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Billet de blog 17 mars 2022

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Guerre en Ukraine et crise alimentaire mondiale : quelle réponse de l’Europe?

De nombreux pays du Moyen-Orient et d’Afrique dépendent de l’Ukraine mais aussi de la Russie pour assurer leurs besoins alimentaires. Si le conflit perdure, une crise alimentaire très grave est à craindre au niveau mondial. Que peut faire l’Europe ? Par Amaury Ghijselings.

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L’invasion de l’Ukraine par la Russie a des impacts dans de nombreux domaines. Au cœur de l’attention médiatique, l'approvisionnement énergétique et l’accueil des personnes en demande de protection. Les questions alimentaires commencent elles aussi à se faire une place au premier rang des préoccupations. L’aide alimentaire pour les réfugiés ukrainiens est un défi majeur mais les problèmes logistiques pour assurer les exportations céréalières, les baisses de production actuelles et à venir, ou encore l’envolée des prix mondiaux font craindre un nouvel épisode de crise alimentaire mondiale aussi important que celui de 2008[1].

Chaque année via son rapport sur l’état de la sécurité alimentaire dans le monde, la FAO épingle la guerre comme étant la première cause de la faim. L’invasion de l’Ukraine s’ajoute donc à la liste des conflits faisant croître le nombre de personnes sous-alimentées. Selon la FAO, cette guerre amènera 8 à 13 millions de personnes supplémentaires à s’additionner aux 811 millions de personnes touchées par la faim actuellement dans le monde[2]. Des chiffres qui ne font qu’augmenter depuis 2014 et dont la courbe ascendante a été fortement accentuée par la pandémie de la Covid-19.

L’Ukraine et la Russie occupent tous deux une place majeure au niveau de la production et des exportations des produits agricoles de base. Sur le marché des céréales, l’Ukraine et la Russie sont tout deux dans le top 3 au classement des plus grands exportateurs mondiaux[3]. En 2018, l'Ukraine était le cinquième producteur mondial de maïs, le troisième producteur de sarrasin, le premier producteur de tournesol. La moitié de l’huile de tournesol vendue sur les marchés internationaux provient de l’Ukraine[4]. Mais la denrée qui inquiète le plus les marchés est le blé.  L’Ukraine n’est que le huitième producteur mondial de blé, mais elle en assure 12% des exportations. 12% c’est aussi le chiffre de la baisse à venir des exportations de blé estimé par le département américain de l’agriculture[5]. A noter que la majorité de la production de blé se situe au sud-est du pays, dans les régions où l’invasion russe est la plus poussée jusqu’à présent. Les deux régions indépendantistes de Louhansk et du Donetsk sont responsables de 8% de la production du pays. Si on ajoute la part de la Russie, on atteint 30% des exportations mondiales de blé qui sont menacées par la guerre.

Baisse des exportations, péril sur la production et hausse des prix 

La guerre occasionne la fermeture, voire la destruction des principaux ports du pays (Odessa et Marioupol) et même lorsqu'ils ne sont pas fermés, la sécurité n’est pas assurée et donc les compagnies maritimes censées transporter les céréales et l’huile alimentaire d’Ukraine ne peuvent opérer[6]. Autre inquiétude, le futur de la production dans ce pays. De nombreux agriculteurs auront fait le choix de l’exil ou celui des armes, d’autres auront sans doute fait le choix de rester et de semer, mais l’évolution de la guerre permettra-t-elle de récolter le blé cet été ? Du côté de la Russie, les sanctions ne touchent pas directement les denrées alimentaires mais les exportations sont bel et bien ralenties indirectement par les sanctions qui touchent l’industrie financière qui soutien les entreprises de matières premières du pays[7].

L’articulation entre les problèmes de transports, les sanctions économiques qui touchent la Russie et les perspectives de chute de la production affole les marchés des matières premières agricoles. La spéculation financière vient exacerber cette flambée des prix sur les marchés des matières premières agricoles. Le 7 mars 2022, la tonne de blé a atteint le record historique de 422,50€ la tonne sur Euronext. C’est deux fois et demie le cours de 2020. En parallèle, l’explosion des prix du gaz entraîne l’augmentation du prix des engrais azotés. Leurs prix ont triplé depuis janvier 2022, ce qui entraîne une hausse des prix des denrées alimentaires. Aux problèmes de transport et de baisse de la production à venir s’ajoute donc celui de l'explosion du prix des intrants agricoles. Le pire est donc encore très probablement à venir.     

Risque de crises alimentaires dans les pays en développement.

Jusqu’à la guerre, 40% des exportations ukrainiennes de blé et de maïs étaient dirigées vers le Moyen-Orient et l’Afrique. Parmi les principaux importateurs de blé dont les prix ont dépassé les sommets atteints avant la crise de 2008, se trouvent l'Égypte, l’Indonésie, les Philippines, la Turquie ou encore la Tunisie[8]. Le Liban n’apparaît pas dans le top 10 des importateurs, mais 90% de ses besoins domestiques sont assurés par l’Ukraine. Dans les médias, le ministre de l’Agriculture français rappelait que les pays méditerranéens avaient dû affronter une sécheresse importante cette année, ce qui renforce d’autant plus les risques de crise alimentaire dans les mois à venir pour cette région[9]. En effet, de nombreux pays d’Afrique rencontrent des difficultés chaque année aux périodes de soudure (période avant les récoltes où les réserves de grains de la récole précédente viennent à manquer). A la suite de la sécheresse qu’a connue la corne de l’Afrique en 2021, la FAO tirait déjà la sonnette d’alarme en janvier 2022, annonçant une crise alimentaire au monde pour le mois de mai 2022[10]. Elle a alerté sur les risques de famine dans 26 pays en développement qui dépendent à plus de 50% de l’Ukraine et de la Russie pour les importations de blé[11].

Même craintes du côté du FIDA (Fonds international de développement agricole) et du PAM (Programme alimentaire mondial). Le FIDA souligne l’impact des prix sur la sécurité alimentaire mondiale mais ajoute que ces envolées de prix vont également créer et exacerber des tensions géopolitiques[12]. Rappelons qu’en 2011, une envolée comparable des prix alimentaires fut une des causes à l’origine des révolutions dans le monde arabe. Le PAM annonce que des millions de personnes dans les pays en développement risquent la famine à cause de ce conflit. Début mars, son directeur, David Beasley déclarait : “Les balles et les bombes en Ukraine pourraient amener la crise alimentaire mondiale à des niveaux pires que tout ce que nous avons vu précédemment"[13].

L'agence onusienne dépend elle aussi de la production céréalière des deux pays au cœur du conflit et en subit les prix historiques[14]. En 2021, le PAM s’était procuré 789 000 tonnes de blé venant d'Ukraine[15]. Aujourd’hui, c’est pour assurer une aide alimentaire aux réfugiés venant de ce pays que le PAM lance un appel afin de soulever des fonds d’urgence (570 millions de dollars US). Les besoins humanitaires liés à l’exode ukrainien vont également affecter les capacités du PAM à être à la hauteur pour gérer les autres situations d’urgence dans le monde. Ce ne sont donc pas seulement les pays dépendants des exportations venant d’Ukraine qui sont menacés de crise alimentaire, mais aussi les pays actuellement dépendants de programmes d’aide alimentaire qui ont à craindre une guerre longue.

Revoir le Green deal européen pour nourrir le monde ?

Cela fait des mois que les groupes d’intérêts de l’agro-industrie tentent de torpiller le Green Deal européen et plus particulièrement la stratégie Farm to Fork (de la ferme à la fourchette), qui prévoit la réduction de l’usage des pesticides et des engrais chimiques et la croissance des surfaces agricoles en bio[16]. La guerre en Ukraine est l’occasion pour eux de revenir à la charge. Dans un communiqué de presse, la Copa-Cogeca énonçait diplomatiquement : “[...] comme les faits actuels le prouvent clairement, la sécurité alimentaire est hautement stratégique et toujours d’actualité. Un changement de paradigme est nécessaire dans la façon dont Bruxelles pense l'agriculture, en commençant par les objectifs fixés dans le cadre de Farm to Fork[17]

Le commissaire européen à l’Agriculture évoquait lui-même cette révision lors d’une rencontre avec les ministres européens. Le CNCD-11.11.11 s’est associé avec des organisations belges et européennes pour adresser un courrier d’interpellation à ce dernier ainsi qu’à d'autres responsables européens dont la Présidente de la Commission Ursula von der Leyen, afin de défendre les ambitions de la stratégie Farm to Fork. En réponse à la déclaration du Commissaire à l’agriculture, les signataires déclarent : “Nous croyons que c’est l’inverse qui est juste : la crise en Ukraine est un rappel supplémentaire de la nécessité d’implémenter le Green Deal et les stratégies Farm to Fork et biodiversité”.

La transition du système agricole européen vers un modèle plus durable permettra en effet de réduire notre dépendance aux engrais synthétiques et donc au gaz russe. Mais c’est aussi une manière d’assurer la sécurité alimentaire des générations futures. Nous évoquions la guerre comme première cause de la faim dans le monde, notons que le dérèglement climatique en est la deuxième. Sacrifier la transition agro-écologique en prétextant que l'Europe doit augmenter sa production pour se substituer aux exportations du grenier de l’Europe est une aberration.

Quelles marges de manœuvre en Europe ?

Évidemment, la question de l’approvisionnement des pays en développement en céréales et oléagineux doit être une priorité européenne, mais d’autres leviers existent. En premier lieu, revoir les priorités en termes de choix des cultures. Dédier des millions d’hectares de terres cultivables européennes à produire des agrocarburants de première génération est un autre choix à revoir[18]. Enfin, bien qu’il importe de produire des protéines végétales en Europe pour ne pas devoir les importer d’ailleurs, les formes d’élevage intensifs doivent décroître. Faire transiter les élevages intensifs vers des élevages extensifs (en prairie) et diminuer la consommation de viande en Europe est un levier incontournable si l’Europe veut basculer d’une région nette importatrice de calories alimentaires à une région auto-suffisante.

Du côté de la solidarité internationale, les chercheurs et chercheuses de l’IDDRI épinglent quelques actions possibles au niveau européen, mais cela doit également inspirer la Belgique[19]. Premièrement, soutenir les dispositifs d’appui à la sécurité alimentaire du PAM. Pour ce faire, l’UE peut se servir de la réserve de solidarité et d’urgence prévue par le cadre financier pluriannuel (1,2 milliard d’euros utilisables à hauteur de 35 % pour les pays tiers). Deuxièmement, appuyer les pays fragilisés par cette crise pour qu’ils puissent débloquer leurs stocks stratégiques. Le recours à ces derniers est en effet strictement encadré par les règles de l’OMC mais peuvent être utilisés via des exceptions. Enfin, les auteurs rappellent que les pays européens peuvent augmenter leur aide bilatérale pour ces pays via des transferts monétaires ou d’aliments.

Pour conclure, parallèlement aux choix de cultures et à l’aide internationale, les choix en matière de politiques économiques et agricoles jouent un rôle tout aussi important. En réaction à la crise actuelle, la Via Campesina appelle à renouer avec de véritables politiques de régulations. Citons, par exemple, l’interdiction de la spéculation sur les marchés financiers des produits alimentaires et la création de réserves alimentaires stratégiques dans chaque pays européen[20].

Les revendications ne sont pas nouvelles. Elles se fondent sur une approche à long terme de la sécurité alimentaire et sur des principes de solidarité et d’écologie. A nos dirigeants de se rappeler que l’urgence à court terme est souvent mauvaise conseillère et que, plus que jamais, il est nécessaire de prendre la mesure des enjeux structurels pour éviter une nouvelle crise alimentaire mondiale tout en prévenant les suivantes.

[1] La montée des prix des denrées agricoles entre 2007 et 2008 a causé une hausse historique du nombre de personnes sous-alimentées. Le milliard de personnes sous-alimentées a été dépassé en 2019 des suites de cette crise. Des émeutes de la faim ont éclaté dans de nombreux pays du Sud, principalement en Afrique.

[2] FAO, The importance of Ukraine and the Russian Federation for global agricultural markets and the risks associated with the current conflict, 2022

[3] Ibidem

[4] Gilles Luneau, Guerre ou paix agricole, 3 mars 2022

[5] Chuck Abbott, War to cut Ukraine and Russia wheat exports by 12%, 3 mars 2022

[6] Olivier Chicheportiche, La guerre en Ukraine fait craindre une crise alimentaire majeure, 8 mars 2022

[7] Christina Lu et alii, Forget Oil. Putin’s war is wrecking the wheat market. 2 mars 2022

[8] Observatory of Economic Complexity. Données du 12 mars 2022

[9] Olivier Chicheportiche, ibid.

[10] FAO, Corne de l’Afrique : plus de 25 millions de personnes en situation d’insécurité alimentaire très aiguë d’ici à la mi-2022, 17 janvier 2022

[11] FAO, The importance of Ukraine and the Russian Federation for global agricultural markets and the risks associated with the current conflict, 2022

[12] Gilbert F. Houngbo, The impact of conflict in Ukraine on global food security, 3 mars 2022.

[13] PAM, WFP ramps up food operation for Ukraine and warns the world's hungry cannot afford another conflict, 4 mars 2022

[14] PAM, Le PAM intensifie sa réponse alors que les voisins de l'Ukraine accueillent des réfugiés, 3 mars 2022

[15] Marie Woolf, Guerre en Ukraine: répercussions sur la sécurité alimentaire mondiale, dit le PAM, 9 mars 2022

[16] CEO, Leak: industrial farm lobbies’ coordinated attack on Farm to Fork targets,

 12 octobre 2021

[17] Copa-Cogeca, L'Europe doit doter son agriculture d’un bouclier alimentaire pour faire face aux conséquences de deux crises majeures : la guerre en Ukraine et le changement climatique, 06 mars 2022

[18] Avis du conseil consultatif sur la cohérence des politiques en faveur du développement. Les politiques belge et européenne en matière d’agrocarburants, 8 mars 2019

[19] IDDRI, Guerre en Ukraine : quelles implications pour l’Europe face aux enjeux de sécurité alimentaire ?, 9 mars 2022

[20] EUROVIA, L'Europe a besoin de plus d'agriculteurs : une perspective paysanne sur les conséquences de la guerre Ukrainienne pour la souveraineté alimentaire européenne et les responsabilités de l'Union Européenne, 9 mars 2022

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