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Billet de blog 9 mars 2023

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La compétition mondiale pour les technologies vertes

On peut se réjouir du retour des politiques industrielles volontaristes aux États-Unis et dans l’Union européenne pour investir dans les technologies vertes, mais leur manque de cohérence et d’ambition pourrait les empêcher d’atteindre les différents objectifs de la transition écologique et sociale. Par Arnaud Zacharie.

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La transition énergétique implique de développer des chaînes de production et d’approvisionnement des technologies vertes pour être en mesure de décarboner l’économie mondiale. La transformation des systèmes énergétiques et des modes de production et de consommation représente une nouvelle révolution industrielle qui pourrait créer des gagnants et des perdants – aussi bien en termes de sécurité d’approvisionnement que de valeur ajoutée et d’emplois industriels.

Domination chinoise

Or la Chine est de loin le premier investisseur mondial dans la transition énergétique et le premier fournisseur mondial des technologies vertes. Elle assure le raffinage de 90% des terres rares, 70% du cobalt et 60% du lithium dans le monde. Elle concentre la majorité de la production et des exportations mondiales de panneaux solaires, assure plus de 60% de la production et la moitié des exportations mondiales d’éoliennes. Elle domine également la production et les exportations mondiales des batteries et des véhicules électriques[1].

Cette domination chinoise des chaînes d’approvisionnement des matières premières critiques et des technologies vertes est le résultat d’une politique volontariste d’industrialisation reposant sur la protection des industries naissantes, les subsides aux secteurs stratégiques et le transfert des technologies des investisseurs étrangers vers les industries chinoises. Le plan « Made in China 2025 », lancé en 2015 par le président Xi Jinping afin de faire de la Chine le leader des technologies de pointe, a été vivement critiqué par les États-Unis et l’Union européenne, qui ont dénoncé les mesures discriminatoires et porté plainte à l’OMC. Les critiques occidentales ont visé en particulier la politique de subsides qui réduisent artificiellement le prix des biens exportés par la Chine et le « transfert forcé » des technologies des entreprises étrangères aux entreprises chinoises – que favorise la position privilégiée qu’occupent les entreprises publiques dans l’économie chinoise.

Les Etats-Unis contestent depuis deux décennies la politique chinoise de subsides aux entreprises publiques. Pour la contrer, Washington a appliqué des mesures anti-dumping, toutefois condamnées par l’Organe d’appel de l’OMC. Il en a découlé une guerre commerciale et technologique entre les Etats-Unis et la Chine, ainsi que la paralysie de l’Organe d’appel de l’OMC à la suite du veto mis par Washington sur le renouvellement de ses membres. Sous l’administration Biden, les États-Unis ont franchi une étape supplémentaire en adoptant des législations visant la relocalisation des secteurs stratégiques et le développement des capacités de production des technologies vertes, en déployant l’arsenal des subsides industriels conditionnés à l’utilisation d’intrants locaux.

IRA

La loi sur la réduction de l’inflation (IRA), signée le 16 août 2022, accorde des financements publics à travers une douzaine d’agences fédérales pour stimuler la production des technologies vertes nécessaires à la transition écologique, afin de développer les capacités productives domestiques et de réduire les émissions de gaz à effet de serre. Il s’agit de la troisième législation adoptée depuis 2021 par l’Administration Biden dans le but de stimuler l’innovation et d’améliorer la productivité industrielle dans les secteurs stratégiques – après la loi bipartisane sur les infrastructures et la loi « CHIPS » visant à sécuriser les chaînes d’approvisionnement des semi-conducteurs.

L’IRA ambitionne d’octroyer près de 400 milliards de dollars de financements publics pour développer les énergies propres et réduire les émissions de CO2. La majorité de ces nouvelles dépenses sera compensée par des mesures visant à augmenter les recettes gouvernementales, dont l’augmentation du taux d’impôt minimum sur les bénéfices des entreprises à 15% et une taxe de 1% sur les rachats d’actions que l’Administration Biden souhaite quadrupler à 4%. Les financements seront octroyés sous la forme d’incitants fiscaux, de subsides ou de garanties de prêts. La majorité des fonds sont destinés au secteur des énergies propres et aux entreprises qui recevront 216 milliards de dollars sous la forme de crédits d’impôt[2].

Ces financements sont toutefois liés à des conditions. Les entreprises ne seront éligibles que si elles satisfont aux exigences établies en matière de salaire, d’apprentissage et de production. Par exemple, pour avoir accès à l’intégralité des crédits à la consommation de véhicules électriques, les batteries doivent être fabriquées ou assemblées en Amérique du Nord et une part des minerais critiques incorporés dans cette batterie doivent être recyclés en Amérique du Nord ou extraits et traités dans un pays ayant un accord de libre-échange avec les Etats-Unis.

Un plan industriel pour le Green Deal

L’Union européenne s’est retrouvée prise au piège de la compétition entre les États-Unis et la Chine pour contrôler les chaînes d’approvisionnement des technologies vertes. La stratégie américaine de relocalisation risque en effet de stimuler la délocalisation des investisseurs européens aux États-Unis – d’autant que la hausse des prix de l’énergie augmente les coûts de production en Europe. Pour prévenir ce risque, la Commission européenne a proposé le 1er février 2023 un « plan industriel pour le Green Deal »[3]. Ce plan, présenté comme étant complémentaire au Green Deal européen et au plan « REPowerEU », a pour objectif de soutenir l’industrie européenne en réponse à l’IRA en vigueur aux États-Unis. Il repose sur quatre piliers.

Premièrement, la Commission propose l’instauration d’un cadre réglementaire prévisible et simplifié, à travers l’adoption d’une loi pour une industrie zéro émission (Net-Zero Industry Act) définissant des normes communes en matière de technologies vertes et des objectifs de capacité industrielle à l’horizon 2030, dans le but d’éviter que les dépendances stratégiques européennes ne mettent la réalisation du Green Deal en péril.

Deuxièmement, le plan vise un accès plus rapide aux financements, via la création d’un « Fonds européen de souveraineté » et l’introduction d’un « cadre temporaire de crise et de transition » pour assouplir encore davantage les règles en matière d’aides d’Etat (déjà assouplies depuis le début de la pandémie en 2020 puis après la guerre en Ukraine) et pour favoriser l’octroi par les États membres d’avantages fiscaux visant à attirer de nouveaux investissements dans les secteurs stratégiques « zéro émission ».

Le troisième pilier a pour objectif de renforcer les qualifications, à travers la formation des travailleurs dans les emplois verts et la facilitation des équivalences de qualifications entre États membres. Enfin, le quatrième pilier vise à assurer un approvisionnement sûr, durable et abordable des matières premières nécessaires à la transition écologique, en adoptant un règlement sur les matières premières critiques, en créant un « club des matières premières critiques » avec des pays partenaires et en continuant à développer un réseau d’accords de libre-échange pour faciliter le commerce avec ces pays.

Un changement de modèle économique

On peut se réjouir de voir les États-Unis et l’Union européenne enfin décidés à investir dans les technologies vertes et la transition énergétique. Les craintes exprimées au Forum de Davos de voir la mondialisation prétendument heureuse de ces dernières décennies laisser la place à une course au protectionnisme masque le fait que la mondialisation néolibérale a eu tendance à creuser les inégalités, à accentuer les émissions de gaz à effet de serre et à exacerber l’insécurité économique des plus vulnérables – nourrissant ainsi le désenchantement démocratique et la montée du national-populisme[4]. Les défis sociaux et écologiques imposent un changement de modèle économique qui ne pourra pas advenir sans politiques publiques volontaristes.

Les craintes que les politiques de subsides visant à relocaliser les industries, en violant les règles de l’OMC, remettent en cause la « mondialisation régulée » sonnent tout aussi creux. L’OMC s’est surtout appliquée à libéraliser et n’a pas eu à attendre le retour des politiques industrielles pour être paralysée, tant son Organe d’appel a outrepassé son rôle en interprétant les règles dans le but de réduire la marge d’action pourtant prévue pour que les États membres puissent se protéger contre le dumping[5]. L’OMC a besoin d’une profonde réforme pour adapter ses règles aux défis du 21ème siècle – notamment en matière de subsides et de mesures anti-dumping[6].

D’une part, les subsides industriels, bien que prohibés par l’accord de l’OMC sur les subsides et les mesures compensatoires (SCM), ont joué par le passé un rôle important dans les politiques industrielles et ont également un rôle majeur à jouer dans la transition écologique pour soutenir le développement des secteurs durables. C’est pourquoi un accord permettant les subsides cohérents avec les objectifs de développement durable devrait être adopté à l’OMC. D’autre part, il est tout à fait légitime pour un pays dont les secteurs stratégiques et les emplois sont menacés par la concurrence déloyale de partenaires commerciaux de se protéger par des mesures anti-dumping – d’où la nécessité de garantir davantage de marge d’action pour les mesures contre le dumping social ou environnemental. Une mesure simple consiste à exclure les mesures anti-dumping et de sauvegarde du champ d’action de l’Organe d’appel de l’OMC[7].

L’enjeu de la cohérence

En revanche, une faiblesse structurelle des plans des États-Unis et de l’Union européenne est qu’ils prétendent poursuivre simultanément les objectifs de la transition écologique, de la compétition géostratégique avec la Chine et de la création d’emplois de qualité pour soutenir les régions désindustrialisées. Or il ne suffit pas d’atteindre les objectifs climatiques et géopolitiques pour créer suffisamment d’emplois de qualité. La concentration des investissements dans les secteurs à haute intensité de capital et de main-d’œuvre très qualifiée peut même se révéler peu efficace en matière de création d’emplois – d’où l’importance de mener des politiques d’emplois ciblant les PME et les services comme l’éducation et la santé[8]. La compétition géopolitique entre les Occidentaux et la Chine risque par ailleurs de freiner la coopération multilatérale pourtant indispensable pour répondre efficacement aux enjeux du changement climatique, de la santé publique ou de l’évasion fiscale internationale.

Dans le cas spécifique de l’Union européenne, un risque supplémentaire est qu’une politique industrielle reposant essentiellement sur les aides d’Etat conduise à une fragmentation du marché européen en bénéficiant essentiellement aux pays qui en ont les moyens – l’Allemagne et la France ont ainsi concentré 80% des subsides octroyés par les États membres depuis le début de la guerre en Ukraine[9]. Cela pourrait favoriser les délocalisations entre États membres du marché unique et appauvrir les régions défavorisées. Pour y répondre, le plan de la Commission propose de nouveaux financements européens et la création d’un Fonds européen de souveraineté, mais la proposition s’appuie essentiellement sur la réaffectation de fonds existants et reste vague sur le mode de financement du nouveau Fonds. La mise en œuvre de taxes européennes sur les transactions financières ou les revenus du patrimoine des plus riches permettrait de mobiliser des recettes propres conséquentes pour alimenter un tel Fonds.

En outre, la stratégie consistant à multiplier les accords de libre-échange pour faciliter les approvisionnements en matières premières critiques pourrait entrer en contradiction avec l’objectif de relocalisation des industries stratégiques – qui pourraient empocher les subsides avant de délocaliser. L’Union européenne table sur son projet de mécanisme d’ajustement carbone aux frontières pour éviter ces fuites de carbone, mais elle devrait aussi adopter un « Buy Sustainable Act » pour soutenir le développement des entreprises durables via les commandes publiques, plutôt que pérenniser la stratégie actuelle qui consiste à ouvrir unilatéralement les marchés publics européens et à exiger ensuite la réciprocité aux partenaires commerciaux – alors que les États-Unis appliquent le Buy American Act depuis des années et que la Chine protège et soutient activement ses entreprises stratégiques[10].

Par conséquent, c’est moins du retour des politiques industrielles volontaristes que du manque d’ambition et de cohérence des mesures envisagées pour atteindre les différents objectifs de la transition écologique et sociale dont il faudrait s’inquiéter.

Arnaud Zacharie.

[1] International Energy Agency, « Energy Technology Perspectives 2023 », IEA, Janvier 2023.

[2] Mc Kinsey, « The Inflation Reduction Act: Here’s what’s in it », 24 octobre 2022.

[3] European Commission, « The Green Deal Industrial Plan: putting Europe’s net-zero industry in the lead », 1 février 2023.

[4] A. Zacharie, Mondialisation et national-populisme. La nouvelle grande transformation, LBDE/La Muette, 2020.

[5] P. Blustein, « China Inc. In the WTO Dock. Tales from a System under Fire », CIGI Papers, n°158, décembre 2017.

[6] A. Zacharie, Refonder le commerce mondial. Du libre-échange à l’échange durable, CAL, 2021.

[7] J. J. Schott et E. Jung, « The WTO’s Existantial Crisis: How to Salvage Its Ability to Settle Trade Disputes », PIIE Policy Brief 19-19, décembre 2019.

[8] Le Grand Continent, « L’émergence du paradigme productiviste, une conversation avec Dani Rodrik », 26 novembre 2022.

[9] D. Charanzovà, « More Money, more problems in EU answer to US green subsidies », The Observer, 31 janvier 2023.

[10] M. Dupré et S. Leré, Après le libre-échange. Quel commerce international face aux défis écologiques, Les Petits Matins/Fondation Nicolas Hulot/Institut Veblen, 2020, pp. 70-71.

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