Le choc économique provoqué par la pandémie de Covid-19 a particulièrement affecté les pays en développement et la soutenabilité de leur dette. En avril 2020, le G20 a annoncé la suspension temporaire du service de la dette des pays à faible revenu, qui a été effective jusqu’à fin 2021 et a permis à 48 pays à faible revenu de bénéficier d’une suspension du paiement de 12,9 milliards de dollars de dettes entre mai 2020 et décembre 2021[1]. Cette initiative n’a toutefois pas suffisamment impliqué les créanciers privés et n’a consisté qu’à reporter la charge de la dette à plus tard. Par conséquent, près de 60% des pays à faible revenu étaient surendettés ou en situation de risque élevé de surendettement en 2022 selon le FMI[2].
Un cycle d’endettement insoutenable
Nombre de pays en développement s’étaient fortement endettés durant la décennie précédant la pandémie – en particulier auprès des créanciers privés et de la Chine. Entre 2011 et 2019, la dette publique de 65 pays en développement avait augmenté en moyenne de 18% du PIB et celle de l’Afrique subsaharienne de 27% du PIB[3]. La part des prêts des créanciers privés et de la Chine dans la dette publique totale des pays d’Afrique subsaharienne a presque triplé entre 2010 et 2019 – la part des créanciers privés passant de 8% à 24% et celle de la Chine de 6% à 16%[4]. Nombre de pays ont dépensé davantage que leurs moyens en enregistrant des déficits primaires pour financer des dépenses courantes plutôt que des investissements productifs à long terme. Tant que la conjoncture était favorable, les risques étaient masqués, mais les choses ont brutalement changé avec la pandémie puis avec la guerre en Ukraine. L’inflation galopante, l’augmentation des taux d’intérêt et le ralentissement économique rendent les pays à faible revenu extrêmement vulnérables.
Si la dette mondiale a atteint un niveau record en 2020 à la suite des interventions massives des Etats pour soutenir les économies confinées, c’est dans les économies avancées que l’accroissement de la dette a été le plus marqué. Les économies avancées et la Chine sont responsables de plus de 90% des 28 000 milliards de dollars de dette supplémentaire contractée en 2020[5]. Bien que les pays émergents (hors-Chine) et les pays à faible revenu ne sont responsables que d’une petite partie de l’augmentation de la dette mondiale, la chute de leur PIB a entraîné une hausse des ratios d’endettement qui ont atteint des sommets dans les pays émergents et des niveaux inconnus depuis l’initiative d’allègement de la dette du début des années 2000 dans les pays à faible revenu.
Contrairement aux pays développés, les pays en développement s’endettent majoritairement en devises étrangères et ne disposent pas de banques centrales ayant les moyens de créer la monnaie nécessaire pour payer leurs dettes extérieures. Leur vulnérabilité est encore accrue lorsque la dette extérieure en devises étrangères est détenue par des créanciers étrangers qui peuvent fuir à tout moment. Or la dette commerciale en devises des pays à faible revenu a triplé durant les cinq années précédant la pandémie, atteignant 200 milliards de dollars en 2019[6]. Le relèvement des taux d’intérêt aux Etats-Unis met fortement sous pression les pays en développement endettés en dollar et qui dépendent des capitaux étrangers pour équilibrer leur balance des paiements.
Un cadre multilatéral inefficace pour restructurer les dettes
En cas de défaut de paiement, il n’existe pas de cadre de restructuration de la dette suffisamment efficace et adapté aux défis sociaux et climatiques que ces pays doivent relever. En novembre 2020, le G20 a instauré un cadre commun de restructuration de la dette auquel seuls quelques pays ont eu recours (Tchad, Zambie, Somalie, Ethiopie) et qui n’est pas à la hauteur des enjeux. La restructuration de la dette des pays à faible revenu est devenue plus complexe car elle doit impliquer une multitude de créanciers privés et la Chine en plus des créanciers occidentaux, de la Banque mondiale et du FMI qui détenaient près de 90% de la dette des pays à faible revenu dans les années 2000. Entre 2006 et 2020, la part des euro-obligations vendues à des créanciers privés est passée de 3% à 11% de la dette totale des pays à faible revenu et la part des créances de la Chine est passée de 2% à 18%[7].
L’instauration d’un mécanisme multilatéral de restructuration de la dette, sur base des principes définis dans la résolution adoptée en septembre 2015 par l’Assemblée générale des Nations Unies[8], permettrait aux Etats en défaut de paiement de négocier dans un cadre équitable et transparent des accords de restructuration de leur dette qui s’imposent à tous les créanciers et qui empêchent les pratiques de passagers clandestins des « fonds vautours » qui cherchent à tirer profit de la situation[9]. Mais un tel mécanisme multilatéral, proposé depuis le début des années 2000, n’a toujours pas vu le jour.
Alors que le service de la dette des pays à faible revenu représente en moyenne les deux tiers de leurs budgets cumulés d’éducation et de santé, ces pays ne disposent pas de la marge d’action budgétaire suffisante pour financer des plans de relance ni pour investir dans la transition écologique. Les pays à revenu intermédiaire sont également fortement endettés et vulnérables au durcissement de la politique monétaire des Etats-Unis et à la détérioration de la conjoncture internationale. Par conséquent, non seulement les économies en développement sont condamnées à se redresser plus lentement que les économies développées, avec pour effet d’accroître les inégalités Nord-Sud, mais elles manquent en outre de moyens pour faire face au défi climatique.
Or les conséquences pour le climat pourraient se révéler désastreuses, car comme le souligne François Gemenne, « les politiques climatiques qui sont menées aujourd’hui dans des pays comme l’Inde, le Nigeria, l’Egypte, le Mexique ou l’Indonésie, c’est-à-dire dans des pays qui pourraient être amenés à devenir de grands émetteurs d’ici à 2050, sont absolument cruciales »[10]. Autrement dit, la décarbonation de l’économie mondiale ne sera pas possible si elle ne concerne que les pays riches qui en ont les moyens. Or selon l’AIE, si les pays industrialisés de l'OCDE ont planifié 373 milliards de dollars de dépenses publiques dans les énergies propres d'ici 2023, soit un montant proche des dépenses nécessaires à court terme pour respecter la trajectoire menant à la neutralité carbone en 2050, les pays en développement n’ont alloué que 52 milliards de dollars d’ici 2023, soit seulement le quart des dépenses nécessaires à court terme pour être en phase avec l’objectif de « zéro émission nette » au milieu du siècle[11].
Echanger les dettes insoutenables contre des investissements durables
Pour être en mesure de décarboner leurs économies et d’atteindre les Objectifs de développement durable des Nations Unies, les pays en développement ont besoin d’une initiative multilatérale permettant de restructurer les dettes publiques insoutenables et de les convertir en investissements verts[12]. Concrètement, il s’agirait d’échanger les dettes insoutenables contre de nouvelles obligations vertes dans le cadre d’un mécanisme multilatéral s’imposant à tous les créanciers. En contrepartie d’une réduction significative du stock de la dette, les pays en développement devraient s’engager à utiliser les fonds libérés pour financer des politiques alignées sur les objectifs de l’accord de Paris sur le climat et de l’Agenda 2030 des Nations Unies pour le développement durable.
Une telle mesure permettrait à la fois d’éviter des défauts de paiement désordonnés et de garantir aux pays en développement une marge d’action suffisante pour financer les objectifs climatiques et de développement durable.
Arnaud Zacharie.
[1] https://www.worldbank.org/en/topic/debt/brief/covid-19-debt-service-suspension-initiative
[2] Chabert G., Cerisola M. et Hakura D., « Restructuring Debt of Poorer Nations Requires More Efficient Coordination », Blog du FMI, 7 avril 2022.
[3] Estevao M. et Essl S., « When the debt crises hit, don’t simply blame the pandemic », Blog de la Banque mondiale, 28 juin 2022.
[4] Loc. Cit.
[5] Gaspar V., Medas P. et Perrelli R., « La dette mondiale atteint un niveau record de 226 000 milliards de dolars », Blog du FMI, 15 décembre 2021.
[6] FMI, « Global Financial Stability Report: Lower for Longer », octobre 2019.
[7] Chabert G., Cerisola M. et Hakura D., « Restructuring Debt of Poorer Nations Requires More Efficient Coordination », Blog du FMI, 7 avril 2022.
[8] Résolution A/69/L.84 de l’Assemblée générale de l’ONU adoptée le 10 septembre 2015.
[9] A. Zacharie, « Fonds vautours : contrer la stratégie du passager clandestin », La Revue internationale et stratégique, IRIS Editions, novembre 2017.
[10] Gemenne F., L’écologie n’est pas un consensus. Dépasser l’indignation, Fayard, 2022, p. 37.
[11] IEA’s Sustainable Recovery Tracker : https://www.iea.org/reports/sustainable-recovery-tracker/tracking-sustainable-recoveries
[12] Volz U., Akhtar S., Gallagher K. P., Griffith-Jones S., Haas J., « Debt Relief for a Green and Inclusive Recovery. A Proposal », Heinrich Böll Stiftung/Global Development Policy Center/Center for Sustainable Finance, novembre 2020.