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Billet de blog 11 avril 2024

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Pour une transition agroécologique juste

Plutôt que de faire des normes environnementales et sanitaires le bouc émissaire de la crise agricole, l’Union européenne devrait financer une transition agroécologique juste. Par Arnaud Zacharie.

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Les manifestations des agriculteurs européens illustrent la précarité d’un secteur soumis aux lois du marché européen et mondial. En position de faiblesse au sein des chaînes de production, mis en concurrence à l’échelle internationale et vulnérables aux conséquences des dérèglements climatiques, les agriculteurs sont victimes d’un système visant le prix le plus bas et ne permettant généralement pas une juste rémunération de leur travail.

Il est symptomatique de constater que la révolte agricole survient alors que les consommateurs sont victimes de la forte hausse des prix alimentaires. Cette hausse des prix profite essentiellement aux grandes entreprises de l’industrie alimentaire, aux négociants en matières premières agricoles et aux fonds spéculatifs[1]. Les profits des cinq plus grands négociants en matières premières agricoles ont ainsi triplé au cours des trois dernières années grâce à leur position de monopole[2].

Certes, le monde agricole est très diversifié et inégalitaire. Certains agriculteurs sont de grandes entreprises exportatrices utilisant des pesticides et des engrais chimiques, alors que d’autres sont des petits paysans utilisant des solutions naturelles et produisant pour les marchés locaux. Entre ces deux extrêmes, il existe une multitude de modèles agricoles. Il faut donc éviter de faire un amalgame en présentant l’agriculture comme un secteur uniforme. En revanche, ces différents types d’agriculteurs sont soumis aux mêmes règles du marché européen et mondial.

D’une PAC à l’autre

Au niveau de l’Union européenne, la Politique agricole commune (PAC) a été une des premières politiques européennes, prévue par le Traité de Rome en 1957 et entrée en vigueur en 1962. A l’époque, la Communauté économique européenne comptait six Etats membres et la PAC avait pour objectif de réguler les marchés et les prix via des stocks régulateurs et des tarifs extérieurs communs. En moins de deux décennies, la PAC a permis d’améliorer les rendements agricoles, d’assurer la souveraineté alimentaire européenne et de garantir des prix à la fois suffisamment rémunérateurs pour les agriculteurs et suffisamment abordables pour les consommateurs.

Ce modèle fut toutefois progressivement remis en cause à la suite du tournant néolibéral, de l’élargissement de l’Union européenne et de la création de l’Organisation mondiale du commerce[3]. A partir des années 1990, la PAC s’est retrouvée coulée dans les règles de l’accord sur l’agriculture de l’OMC et les mécanismes de régulation ont été progressivement abandonnés au profit d’aides directes à la production, puis de primes à l’hectare à partir de 2002. Les agriculteurs européens doivent désormais s’adapter à la volatilité des prix et à la concurrence internationale.

Lorsque les quotas sont abandonnés (comme sur le lait en 2015 puis sur le sucre en 2017), les agriculteurs cherchent à compenser la chute des prix par l’augmentation des rendements. Il en découle des excédents exportés à bas prix dans des pays en développement où les paysans sont victimes d’une concurrence déloyale. Par exemple, plus du tiers du lait consommé en Afrique de l’Ouest en 2021 était de la poudre de lait écrémé vendue 30% à 50% moins chère que le lait local et dont les deux tiers étaient importés de l’Union européenne[4].

Lors de la dernière réforme de la PAC, adoptée en 2021 et entrée en vigueur en 2023, le système des subsides liés au nombre d’hectares est maintenu et la répartition reste donc très inégalitaire – 20% des plus grandes exploitations agricoles bénéficiant de 80% des aides. Un quart du budget du premier pilier de la PAC doit toutefois être dépensé dans les éco-régimes, qui permettent de rémunérer les services environnementaux rendus par les agriculteurs. Un timide progrès écologique renforcé par l’adoption du volet agricole du Green Deal – la stratégie « De la ferme à la fourchette » prévoyant notamment une réduction de 50% des pesticides et 25% d’agriculture biologique à l’horizon 2030.

Haro sur le Green Deal !

Alors que les mesures agricoles du Green Deal n’ont pas encore été appliquées, ce sont elles qui sont les premières visées par les principaux syndicats agricoles relayés par les partis conservateurs et d’extrême droite, opportunément convertis en défenseurs du secteur. Après avoir prolongé l’autorisation du glyphosate pendant dix ans, la Commission européenne a proposé de prolonger la dérogation des jachères prévues par la PAC et d’abandonner le règlement pour un usage durable des pesticides qui avait déjà été enterré quelques semaines plus tôt par le Parlement européen. L’environnement est ainsi le bouc émissaire de la crise agricole, alors que les deux tiers des sols de l’Union européenne sont dégradés selon la Commission européenne elle-même.

En revanche, la Commission européenne n’a pas abandonné les négociations de l’accord de libre-échange entre l’UE et le Mercosur, pourtant dénoncé par l’ensemble du monde agricole européen comme le dernier avatar des accords de libre-échange le soumettant à une concurrence internationale exacerbée. Non seulement les firmes agro-alimentaires du Mercosur sont plus compétitives que les agriculteurs européens, mais ils ne sont en outre pas soumis aux mêmes normes environnementales. Le pire est que le Brésil est le principal importateur des pesticides interdits de vente en Europe pour leur toxicité, mais qui continuent d’être produits et exportés dans des pays qui les utilisent pour produire des aliments qui sont ensuite exportés vers l’Union européenne.

Une solution pour mettre fin à cette course au moins-disant environnemental et sanitaire est d’instaurer des « mesures miroirs », dans le but d’imposer une réciprocité des normes en pénalisant les importations de produits agricoles qui ne respectent pas les mêmes standards environnementaux et sanitaires[5]. Pour éviter d’être jugées protectionnistes et être cohérentes avec le développement durable, ces mesures doivent toutefois garantir un traitement spécial pour les pays en développement et reposer sur des normes internationalement reconnues dans le but de respecter des conventions multilatérales – comme l’accord de Paris sur le climat ou la convention sur la diversité biologique.

La souveraineté alimentaire et l’agroécologie

Il faut cesser de considérer les denrées agricoles comme des marchandises comme les autres. Si une partie du monde agricole européen est victime du libre-échange et de la concurrence déloyale, c’est le cas d’un nombre nettement plus important d’agriculteurs du Sud concurrencés notamment par les exportations européennes. L’Union européenne est le premier exportateur mondial de produits agricoles et enregistre un excédent commercial agricole de 60 milliards d’euros[6]. Les craintes légitimes exprimées par les agriculteurs européens appelés à être mis en concurrence avec l’agro-industrie brésilienne sont déjà une réalité pour des millions de paysans des pays en développement concurrencés par les exportations agricoles européennes. 80% des 735 millions de personnes qui souffrent de malnutrition dans le monde sont ainsi des agriculteurs ou des pêcheurs du Sud qui n’arrivent pas à vivre de leur production.

La réponse à la crise agricole doit garantir des prix suffisamment rémunérateurs aux agriculteurs du monde entier. On ne peut plus tolérer des prix inférieurs aux coûts de production locaux. Garantir la souveraineté alimentaire mondiale implique de renforcer la position des agriculteurs au sein des chaînes de valeur et de sortir l’agriculture du libre-échange mondialisé, en construisant des marchés agricoles régionaux permettant de réguler les prix via des stocks publics régulateurs et des tarifs extérieurs communs – comme c’était le cas de la première génération de la PAC.

Garantir des systèmes alimentaires durables implique de promouvoir une transition agroécologique pour sortir progressivement des énergies fossiles, des pesticides et des engrais chimiques – comme le visait la stratégie « De la ferme à la fourchette » avant qu’elle soit démantelée. Le monde agricole est à la fois pollueur, victime de la dégradation de l’environnement et protecteur de la nature. Il a donc tout intérêt à lutter contre les dérèglements climatiques et l’érosion de la biodiversité. Les agriculteurs devraient être justement rémunérés non seulement pour leur production agricole, mais aussi pour les services environnementaux essentiels qu’ils rendent, à travers la restauration de la nature, la protection de la biodiversité et l’entretien des puits de carbone.

Plutôt que de faire des normes environnementales et sanitaires le bouc émissaire de la crise agricole, l’Union européenne devrait financer une transition agroécologique juste.

Arnaud Zacharie. 

[1] O. Malay, « A qui profite la hausse des prix dans les supermarchés ? », Minerva, février 2024.

[2] V. Kiezebrink et M. Hietland, « Hunger for profits”, SOMO, 30 janvier 2024.

[3] M. Orange, « Politique agricole commune : une dérégulation continue et mortifère », Mediapart, 1 février 2024.

[4] F. Gadzallah, A.-F. Taisne, L. Arnaud et B. De Waegeneer, « Pour une PAC qui respecte aussi l’Afrique », La Libre Belgique, 13 février 2024.

[5] A. Ghijselings, « Des mesures miroirs pour la transition agricole », CNCD-11.11.11, février 2024.

[6] European Commission, « Opening statement by Executive Vice-President Valdis Dombrovskis at the meeting with the European Parliament AGRI Committee », 12 février 2024.

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