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Billet de blog 3 mai 2023

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Inflation : enrayer la boucle profits-prix

Un des principaux moteurs de l’inflation actuelle est la hausse excessive des profits des entreprises qui ont augmenté démesurément leurs prix au détriment des salariés et des consommateurs. Enrayer cette boucle profits-prix implique de limiter le pouvoir de marché et les marges bénéficiaires des entreprises. Par Arnaud Zacharie.

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Selon le récit dominant qui découle de l’expérience inflationniste des années 1970, la hausse des prix des matières premières peut engendrer une spirale inflationniste selon une boucle salaires-prix, découlant des augmentations salariales négociées par les syndicats en fonction de l’inflation. Selon ce récit, la hausse des prix provoque l’augmentation des salaires qui conduit les entreprises à augmenter leurs prix, ce qui découle sur de nouvelles augmentations salariales, alimentant ainsi une spirale inflationniste. Pourtant, l’épisode inflationniste actuel découle plutôt d’un phénomène inverse : une boucle profits-prix qui exacerbe l’inflation et réduit les salaires réels.

L’inflation par les profits

L’inflation actuelle ne provient pas d’une surchauffe de l’économie, ni d’une boucle salaires-prix, mais de l’effet cumulé des goulets d’étranglement dans les chaînes d’approvisionnement, de la flambée des prix des matières premières et de la croissance démesurée des profits des entreprises.

Comme le démontrent les données de la BCE[1], les entreprises profitent de l’inflation élevée alors que les salariés et les consommateurs paient la note. La forte hausse des coûts de production découlant de la hausse des prix de l’énergie et des biens intermédiaires devrait engendrer une baisse des marges bénéficiaires des entreprises. Or on constate le contraire : les profits augmentent car les entreprises ont généralement augmenté leurs prix de vente au-delà de ce qui était nécessaire pour compenser la hausse de leurs coûts de production. Les salaires ont dans le même temps augmenté beaucoup plus lentement que l’inflation, conduisant en 2022 à une baisse de 5% du niveau de vie par rapport à 2021 pour un employé moyen de la zone euro. Autrement dit, les entreprises ont augmenté exagérément leurs prix au détriment des consommateurs et des salariés, qui ont enregistré une forte baisse de leur revenu réel et de leur pouvoir d’achat.

Dans un contexte de taux de chômage en baisse, de pénuries de main-d’œuvre rendant les embauches plus difficiles et de stagnation de la productivité du travail en Europe, on devrait s’attendre à un pouvoir de négociation accru pour le monde du travail conduisant à une augmentation des salaires réels, mais on assiste plutôt depuis le début de l’année 2021 à un pouvoir de négociation accru des entreprises sur tous les marchés de la zone euro. Le degré d’indexation des salaires dans la zone euro est depuis lors d’un peu moins de 50%, ce qui signifie que plus de la moitié de la hausse de l’inflation a été assumée par les salariés, alors que les marges bénéficiaires des entreprises augmentaient. Si les entreprises n’avaient pas augmenté leurs prix davantage que leurs coûts, l’inflation cumulée dans la zone euro en 2021 et 2022 aurait été plus faible de 3,3 points[2].

Aux Etats-Unis, le phénomène de boucle profits-prix découlant de l’augmentation des marges bénéficiaires des entreprises a été identifié plus tôt et a commencé à diminuer, mais lentement et de manière inégale. Dès le second trimestre 2020, les prix des entreprises américaines ont augmenté de 6,1% en taux annualisé – contre 1,8% durant la période 2007-2019 – et plus de la moitié (53,9%) de cette croissance s’explique par l’augmentation des marges bénéficiaires – contre seulement 8% s’expliquant par la hausse du coût du travail, alors que durant la période 1979-2019, les profits n’ont expliqué que 11% de la croissance des prix, contre 60% pour les coûts du travail[3].

Le pouvoir de marché inflationniste

Autrement dit, le pouvoir de marché des entreprises leur permet d’augmenter les prix pour non seulement protéger mais aussi augmenter leurs profits, générant une boucle profits-prix qui nourrit l’inflation. Le pouvoir de marché est un pouvoir de monopole qui s’est fortement accru au profit d’un petit nombre d’entreprises dans quasiment tous les secteurs de la majorité des pays étudiés au cours de ces dernières années[4]. Il permet aux entreprises dominantes d’imposer leurs vues aux consommateurs et aux salariés dans le but d’augmenter leurs marges bénéficiaires. Comme l’a résumé Olivier Passet : « Les grands groupes font plus que s’adapter à l’inflation. Grâce à leur pouvoir de marché, c’est eux maintenant qui la font »[5].

Bien sûr, la protection des marges bénéficiaires n’est pas l’unique cause de l’inflation actuelle, mais elle contribue à l’exacerber. Le fort rebond de la demande après les premiers confinements de 2020 et la réorientation de cette demande des services vers les biens, alors que les capacités de production avaient été affaiblies durant la pandémie, ont entraîné une hausse cumulative des prix nourrie par les ruptures d’approvisionnement[6] et la flambée des prix énergétiques et alimentaires exacerbée par la guerre en Ukraine[7]. Il en a résulté une inflation que les entreprises ont pu faire payer aux salariés et aux consommateurs en limitant les augmentations salariales et en augmentant démesurément leurs prix de vente.

Bien que le rôle de la boucle profits-prix est aujourd’hui largement reconnu, nombre d’économistes pensent, à l’image de Patrick Artus, que « s’il y avait eu indexation complète des salaires aux prix, l’inflation de la zone euro aurait été beaucoup plus forte »[8]. Il est pourtant remarquable de constater que les deux pays de l’Union européenne enregistrant le plus faible taux d’inflation en février 2023 sont le Luxembourg (4,8%) et la Belgique (5,4%) – deux des quatre pays européens ayant conservé un mécanisme d’indexation automatique des salaires[9]. Les deux autres pays qui appliquent un tel mécanisme enregistrent également un taux d’inflation plus faible que la moyenne européenne (9,9%) : Malte (7%) et Chypre (6,7%)[10]. En définitive, les quatre pays appliquant une indexation automatique font partie des six Etats membres de l’UE enregistrant l’inflation la plus faible. L’indexation automatique des salaires, qui permet de préserver le pouvoir d’achat des ménages, n’est donc pas la voie royale vers une inflation galopante alimentée par une boucle salaires-prix – qui n’a d’ailleurs que rarement été observée dans l’histoire économique selon une étude du FMI[11].  

L’indexation automatique des salaires peut contribuer à limiter les marges bénéficiaires au profit des salariés. Selon les données de l’IESEG School of Management de Lille[12] portant sur la période allant du quatrième trimestre de 2021 au quatrième trimestre de 2022, la croissance du coût salarial unitaire (9,26%) a été supérieure à la croissance des marges des entreprises (5,46%) en Belgique. En revanche, le coût des marges (10%) a augmenté plus rapidement que le coût salarial (5,9%) à Malte et encore plus à Chypre (21,75% contre 2%), où le mécanisme d’indexation des salaires n’a été réintroduit que partiellement après son démantèlement imposé par le plan d’austérité de la « troïka ». D’autres facteurs que l’existence ou non d’une indexation automatique interviennent. L’Allemagne, où des augmentations salariales significatives ont été octroyées en dépit de l’absence d’indexation automatique, est le seul pays avec la Belgique où la croissance des coûts salariaux (5,93%) a été plus forte que la croissance des marges (2,79%). En France, où le mécanisme d’indexation automatique a été abandonné en 1983 mais où d’autres mesures existent comme le bouclier tarifaire, la croissance du coût salarial (6%) n’a été que légèrement inférieur à la croissance du coût des marges (7,33%), contrairement à la plupart des autres pays comme par exemple l’Espagne (2,55% contre 16%) ou l’Italie (6,2% contre 12,95%).

La désinflation par la limitation des profits

L’existence d’une boucle profits-prix implique que la réduction du pouvoir de marché et des marges bénéficiaires des entreprises est un instrument désinflationniste. La lutte contre l’inflation est à cette aune une question de répartition plus équitable de la valeur ajoutée des entreprises entre les revenus du travail et du capital.

La boucle profits-prix peut en effet être analysée comme « une soupape de sécurité du capitalisme actionnarial »[13] dans le contexte inflationniste actuel. Le rétablissement d’un mécanisme d’indexation automatique des salaires dans les nombreux pays qui l’ont abandonné après le tournant néolibéral des années 1980 permettrait d’assurer une répartition de la valeur ajoutée des entreprises plus favorable aux salariés. D’autres mesures visant à renforcer la démocratie économique et le pouvoir de négociation des syndicats et des associations de consommateurs pourraient avoir un effet similaire[14].

Enfin, la taxation des profits excessifs permettrait de les réduire et donc de limiter leur effet inflationniste. Comme certains gouvernements ont taxé les surprofits des sociétés énergétiques en réponse à la flambée des prix, les Etats pourraient instaurer des mécanismes de taxation des surprofits dans les autres secteurs, dans le but de limiter le pouvoir de marché dont profitent les entreprises au détriment des consommateurs. Il s’agirait d’un instrument efficace de redistribution vers les perdants des crises des gains obtenus par les gagnants qui ont pu tirer profit d’un effet d’aubaine pour accroître leur pouvoir de marché et augmenter les prix[15].

Arnaud Zacharie.

[1] F. Canepa, « ECB confronts a cold reality: companies are cashing in on inflation », Reuters, 2 mars 2023.

[2] P. Artus, « L’inflation vient aussi de la hausse des profits », Alternatives Economiques, 21 mars 2023.

[3] J. Bivens, « Corporate profits have contributed disproportionately to inflation. How should policymakers respond? », Working Economic Blog, 21 avril 2022.

[4] J. De Loecker, J. Eeckhout et G. Unger, « The rise of market power and the macroeconomic implications », The Quaterly Journal of Economics, 2020, 135(2), p. 561-644; FMI, « The rise of corporate market power and its macroeconomic effects », World Economic Outlook, avril 2019 ; Mc Kinsey Global Institute, « Playing to win: The new global competition for corporate profits », septembre 2015 ; F. Lévêque, Les entreprises hyper-puissantes. Géants et Titans, la fin du modèle global ?, Odile Jacob, 2021.

[5] O. Passet, « Comment les groupes du CAC 40 obtiennent des profits records », Xerfi, 26 septembre 2022.

[6] D. Rees et P. Rungcharoenkitkul, « Bottlenecks: Causes and macroeconomic implications », BIS Bulletin n°48, 2021.

[7] P. Barret, « How Food and Energy are Driving the Global Inflation Surge », FMI, 9 septembre 2022.

[8] P. Artus, op. cit. 

[9] Le gouvernement luxembourgeois a toutefois suspendu le mécanisme durant 9 mois en juillet 2022.

[10] Eurostat, « Annual inflation down to 8,5% in the euro area », Euroindicators 31/2023, 17 mars 2023.

[11] FMI, « Wage Dynamics Post-Covid-19 and Wage-Price Spiral Risks », World Economic Outlook, chapitre 2, octobre 2022.

[12] https://twitter.com/ericdor_econo/status/1641358400662519809

[13] Y. Besançon, « L’inflation par les profits, la dernière nouvelle béquille d’un capitalisme actionnarial écocidaire et moribond », Institut Rousseau, 6 septembre 2022.

[14] J. Battilana, I. Ferreras et D. Meda, Manifeste travail : Démocratiser, Démarchandiser, Dépolluer, Seuil, 2020 ; A. Atkinson, Inégalités, Seuil, 2016.

[15] R. Desbordes, C. Azemar, J.-P. Nicolaï et P. Melindi-Ghidi, « Taxation des superprofits : un outil de redistribution des gagnants vers les perdants des crises ? », The Conversation, 4 avril 2023.

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