acquis un caractère définitif, le président de l’Assemblée nationale ou le président du Sénat, le cas échéant après avis du bureau de l’assemblée concernée, pourra décider de former un « recours dans l’intérêt de la loi » contre le jugement rendu, devant le Conseil constitutionnel.
Le Conseil constitutionnel devra se prononcer, dans les mêmes conditions que celles aujourd’hui prévues pour le contrôle a priori de l’article 61 de la Constitution (contrôle de la loi avant sa promulgation par le président de la République), sur la constitutionnalité de la disposition législative jugée inconstitutionnelle dans l’affaire désormais close.
Le Conseil constitutionnel pourra :
- soit confirmer l’inconstitutionnalité, abrogeant ainsi avec effet erga omnes la disposition législative litigieuse ;
- soit au contraire estimer que la disposition législative est conforme à la Constitution, et donc que la juridiction s’est trompée en déclarant la loi inconstitutionnelle – ce qui ne devrait se produire qu’exceptionnellement : on peut faire confiance au juge « ordinaire » pour appliquer et interpréter correctement la Constitution.
Dans ce schéma, le législateur retrouve toute son importance, puisque c’est lui seul qui peut saisir le Conseil constitutionnel ; ce dernier, qui n’a pas besoin d’être une juridiction pour exister (son caractère juridictionnel est en tout état de cause subordonné à une rénovation de la désignation de ses membres, et en particulier des membres de droit que sont les anciens présidents de la République) ; il ne serait pas encombré de requêtes ; les dépenses qu’un procès occasionne aux justiciables ne seront pas augmentées par cette nouvelle voie de droit (l’accès au juge ne sera pas renchéri, comme cela résulte hélas de la loi organique) ; la sécurité juridique sera assurée d’une manière quasiment identique à celle qui résulte de la loi organique ; le justiciable sera libre de présenter et le juge de traiter, dans l’ordre qu’il souhaite, un moyen d’inconventionnalité et un moyen d’inconstitutionnalité.
Le « recours dans l’intérêt de la loi » ainsi créé éviterait de faire peser sur le justiciable et le service public de la justice les lourdeurs procédurales dont la loi organique vient de lester le paysage juridique français.
2 - Cette déclaration de constitutionnalité a posteriori n’aurait toutefois pas d’effet sur l’instance close devant le juge ordinaire, qui a donné lieu au « recours dans l’intérêt de la loi ».
Toutefois, la partie qui aurait à tort « perdu » devant le juge ordinaire (ce dernier avait à tort considéré que la disposition législative contestée était inconstitutionnelle) pourra engager, sans ministère d’avocat, une demande de réparation du préjudice qu’il a subi du fait de la faute commise par le service public de la justice dans l’application de la Constitution. La faute étant d’emblée caractérisée, les débats devant le juge (qui pourrait être la juridiction suprême de chaque ordre juridictionnel) ne porteraient que sur le montant des indemnités dues au justiciable qui n’aurait pas dû perdre son procès.
Le schéma ainsi proposé ne nécessite quasiment aucune modification législative – quelques brefs articles suffiraient à lui donner vie. Il n’implique pas (c’est d’ailleurs peut être son principal défaut) de modification dans la méthode de travail du Conseil constitutionnel qui, en l’état de sa composition et notamment de la participation des anciens présidents de la République à ses délibérations, ne peut pas être assimilé à une juridiction. Il ne place pas la France en défaut au regard de ses obligations issues du traité sur l’Union européenne.
Peut-être, à l’expérience ou sous la pression des institutions de l’Union européenne, les pouvoirs publics se convaincront-ils de la nécessité de simplifier le contrôle de la constitutionnalité des lois promulguées.
Paul Cassia
Professeur de droit public