Suivre les politiques européennes agricoles n’est pas chose aisée ni forcément attrayante, avouons-le. Pourtant, ce sont elles qui déterminent en grande partie le contenu de nos assiettes, nos paysages, les revenus des agriculteurs et agricultrices, ou encore l’impact des systèmes alimentaires sur le climat et la biodiversité. Il fut un temps ou la Politique agricole commune (PAC) cristallisait à elle seule ces enjeux. Les périodes de révision de cette dernière – tous les sept ans – est le marronnier de celles et ceux qui s’intéressent aux politiques agricoles. Depuis la mise en place du Pacte vert européen, la situation change et c’est une bonne chose.
Du Pacte vert à la stratégie « De la ferme à la table »
Les élections européennes de 2019 ont été marquées par un contexte de mobilisations citoyennes historiques en faveur du climat et d’une forte progression des partis écologistes. La première mesure phare de la nouvelle Présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen (PPE), fut de lancer le Pacte vert européen qui, comme son nom l'indique, vise à accélérer la transition écologique sur le vieux continent. Le Pacte vert est un projet dont la mise en œuvre passe par l’élaboration de stratégies, elles-mêmes devant être concrétisées par l’adoption de textes législatifs européens (directives et règlements). Du côté de l’agriculture, la stratégie la plus importante est baptisée “De la ferme à la table” (Farm to Fork ou F2F en anglais)[1].
Cette stratégie adoptée en mai 2020 est une petite révolution. Car au-delà des débats sur leurs niveaux d’ambition, c’est la première fois que l’UE se dote d’objectifs chiffrés en matière de transition des systèmes alimentaires. Retenons parmi les cibles à atteindre pour 2030 : une réduction de 50% des pesticides, de 20% des engrais chimiques et un cap d’un quart de surfaces agricoles dédiées à l’agriculture « bio »[2]. Cependant, ce qui n’était pas clair en 2020, c’est comment la Commission comptait s’y prendre pour atteindre ces objectifs.
Une PAC anachronique
La Politique agricole commune est le plus important budget de l’UE, représentant un tiers des dépenses de l’Union. Autant dire que les directions prises par la PAC ont une incidence notable. Pour rester dans l’air du temps, la PAC connaît des réformes tous les sept ans, la dernière ayant été bouclée en juillet 2021. De nombreuses voix de la société civile se sont fait entendre pour dénoncer une réforme insuffisante de cette PAC. En effet, la proposition qui émane toujours de la Commission datait de la Commission précédente, celle dirigée par Jean-Claude Juncker, autrement dit avant la mise en place du Pacte vert[3]. A la fin d’un long et intense trilogue – étape de négociation entre la Commission, le Parlement et le Conseil européen –, la « nouvelle » PAC laisse un goût de trop peu, tant elle entre en contradiction avec les objectifs du Pacte, mais aussi de l’Accord de Paris sur le climat et de l’Agenda 2030 des Objectifs de développement durable des Nations Unies.
Bien qu’innovante d’un point de vue environnemental avec la mise en place du système des éco-régimes (des sources de financement liées à l’adoption de pratiques écologiques) et la liberté laissée aux Etats membres d’adapter certaines dispositions à leur contexte national, cette nouvelle PAC n’est pas à la hauteur de l’urgence environnementale et encore moins des problèmes sociaux du secteur agricole[4].
Pas de virage écologique sans revenus décents !
De plus, ce qui manque cruellement dans la PAC est la prise en compte du lien entre les défis environnementaux et sociaux. Car, bien que le virage écologique de la PAC ne soit pas suffisamment ambitieux pour assurer une urgente et nécessaire réduction des gaz à effet de serre dans le secteur agricole[5], la quantité de fonds alloués pour la transition et les conditions pour y accéder ne sont pas adéquats. Espérer que les agriculteurs changent leurs pratiques alors que le budget total de la PAC diminue, qui plus est dans une période d'inflation, et qu’en parallèle nulle disposition n’est à la hauteur pour leur assurer des prix justes, est l’illustration parfaite d’un projet de transition qui n’intègre pas la dimension “juste”.
Rappelons qu’en Belgique, le revenu d’un agriculteur n’atteint que 65% du revenu moyen[6]. Une transition “juste” dans le monde agricole, cela commence par assurer aux bénéficiaires de la PAC que des pratiques amendées au profit de l'environnement rimeront avec une augmentation des revenus et non pas l’inverse. Sans cela, la PAC n’atteindra pas ses objectifs environnementaux.
La Fugea, syndicat agricole belge membre de la Via Campesina, nous rapporte que certains de ses membres pensent à se passer du soutien financier de la PAC. La communication tardive, l’ultra-complexification, la baisse générale du budget et la perte de certaines aides les poussent non pas à changer de pratiques mais à se tourner vers d’autres sources de financement, comme les contrats proposés par la filière de biométhanisation. Ces contrats juteux, largement supérieurs aux aides de la PAC, peuvent permettre aux exploitations agricoles de se passer de certains subsides de la PAC (par exemple les éco-régimes). Et les pratiques agricoles dans ce secteur sont peu respectueuses de l'environnement et accentuent la pression sur les terres agricoles[7]. Cumulés avec d’autres contrats de l’agro-industrie (par exemple pour la production de pommes de terre) et une intensification des pratiques, ces moyens pourraient permettre à certaines fermes de se passer complètement de la PAC et dès lors ne plus devoir suivre les conditionnalités environnementales.
Une transition sous influence des lobbies agroindustriels
La stratégie F2F a pour ambition de “bâtir une filière alimentaire qui convienne aux consommateurs, aux producteurs, au climat et à l’environnement”. La stratégie projette même de jouer un rôle de moteur pour la transition au niveau mondial et lors de son lancement, la Commission a même affirmé que les politiques européennes dans les domaines du commerce et de la coopération devraient contribuer à l’atteinte de ces objectifs[8].
Dès lors, il faut comprendre que la matérialisation de la stratégie F2F passe par le suivi et la révision de la législation européenne existante autant que par l’adoption de dizaines de nouveaux règlements.
Parmi les mesures européennes à l’agenda se trouve la révision de la directive relative à l’utilisation durable des pesticides (« SUD », selon l’acronyme anglais). Cette dernière aurait dû être adoptée en 2022, mais le lobby agro-industriel est parvenu à exploiter le contexte de la guerre en Ukraine pour retarder le processus en agitant les risques que feraient peser les objectifs environnementaux sur la productivité et donc sur la sécurité alimentaire de l’UE et des pays en développement[9]. Des Etats membres convaincus par cette rhétorique ont exigé une nouvelle étude d’impact avant de valider cette nouvelle directive qui vise à concrétiser de façon contraignante l'objectif de réduction de moitié de l’utilisation et des risques des pesticides chimiques en Europe d’ici 2030[10]. Cependant, le Parlement européen, poussé par le succès de l’initiative citoyenne « Sauvez les abeilles et les agriculteurs », pourrait mener une contre-offensive et proposer des amendements en vue d’augmenter les objectifs de réduction[11].
La stratégie F2F semble parfois avoir deux visages, car l’agro-industrie réussit à s’appuyer sur elle pour faire passer ses intérêts en les justifiant comme étant des mesures écologiques. C’est le cas par exemple de la potentielle libéralisation des produits alimentaires issus de nouvelles techniques de génomique (nouveaux OGM) : la Commission affirme déjà que ces produits ont du potentiel et que “leurs applications ont pour but de contribuer aux objectifs de la politique environnementale phare de l’UE, le Pacte vert pour l’Europe”[12]. Les études d'impact se succèdent dans ce dossier et le risque est réel que d’ici la fin de la législature, l’UE décide d’autoriser ces nouveaux OGM en les présentant comme une mesure en faveur de la transition agroalimentaire.
Un futur cadre horizontal pour les systèmes alimentaires durables
En vue d'ordonnancer la mise en œuvre de la stratégie F2F, la Commission a proposé d’adopter un cadre législatif horizontal pour des systèmes alimentaires durables (Framework for Sustainable Food Systems – FSFS). Le FSFS cherchera à augmenter la durabilité de nos systèmes alimentaires en jouant autant sur l’offre que sur la demande. Il s’agira de définir des exigences minimales en matière de durabilité au niveau de la production, d’établir un cadre harmonisé pour l’étiquetage de durabilité des produits alimentaires et d’imposer des critères minimaux applicables aux marchés publics de denrées alimentaires[13].
La Commission prévoit de publier sa proposition d’ici la fin de l’année 2023 et cette loi cadre pourrait donc voir le jour en début de prochaine législature. Mais avant cela, il faudra encore s’entendre sur une définition de “système alimentaire durable”, sur les critères à prendre en compte pour l’étiquetage, sur le caractère volontaire ou obligatoire des mesures d’étiquetage, sur un calendrier de mise en œuvre et bien sûr sur les liens à faire entre une telle loi cadre et la politique agricole commune[14].
Des impacts positifs dans les pays du Sud
La transition des systèmes alimentaires européens aura aussi un impact positif dans les pays du Sud car leurs externalités négatives dépassent nos frontières. Tout d’abord, la transition agricole permettra de réduire les gaz à effet de serre (GES) de l’UE dont les impacts se font ressentir davantage dans les pays du Sud. L’agriculture est actuellement un des secteurs les moins performants en matière de réduction de ses GES. Ils n’ont baissé que de 2% entre 2005 et 2021[15].
Ensuite, contrairement aux idées reçues, l’UE dépend du reste du monde pour se nourrir. 11% des calories et 26% des protéines consommées en Europe proviennent des importations[16]. Or, ces denrées alimentaires importées sont majoritairement produites par des systèmes de monocultures, fortement dépendantes d’engrais et de pesticides chimiques. De plus, ces filières vouées à l’exportation riment souvent avec accaparement de terres et de l’eau.
Dès lors, la stratégie F2F et le FSFS peuvent être les moteurs d’une diminution des GES et d’une relocalisation de la production. Deux évolutions qui bénéficieront tant aux pays du Sud qu’à l’UE.
Toute la population est concernée
Le FSFS nécessite toute l’attention de la société civile. Un cadre ambitieux permettrait de rendre inévitable une réforme en profondeur de la politique agricole commune afin qu’elle contribue pleinement à la transition juste[17]. Cette initiative qui envisage enfin l’agriculture de façon systémique bouscule les rapports de pouvoir. Si elle voit le jour, les citoyens auront davantage leur mot à dire sur l’élaboration des politiques agricoles. Ces politiques ont des impacts directs sur la santé publique, sur la qualité de l'environnement, sur les revenus des agriculteurs et agricultrices et les prix pour les consommateurs et consommatrices. Elles concernent donc l’ensemble de la population. Dès lors, à nous d’agir pour obtenir un FSFS qui améliore la cohérence et démocratise les politiques agro-alimentaires en Europe.
Amaury Ghijselings.
[1] Commission européenne, Une stratégie "De la ferme à la table", 20 mai 2020 https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?qid=1590404602495&uri=CELEX:52020DC0381
[2] EIT Food, What is the role of the Farm to Fork Strategy in achieving zero emissions? 21 septembre 2020 https://www.eitfood.eu/blog/what-is-the-role-of-the-farm-to-fork-strategy-in-achieving-zero-emissions
[3] Amaury Ghijselings, Une nouvelle réforme de la PAC incohérente avec le Green Deal européen, 22 octobre 2020 https://www.cncd.be/nouvelle-reforme-pac-politique-agricole-commune-europe-incoherence-green-deal
[4]Amaury Ghijselings, Fumée blanche pour la nouvelle PAC, 6 juillet 2021 https://www.cncd.be/Fumee-blanche-pour-la-nouvelle-PAC
[5] Les émissions du secteur agricole européen sont restées stables depuis 2005 alors qu’elles baissent de façon constante dans les autres secteurs. Lire : EEA Report, Trends and projections in Europe 2022, 6 octobre 2022 https://www.eea.europa.eu/publications/trends-and-projections-in-europe-2022
[6] Etat de l’agriculture, 2 décembre 2022 https://etat-agriculture.wallonie.be/contents/indicatorsheets/EAW-A_I_c_5.html#
[7] Fugea, Biométhanisation, la FUGEA demande un cadre clair pour éviter les dérives, 22 novembre 2022
https://www.fugea.be/biomethanisation-la-fugea-demande-un-cadre-clair-pour-eviter-les-derives/
[8] voir point 4 de Commission européenne, ibid https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?qid=1590404602495&uri=CELEX:52020DC0381
[9] CEO, Agribusiness lobby against EU Farm to Fork strategy amplified by Ukraine war, 17 mars 2022 https://corporateeurope.org/en/2022/03/agribusiness-lobby-against-eu-farm-fork-strategy-amplified-ukraine-war
[10] Euractiv, Les projets de la Commission pour réduire l’utilisation des pesticides critiqués par les États membres, 28 septembre 2022 https://www.euractiv.fr/section/agriculture-alimentation/news/les-projets-de-la-commission-pour-reduire-lutilisation-des-pesticides-critiques-par-les-etats-membres/
[11]Euractiv, LEAK : le Parlement européen fera pression pour un objectif de réduction des pesticides de 80% https://www.euractiv.fr/section/developpement-durable/news/leak-le-parlement-europeen-fera-pression-pour-un-objectif-de-reduction-des-pesticides-de-80/
[12] Euractiv, Bruxelles ravive la flamme de l’édition génétique sur fond de développement durable, 30 avril 2021 https://www.euractiv.fr/section/all/news/commission-reopens-gene-editings-box-amid-sustainability-claims/?_ga=2.6400370.1527941926.1669369035-271140378.1669027646
[13] Commission européenne, Durabilité du système alimentaire de l’Union – Nouvelle initiative
[14] Contexte agro, Document - Loi-cadre pour des systèmes alimentaires durables : la Commission se prépare à réguler tous les maillons de la chaîne, 7 mars 2023
[15] EEA, Greenhouse gas emissions from agriculture in Europe, 2022 https://www.eea.europa.eu/ims/greenhouse-gas-emissions-from-agriculture
[16] Pierre-Marie Aubert et al., Vers une transition juste des systèmes alimentaires, enjeux et leviers politiques pour la France, IDDRI, 2021 https://www.iddri.org/fr/publications-et-evenements/etude/une-europe-agroecologique-lhorizon-2050-quel-impact-sur
[17] Think 2030, Towards a Transformative Sustainable Food System Legislative Framework, 2022