Face aux abus, légiférer est nécessaire
Faute de cadres juridiques clairs et contraignants, de nombreuses entreprises à travers le monde tirent profit de l’exploitation des personnes et de l’environnement[1] : accaparement de terres dans le secteur minier, exportation de pesticides dangereux, répression des syndicats, revenus invivables pour les agriculteurs, travail des enfants, etc. De nombreuses situations d’abus des droits humains, d’exploitation des travailleurs et d’atteintes à l’environnement impliquant des entreprises sont ainsi répertoriées chaque année à travers le monde, en particulier dans les pays du Sud. Et les consommateurs peuvent acheter à leur insu des smartphones comportant des minerais issus de zones de conflits, des vêtements confectionnés par des ouvrières surexploitées, du cacao récolté par des enfants ou de la viande dont l’élevage a engendré une déforestation massive.
Les entreprises concernées échappent encore trop souvent à la justice et cette impunité résulte de plusieurs facteurs. Tout d’abord, les entreprises bénéficient d’une large protection pour sécuriser leurs intérêts économiques par le biais d’accords de commerce et d’investissement. En outre, l’opacité des chaînes de valeur mondiales rend très complexe l’identification des responsabilités sociales et environnementales des entreprises en cas d’abus. Enfin, bien qu’il existe des mesures volontaires, comme les audits, les certifications ou encore les labels, elles sont insuffisantes : seules 37% des entreprises européennes pratiquent une forme ou l’autre de surveillance de leurs fournisseurs et seules 16% le font tout au long de leur chaîne de production[2].
Le devoir de vigilance est l’une des solutions
Seules des normes contraignantes sont donc aptes à rééquilibrer le rapport de force entre les États, les entreprises et les victimes de leurs abus. L’une des solutions pour amener les entreprises à changer radicalement leurs pratiques et garantir le droit des victimes à la réparation est de légiférer pour imposer aux entreprises un devoir de vigilance.
Pour être efficace, cette législation sur le devoir de vigilance doit être alignée sur les standards internationaux existants (UNGPs, Guidelines de l’OCDE, etc.). Elle doit obliger les entreprises à prendre continûment des mesures pour veiller au respect des droits humains, du travail et des normes environnementales tout au long de leurs chaînes de valeur mondiales (c’est ce qu’on appelle le « devoir de diligence raisonnable »). Elle doit également garantir l’accès à la justice et à des voies de recours effectives pour les victimes de leurs abus (c’est ce qu’on appelle le « devoir de réparation »)[3].
Enfin une directive européenne !
Faute d’avancée décisive des négociations visant à établir une convention au niveau international (Traité ONU Entreprises et Droits humains) et face à la multiplication des initiatives nationales telles que les lois française (2017) et allemande (2021), l’Union européenne a pris l’initiative de définir un cadre règlementaire à l’échelle européenne.
Après un processus législatif long et parsemé d’embûches depuis la proposition de la Commission en février 2022, le Parlement européen a finalement approuvé (374 pour, 235 contre, 19 abstentions) le 24 avril 2024 une directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité (Corporate Sustainability Due Diligence Directive (CSDDD)).
Bien que le contenu de cette directive ait été fortement édulcoré sous la pression du lobby conservateur des entreprises et de certains États membres (en particulier en dernière minute par l’Allemagne, la France et l’Italie), elle constitue un jalon historique dans la lutte contre l’impunité des entreprises. Et elle fait de l’Union européenne le plus grand marché mondial doté d’un devoir de vigilance contraignant pour les grandes entreprises opérant sur son marché. Quelles sont ses forces et ses faiblesses ?
Forces et faiblesses du texte final
Entreprises et secteurs couverts
L’un des plus importants points faibles de la version finale de la directive européenne concerne son champ d’application. La société civile souhaitait que les entreprises de toutes tailles et tous les secteurs d’activité soient concernés[4]. La proposition initiale de la Commission prévoyait d’assujettir les entreprises de plus de 500 salariés et disposant d’un chiffre d’affaires de 150 millions d’euros au devoir de vigilance. Toutefois, le champ d’application est finalement beaucoup plus restreint.
D’une part, seules les entreprises de plus de 1.000 salariés et comptant un chiffre d’affaires de 450 millions d’euros seront finalement couvertes, ce qui correspond à 0,05% des entreprises actives sur le marché de l’UE. Environ 5.400 grandes entreprises seront néanmoins concernées. D’autre part, le secteur financier a finalement été exclu du devoir de diligence raisonnable sous la forte pression de la France et du Luxembourg. Ce secteur finance pourtant des activités économiques néfastes, telles que les entreprises polluantes qui utilisent des énergies fossiles. Inclus dans le champ d’application, il aurait par ailleurs pu être un catalyseur pour promouvoir des activités et une transition plus durables.
Etendue de la chaîne de valeur
Pour être pleinement efficace, le devoir de vigilance devrait s’appliquer à toute la chaîne de valeur des entreprises, tant en amont qu’en aval, c’est-à-dire non seulement à leurs opérations propres mais aussi aux opérations de leurs filiales ainsi qu’à celles des fournisseurs de biens et de services et des sous-traitants avec lesquelles elles possèdent des relations commerciales de manière directe et indirecte. Le texte adopté couvre la majeure partie des chaînes de valeur des grandes entreprises concernées. Toutefois, il ne couvre pas tout à fait l’ensemble des maillons de la chaîne car il y a des lacunes en aval.
Les options sur la table visaient à l’origine à limiter le devoir de vigilance aux premiers niveaux de la chaîne de valeur ou aux « relations commerciales établies », c’est-à-dire aux relations durables ou sur le long terme. Or les violations se produisent souvent au bout de la chaîne de valeur ou dans le cadre de relations commerciales informelles moins stables, courtes, voire uniques. Le texte final tient compte de ces réalités, dans la mesure où le devoir de vigilance couvre bien « toutes les activités des partenaires commerciaux en amont d'une entreprise liées à la production de biens ou à la fourniture de services par cette entreprise, y compris la conception, l’extraction, l’approvisionnement, la fabrication, le transport, le stockage et la fourniture de matières premières, de produits ou de parties de produits, ainsi que le développement du produit ou du service ».
En aval, la chaîne de valeur se limite uniquement aux activités liées à la distribution, au transport et au stockage d’un produit. En dernière minute, les États membres ont décidé d’exclure des activités liées à l’après-consommation des produits, telles que le recyclage, le démantèlement et la mise en décharge. Par exemple, la directive ne couvre pas la gestion des déchets plastiques des entreprises. Les entreprises ne doivent pas non plus s’inquiéter de ce qu’il advient des produits qui nécessitent déjà des licences d’exportation, comme les armes et les produits et services qui peuvent également être utilisés par l’armée.
Impacts couverts
Chaque impact négatif potentiellement lié aux activités des entreprises est-il pris en compte dans la directive ?
Les instruments clés du droit international en matière de respect des droits humains, du travail et du droit de l’environnement ont été inclus. Pour la première fois, ils imposeront des obligations non seulement aux États, mais aussi aux entreprises. Toutefois, de nombreux instruments pertinents ont aussi été ignorés, souvent sous prétexte qu’ils n'avaient pas été ratifiés par tous les États membres de l’UE. C’est le cas des conventions de l'Organisation internationale du travail (OIT) sur la sécurité et la santé au travail.
Si les entreprises doivent ainsi vérifier le respect des principaux droits humains, sociaux et normes environnementales dans leurs chaines de valeur, le texte final de la directive ne contient pas de référence à l’accord de Paris. Le devoir de vigilance ne couvre donc pas l’impact des entreprises sur le climat. C’est une des plus grandes pertes dans ce dossier.
Pour compenser un peu cette lacune, la directive oblige les entreprises entrant dans le champ d’application à rédiger des plans de transition climatique. Ces plans doivent comporter des objectifs et des échéances clairs pour aligner le modèle et la stratégie d’entreprise sur les objectifs de l’accord de Paris. Toutefois, il s’agit seulement d’une obligation de moyens (faire un effort pour mettre en œuvre le plan) et non de résultats (cela n’engage pas la responsabilité juridique de l’entreprise).
Obligations de diligence raisonnable
Un point fort de la directive est son alignement sur les normes internationales existantes, telles que les Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme, en ce qui concerne les obligations de diligence raisonnable. Toutes les étapes clés de ce processus sont requises dans la version finale de la directive, à savoir l’obligation pour les entreprises d’identifier, de prévenir, d’atténuer et de faire cesser tout abus ainsi que de remédier aux impacts négatifs avérés qu’elles ont causés.
Deux éléments sont particulièrement notables. D’une part, la directive veille à l’engagement des parties prenantes. Les travailleurs et leurs représentants, les petits exploitants agricoles, les syndicats, les organisations de la société civile, les peuples indigènes, etc., seront impliqués à toutes les étapes du processus de diligence raisonnable, et ce de manière significative, sûre, structurelle et opportune. D’autre part, la directive prend bien en compte la responsabilité propre des entreprises dans la prévention et l’atténuation des impacts négatifs, dans la mesure où elle oblige les entreprises concernées à adapter leurs modèle et stratégie entrepreneuriaux et à adopter des pratiques d’achat responsables, notamment celles qui contribuent à assurer des salaires et des revenus décents aux fournisseurs. Cette obligation permettra d’éviter qu’elles ne reportent pas la responsabilité, les coûts et les efforts sur les PME et d'autres acteurs de la chaîne de valeur.
Responsabilité civile et accès à la justice
Il s’agit là du cœur même de la directive, dont l’enjeu primordial est d’imposer un devoir de vigilance aux entreprises et de garantir leur responsabilité juridique en cas de manquement à ce devoir, et ce afin de permettre aux victimes d’abus d’accéder à la justice et d’obtenir des compensations en cas de préjudice.
Le texte final de la directive prévoit bien un régime de responsabilité civile : les entreprises pourront être tenues légalement responsables de leurs abus devant un tribunal européen. Cette responsabilité ne peut toutefois être engagée que sous certaines conditions, à savoir en cas d’intention ou de négligence grave de la part de l’entreprise (autrement dit, il ne suffit pas qu’elle ait mal fait son devoir de diligence raisonnable, elle doit l’avoir fait exprès) et seulement en cas de dommages à une personne physique ou morale (autrement dit, les dommages à un collectif ou à un groupe ne comptent pas en soi). Par ailleurs, certaines dérogations qui risquaient de limiter la responsabilité civile des entreprises ont été supprimées : elles peuvent toujours ajouter des clauses dans leurs contrats avec les fournisseurs et recourir à des initiatives sectorielles ou des vérifications par des tiers indépendants (certifications, etc.) dans l’application de leur devoir de diligence raisonnable, mais cela ne les protège pas des poursuites judiciaires en cas de manquement. Enfin, les États membres vont également devoir mettre en place une instance publique qui sera chargée du suivi, qui pourra enquêter sur les plaintes et qui pourra sanctionner les entreprises qui ne respectent pas leurs obligations.
La création d’un droit de recours pour les victimes d’atteintes commises par des entreprises est un autre point fort de la directive : elles auront la possibilité d’engager des poursuites devant les tribunaux de l’UE et d’obtenir des réparations. De plus, le texte final prévoit la levée d’une série d’obstacles procéduraux qui empêchent les victimes d’abus de jouir réellement de leur droit de recours. Pour améliorer leur l’accès à la justice, la directive intègre ainsi des mesures concrètes telles que des coûts non prohibitifs, des délais raisonnables pour déposer plainte (grâce à l’extension du délai de prescription à au moins cinq ans), la possibilité pour les victimes d’être représentées par des syndicats ou des ONG devant les tribunaux, des mesures de cessation (pour permettre à un juge d’intervenir en urgence pour arrêter certaines activités dans l’attente de l’issue d’une procédure judiciaire), ainsi qu’un accès facilité aux preuves (grâce à la possibilité pour les victimes, sous certaines conditions, de demander l’accès aux éléments de preuve en possession de l’entreprise dont elles auraient besoin pour prouver leur cas).
Seul bémol : il est souvent très difficile, voire impossible, pour les victimes de prouver que le comportement d’une entreprise a entraîné un dommage parce qu’elles n’ont pas accès aux procédures décisionnelles ni aux documents internes de l’entreprise. Le texte final de la directive prévoit un partage de la charge de la preuve entre la victime et l’entreprise défenderesse. Toutefois, le renversement de la charge de la preuve aurait été le système le plus équilibré et équitable : les victimes n’auraient qu’à démontrer qu’une entreprise a causé un dommage et l’entreprise concernée devrait alors réfuter ces allégations en démontrant qu’elle a rempli ses obligations de diligence raisonnable. Aucun des textes des colégislateurs ne contenait cependant une telle option.
Mise en œuvre
La société civile espérait sa mise en œuvre rapide, mais il faudra attendre encore quelques années avant que l’ensemble des entreprises couvertes ne doivent se conformer aux exigences de la directive. Ce sera le cas d’ici 3 ans pour les entreprises de plus de 5.000 employés et un chiffre d’affaire de 1.500 millions d’euros, d’ici 4 ans pour les entreprises de plus de 3.000 employés et un chiffre d’affaire de 900 millions d’euros, et seulement d’ici 5 ans pour les entreprises de plus de 1.000 employés et un chiffre d’affaire de 450 millions d’euros. Autrement dit, ce n’est qu’en 2029 que la directive sera pleinement opérationnelle.
Quelles sont les prochaines étapes ?
Après le vote positif du Parlement européen, le Conseil devrait à son tour adopter le texte final de la directive avant les élections européennes. Plus concrètement, le 15 mai, les Ambassadeurs de l’UE se réuniront au COREPER pour approuver officiellement le texte, et le 24 mai, les Ministres de l’UE donneront l’approbation politique finale lors de la réunion du Conseil Compétitivité (COMPET). Après sa publication au Journal officiel (vingt jours après son adoption par le Conseil), les États membres de l’UE disposeront de deux ans pour transposer la directive en droit national. La date d’entrée en vigueur de la directive dépendra ensuite de la taille de l’entreprise.
Sophie Wintgens.
[1] Voir Sophie Wintgens (coord.), Les droits humains n’ont pas de prix. Comment obliger les entreprises à respecter les droits humains, sociaux et environnementaux, Dossier de campagne du CNCD-11.11.11, 7 février 2022 : https://www.cncd.be/dossier-campagne-droits-humains-prix-entreprises.
[2] Commission européenne, Study on due diligence requirements through the supply chain: Final Report, Luxembourg, Publications Office of the European Union, janvier 2020, p. 48 : https://op.europa.eu/en/publication-detail/-/publication/8ba0a8fd-4c83-11ea-b8b7-01aa75ed71a1/language-en.
[3] Voir les Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme (2011) et les Principes directeurs de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) à l’intention des entreprises multinationales (2011).
[4] Voir Groupe de travail « Corporate Accountability, Position note on the Corporate Sustainability Due diligence (CSDD) directive, mai 2022 : https://www.cncd.be/IMG/pdf/20230619-position_csddd-final.pdf.