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Billet de blog 2 avril 2024

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La stratégie « de la ferme à la table » survivra-t-elle à la crise agricole ?

Le bilan de la stratégie « de la ferme à la table » est plus que mitigé. La législation sur la réduction des pesticides est au frigo, celle sur la biodiversité est menacée d’être recalée par le Conseil malgré le compromis adopté en trilogue ; quant à la loi-cadre sur les systèmes alimentaires durables, elle n’a même jamais vu le jour. Par Amaury Ghijselings.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

En 2019, le lancement du Pacte vert européen est une victoire pour les mouvements citoyens. Une fois de plus, le Parti populaire européen remporte la majorité des sièges et c’est leur candidate, Ursula von der Leyen, qui prend les rênes de la Commission. Alors que la transition environnementale n’est pas traditionnellement la priorité de la droite conservatrice européenne, la mobilisation citoyenne sur les enjeux climatiques va réussir à imposer le sujet à l’ordre du jour de la nouvelle Commission. La Présidente de la Commission européenne propose donc de concilier objectifs économiques et environnementaux au travers d’un Pacte vert européen.  

Dans ce cadre, le Stratégie de la ferme à la table est la feuille de route censée guider la transition des systèmes agroalimentaires. Ceux-ci se font donc enfin une place à l’agenda de la transition. De plus, les objectifs sont à la hauteur des enjeux. Citons-en quelques-uns, de façon non-exhaustive : réduire de moitié l’usage et les risques liés aux pesticides, ainsi que l’usage des antibiotiques dans les élevages ; réduire l’usage d’engrais chimiques de 20% ; atteindre un quart de surfaces agricoles dédiées à l’agriculture « bio »[1].

Cette législature a donc le mérite d’avoir tracé un horizon pour l’agriculture et des cibles concrètes pour que ce secteur crucial fasse sa part dans la lutte contre le dérèglement climatique et la crise de la biodiversité. Cependant, les quatre premières années de mise en œuvre ont été mouvementées, la feuille de route a pris du retard, et toute législation touchant de près ou de loin à la transition agricole est remis en cause. A titre d’exemple, le Conseil européen propose de revoir le caractère contraignant des conditionnalités de la PAC qui consistent aux normes environnementales minimales à respecter pour pouvoir bénéficier de ses subsides[2]. Le règlement visant à prévenir la déforestation liée à la production de certains produits agricoles est lui aussi remis en question par plusieurs pays européens qui dénoncent des charges supplémentaires sur les agriculteurs[3].

Loi-cadre sur les systèmes alimentaires : mort-née

Pour assurer de la cohérence entre toutes les législations européennes touchant de près ou de loin aux systèmes alimentaires, la Commission européenne prévoyait l’élaboration d’une loi-cadre sur les systèmes alimentaire. Une proposition de la Commission était attendue pour le dernier trimestre de 2023. Cette loi-cadre aurait permis de créer le trait d’union manquant entre les objectifs du Pacte vert et ceux de la Politique agricole commune (PAC), imposer une cohérence entre la politique commerciale de l’UE et les objectifs de transition agricole, ou encore établir un cadre harmonisé pour l'étiquetage de durabilité des produits alimentaires et imposer des critères minimaux applicables aux marchés publics de denrées alimentaires [4].

Depuis fin 2023, silence assourdissant. Le projet n’est même ni repris dans l’agenda stratégique de la Commission en début d’année 2024, ni mentionné dans le discours sur l’état de l’Union européenne[5]. Au contraire, ce discours présenté devant le Parlement à l’automne 2023 semble enterrer définitivement le projet de légiférer pour garantir la marche de la transition. A la place, Ursula von der Leyen propose d’initier un dialogue stratégique sur l’avenir de l’agriculture rassemblant organisations agricoles, secteur agroindustriel, ONG, etc. Renforcer le dialogue est certainement une partie de la solution, à condition toutefois que les voix les plus progressistes soient entendues autour de la table où sont également invités les plus gros lobbies agroindustriels. Mais cela ne suffira pas : la transition du secteur agro-alimentaire doit aussi passer par la case législative.

Législation phare sur les pesticides : sabordée

Une série de législations étaient prévues pour concrétiser la stratégie de la ferme à la table. Le règlement pour un usage durable des pesticides (règlement SUR, selon l’anglais) devait en être la pièce maitresse. Il devait mener à une réduction de 50% des pesticides en Europe via des plans nationaux tenant compte de la situation de départ de chaque pays et permettant l’adoption de moyens spécifiques. Il s’agissait en fait de remplacer l’actuel directive SUD (Sustainable use of pesticides) qui, pour rappel, n’a rien de contraignant.

Dès ses débuts, cette législation se fait malmener. En 2022, à la suite de la guerre en Ukraine, le Conseil européen exige une étude d’impact car il estime que la productivité de l’Europe et, à terme, sa sécurité alimentaire pourraient être menacées par un tel projet. Verdict de cette étude : non, la sécurité alimentaire de l’UE n’est pas à risque et, au contraire, ne pas réduire les pesticides affectera la sécurité alimentaire du continent sur le long terme[6]. Après les retards engendrés par cette étude additionnelle, c’est une pluie d’amendements visant à déforcer l’ampleur et les ambitions de la législation qui passent lors des votes en commission du Parlement européen. Si bien que le 22 novembre 2023, le texte final est rejeté en plénière car même les défenseurs du texte ne veulent pas d’une coquille vide.

La Commission européenne aurait pu proposer un nouveau texte en seconde lecture et la Présidence belge prévoyait d’ailleurs huit réunions de travail pour tenter de faire passer ce règlement avant la fin de la législature. Le 6 février 2024, Ursula von der Leyen en décide autrement et enterre définitivement le texte en espérant ainsi calmer la colère du monde agricole et ce, alors que ce dernier se mobilise avant tout pour exiger des revenus justes et de stopper les accords de libre-échange comme celui négocié entre l’UE et les pays du Mercosur[7].

Biodiversité : loi prise en otage

La loi sur la restauration de la nature est une législation primordiale pour mettre en œuvre la stratégie biodiversité, qui constitue, avec la stratégie de la ferme à la table, la seconde jambe de la politique européenne en faveur de la transition agricole. Son objectif principal : restaurer un minimum de 20 % de la nature de l'UE sur les terres, dans les rivières et dans les mers d'ici 2030.

À la suite d’un accord en trilogue, son adoption n’aurait dû être qu’une formalité. Cependant, le Conseil européen bloque sa validation définitive. Une fois de plus, la colère agricole a servi de prétexte aux pays et forces politiques qui n’ont jamais vraiment voulu de cette législation. C’est le cas de Alexander de Croo qui plaidait déjà pour une pause environnementale lors du déclenchement de la guerre en Ukraine et qui est soupçonné d’œuvrer au blocage de la loi alors que la Belgique assure la présidence du Conseil[8].  

Notons aussi, qu’entre la proposition de la Commission et la version validée en trilogue, la loi n’a cessé de perdre des plumes à la suite d’amendements du groupe PPE (Parti populaire européen, centre-droit) et des partis d’extrême droite. Le texte a même failli exclure les terres agricoles de son champ d’action. En fin de compte, ces dernières devront contribuer à l’effort, alors qu’une proposition d’amendement visait à limiter l’effet de la législation aux seules zones Natura 2000.

La version validée en trilogue prévoit entre autres de restaurer 30 % des tourbières drainées utilisées en agriculture d'ici à 2030, ce qui est une bonne nouvelle pour le climat étant donné leur potentiel de stockage de carbone. Cependant, en contrepartie, les adversaires de la loi ont obtenu la possibilité pour les Etats-membres d’activer un frein d’urgence s’ils le jugent nécessaire pour préserver la sécurité alimentaire[9]. La loi prévoit que chaque Etat-membre adopte ses propres cibles et leviers d’action au travers d’un plan national. Il faudra donc compter sur la bonne foi et la volonté de chaque États-membre lors de la mise en œuvre. Mais aussi et surtout, compter sur l’arrêt des manœuvres politiciennes à quelques mois des élections et donc, sur le fait que le Conseil assume ses responsabilités et vote le texte qu’il a lui-même ficelé en trilogue.

Élevage industriel : occasion manquée

En matière de transition agricole, l’élevage industriel tient un rôle majeur étant donné qu’il est responsable de 67 % des émissions d'ammoniac et de 50 % des émissions de méthane de l'UE[10]. La proposition de révision de la Directive sur les émissions industrielles (IED) de la Commission européenne prévoyait d’abaisser les seuils à partir desquels les exploitations sont concernées par cette législation. La Commission proposait un seuil de 150 unités de gros bétail (UGB[11]) pour l'ensemble du bétail. Dans la version finale de la directive, l’élevage bovin est exclu et les seuils ont été revus à la hausse[12]. Le trilogue charge néanmoins l'exécutif européen de réexaminer l’intégration de l’élevage bovin au sein de la directive d’ici la fin de l’année 2026 et la possibilité d’instaurer des clauses miroirs pour ce secteur dans les futurs accords de libre-échange[13], en vue d’éviter le deux poids deux mesures entre les normes européennes et celles des pays tiers.

Autant adopter des mesures concrètes pour faire décroître les émissions de gaz à effet de serres issues de l’élevage est urgent, autant il importera aussi de trouver des garanties pour ne pas pénaliser à tort les formes les plus durables d’élevages bovins (prairies, autonomies protéique, bio…) dont l’impact ne peut être réduit au nombre d’UGB.

Bien-être animal : espoir ?

La durabilité ne concerne pas que la biodiversité végétale et le climat. Un système alimentaire ne peut être durable sans prévenir la souffrance animale. Des législations européennes et nationales existent déjà, mais ces dernières doivent évoluer pour être en phase avec les dernières découvertes scientifiques[14]. En décembre 2023, l’UE a proposé un paquet législatif dans le domaine[15]. A l’heure de prendre les rênes de la présidence du Conseil européen, la Belgique annonçait sa volonté d’avancer sur ce dernier. Parmi les nouvelles mesures, l’UE désire baliser les conditions de transport en établissant un espace minimal par bêtes, des durées maximales sans pause, des limites au nombre d’étapes et des limites maximales en matière de températures. Au niveau de l’abattage, des conditions particulières devraient pouvoir être adoptées dans certain cas (animaux en gestation, non-sevrés, etc.). Ce processus législatif semble le dernier à avoir une chance d’avancer lors de la Présidence belge, avant la clôture de la législature européenne.

Nouveaux OGM : dérégulation en vue ?

Les cultures d’organismes génétiquement modifiés (OGM) sont interdites en Europe, à de rares exceptions près (comme le maïs MON 810). On en trouve néanmoins dans les produits sur le marché européen, car ils sont autorisés à l’importation. Cependant, de nouvelles techniques de modification du génome (NTG) viennent bousculer l’équilibre législatif. Les promoteurs des NTG ont réussi à imposer un récit qui donne à ces dernier une place dans la transition agricole, si bien qu’une nouvelle législation visant à dérèglementer les nouveaux OGM est inscrite à l’agenda comme une pièce de la stratégie de la ferme à la table.

Le 7 février 2024, au terme de campagnes intenses entre partisans et opposants des nouveaux OGM, le Parlement européen décide d’enterrer le principe de précaution en votant pour l’abandon des évaluations des risques avant la mise en circulation de la majorité de ces nouveaux produits (NTG de catégorie 1)[16]. En revanche, il introduit en parallèle des amendements à la proposition de la Commission en vue de garantir une transparence pour le consommateur via des normes en matière d’étiquetages et de traçabilité. Heureusement, faute d’accord entre les Etats-membres dans ce dossier, le Conseil mettra un coup d’arrêt à cette dérèglementation le lendemain du vote parlementaire[17]. Ce qui signifie que le processus législatif est, au moins provisoirement, interrompu.

Pour des politiques agroalimentaires justes, durables et cohérentes

Force est de constater que la feuille de route de la transition des systèmes alimentaires n’a pas été respectée. Notons que les retards, les détricotages et les mises au frigo précèdent la sortie massive des tracteurs. La mise à mal des législations exposées ci-dessus s’explique avant tout par le lobby intensif d’un secteur agroindustriel qui ne voit pas d’un bon œil la transition vers des systèmes agricoles durables, autrement dit moins dépendants de ses produits[18], ainsi que par le zèle du camp conservateur, qui a redoublé d’efforts depuis un an pour bloquer les projets de la Commission[19].

Les mobilisations agricoles ont permis aux forces politiques conservatrices d’accélérer leur travail de sape. Certes, certains syndicats agricoles veulent en finir avec l’approche contraignante. Mais d’autres, tel que ECVC (la Coordination européenne via Campesina qui défend la souveraineté alimentaire et l’agroécologie), des ONG ou encore des syndicats de travailleurs, alliés aux citoyens dont la santé est dépendante de nos modèles agricoles, soutiennent l’adoption des normes environnementales pour garantir l’atteinte des objectifs du Pacte vert[20]. Cependant, sur la question des prix et revenus justes, tous les syndicats sont sur la même longueur d’onde : il s’agit d’une condition sine qua non pour permettre au monde agricole d’accélérer une transition des modes de production[21].

Dès lors, le sauvetage de la Stratégie de la ferme à la table et les conditions pour mettre la PAC en cohérence avec le Pacte vert dépendent grandement de la capacité de l’Europe à garantir des prix justes. La Commission Von der Leyen devrait s’atteler entièrement à cette tâche durant les dernières semaines de son mandat, en s’appuyant entre autres sur les dialogues stratégiques initiés au début de l’année 2024 afin de coconstruire une législation européenne qui interdisent à l’agro-industrie et la grande distribution d’acheter les produits agricoles en dessus du prix de revient.

L’Union européenne devra également jouer avec les budgets de la PAC. Afin d’améliorer les conditions de vie du monde agricole tout en accélérant la transition, la PAC devrait en effet assurer une meilleure redistribution financière, d’une part, et voir son budget augmenter d’autre part, de manière à financer de façon juste et attrayante la modification des pratiques agricoles dans nos fermes européennes. Enfin, l’UE peut rapidement donner des gages de bonne volonté au monde agricole en stoppant les négociations concernant l’Accord de libre-échange avec le Mercosur qui, en l’absence de normes sociales et environnementales réellement contraignantes, renforcerait la course vers le bas, tant en ce qui concerne les prix que le respect de l’environnement.

Amaury Ghijselings.

[1] EIT Food, What is the role of the Farm to Fork Strategy in achieving zero emissions? 21 septembre 2020

[2] Sofia Sanchez Manzanaro, Le Conseil de l’UE soutient l’assouplissement des règles environnementales de la PAC, Euractiv, 26 mars 2024

[3] Frédéric Rochart, Les ministres de l’Agriculture demandent le report de la loi anti-déforestation, L’Echo, 26 mars 2024

[4] Amaury Ghijselings, Pacte vert européen : une loi-cadre ambitieuse pour des systèmes alimentaires durables, 28 septembre 2023

[5] Commission européenne, Discours sur l'état de l'Union 2023 de la Présidente von der Leyen, 13 septembre 2023

[6] Gerardo Fortuna, LEAK : la réduction des pesticides ne pèsera pas sur la sécurité alimentaire, selon la Commission, 16 juin 2023

[7] ECVC, Les paysan ·ne·s et la société civile se mobilisent à nouveau à Bruxelles parce que Von der Leyen et Clarinval ne nous écoutent pas, 26 février 2026

[8] Loi européenne de restauration de la nature : De Croo se défend de vouloir enterrer la loi, Le soir, 19 mars 2024

[9] WWF, Nature Restoration Law one step closer to becoming reality – but with loopholes, 9 novembre 2023

[10] Eurogroup for animals, Industrial animal farming can continue polluting as the European Parliament waters down emissions directive, 12 juillet 2023

[11] Unité de référence permettant d'agréger le bétail de différentes espèces et de différents âges en utilisant des coefficients spécifiques établis initialement sur la base des besoins nutritionnels ou alimentaires de chaque type d'animal. https://ec.europa.eu/eurostat/statistics-explained/index.php?title=Glossary:Livestock_unit_(LSU)/fr

[12] 350 unités de gros bétail (UGB) pour les porcs, 280 UGB pour les volailles de chair et 300 UGB pour les poules pondeuses

[13] Laurent Radisson, Émissions industrielles en Europe : accord sur la révision de la directive IED, actu-environnement, 1er décembre 2023

[14] Ben Weyts et ali., Time to step up our game on animal welfare, Euractiv, 29 janvier 2024

[15] European Commission, Commission proposes new rules to improve animal welfare, 7 décembre 2023

[16] Nature et Progrès, Dérégulation des nouveaux OGM : une journée sombre pour le vivant, 8 février 2024

[17] ECVC, ECVC salue le blocage par le Conseil de l’UE de la déréglementation des OGM-NTG, tout en condamnant l’approbation précipitée du Parlement européen, 9 février 2024

[18] Corporate Europe Observatory, Agribusiness lobby against EU Farm to Fork strategy amplified by Ukraine war, 17 mars 2022

[19] Vincent Collen, La droite européenne part à l'offensive contre le Pacte vert, Les echos, 5 mai 2023

[20] ECVC, Pacte Vert, stratégie « de la ferme à la table » (F2F) et climat

[21] Amaury Ghijselings et ali., Colère agricole : stop aux fausses solutions, Le Soir, 8 février 2024

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