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Billet de blog 13 mai 2025

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Chavirer avec Cendrars

"Chavirer avec Cendrars, vers d’autres bouts du monde" (Noires Terres, 2025). Texte de Gisèle Bienne, photographies de Jean-Marie Lecomte. Gisèle Bienne "emmène" ses lecteurs vers des lieux où Cendrars a vécu des expériences décisives: en Champagne, sa blessure à la Ferme de Navarin; au nord de l'Ardenne, une année "enchantée" avant la défaite de 1940. Un texte lucide.

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Tandis que des dominants mènent aujourd’hui des guerres pour conquérir des terres et asservir des peuples — leurs voisins —, écoutons Blaise Cendrars : poète, il imagine un voyage en transsibérien pendant la guerre russo-japonaise (1904-1905). En Sibérie, « J’ai vu dans les lazarets des plaies béantes des blessures qui saignaient à pleines orgues / Et les membres amputés dansaient autour ou s’envolaient dans l’air rauque / L’incendie était sur toutes les faces dans tous les cœurs. » C’est cet « incendie » qu’interroge Gisèle Bienne en explorant les lieux où Cendrars fit face au feu. Il avait écrit La Prose du transsibérien et de la petite Jeanne de France en 1913. En 1914, il s’est engagé au Premier Régiment étranger à Paris sous son nom, Frédéric Sauser. Citoyen suisse, il a décidé de participer à l’expérience commune de la guerre, un matricule parmi des millions.

Il combat dans la Somme puis en Champagne, c’est là que Gisèle Bienne nous emmène dans son dernier livre Chavirer avec Cendrars. Vers d’autres bouts du monde. « Chavirer » avec le poète à bord de son train ivre ; il « chavire » aussi quand, plus tard, il se sentira comme « foudroyé » dans sa vie d’homme. Il chavire, au sens propre, avant de tomber sur le champ de bataille de la Ferme de Navarin le 28 septembre 1915. Alors qu’il courait sous le feu des mitrailleuses allemandes, une balle lui avait sectionné l’avant-bras droit.

De la Ferme de Navarin, « autre bout du monde », il ne reste rien, pas même la pancarte « ICI FUT LA FERME DE NAVARIN », jetée aux ordures quand le parking a été aménagé. Mais, en face, le Monument aux morts des armées ce Champagne se dresse sur le ciel, trois guerriers héroïques foncent à l’attaque. Il domine quelques tranchées et des trous d’obus couverts de végétation. On le voit de loin dans la plaine aux « grands champs », ce monument à la gloire des généraux victorieux : « Les généraux ne croient en somme qu’à la force brutale […] Cette croyance aboutit à une mystique de l’offensive et cette mystique est un dogme » (Cendrars, La Vie et la Mort du Soldat inconnu). Charleroi, Artois, Champagne, Chemin des Dames : des centaines de milliers de vies sacrifiées face aux mitrailleuses des deuxièmes lignes allemandes solidement fortifiées. Le grand monument perd de sa superbe dans la brume (photographie de Jean-Marie Lecomte).

Quant à Gisèle Bienne, elle s’en détourne pour chercher les traces laissées par ceux qui ont vécu là — ceux qui en sont revenus et ceux dont le corps est resté dans la terre. La main droite de Cendrars y a disparu. Elle existe pour lui dans la constellation d’Orion ou sous la forme terrifiante d’un lys rouge sanglant qui vient s’enraciner dans une tranchée. Le photographe s’arrête devant d’immenses cimetières, des fosses communes, comme ce Kameradengrab : on y lit le nom du peintre August Macke gravé sur une plaque de cuivre, ici gît le peintre de la joie de vivre aux couleurs lumineuses, tombé aux Hurlus — village « disparu ». Gisèle Bienne écoute le vent « qui chante en solitaire la chanson des villages que la guerre a broyés ». Ainsi tintent les sonnailles des villages détruits : « Navarin n’est plus rien, pancarte jetée aux chiens. Tahure, Hurlus ne sont plus. Ripont, Mesnil, Perthes et son moulin n’ont pas eu de lendemain ». Elle est aimantée par ces lieux car elle se heurte, « avec peine, tristesse et colère », à la destruction insupportable de tant d’êtres vivants, de tout ce que des paysans et des artisans avaient construit au cours des siècles. Ce furent de beaux villages, remplacés aujourd’hui par des maisons bon marché, des granges couvertes de tôles. Des gens du Sud regardent avec mépris ce qu’ils appellent « La Bochie », ignorant les destructions de 1870, 1914-1918, juin 1940, août-septembre 1944. L’autrice, elle, s’intéresse aux signes qui remontent encore de la terre : balles, grenades, éclats d’obus, gamelles, boucles de ceinturon, os humains témoignent des souffrances des hommes. Laissons le dernier mot à Cendrars : « MACHIN, TRUC, CHOSE, tous morts, tous tués, crevés, écrabouillés, anéantis, disloqués, oubliés, pulvérisés, réduits à zéro, et pour rien... » « Rien » (La Main coupée).

En 1937, Blaise Cendrars « chavire » d’une autre manière. L’amoureux de Raymone est éconduit, l’écrivain traverse une période de sécheresse, le journaliste est sans le sou. Des amis lui présentent Élisabeth Prévost, jeune aventurière tout juste revenue d’Afrique. Elle lui raconte sa traversée du continent en auto d’ouest en est, ses chasses à l’éléphant, ce qui passionne le « bourlingueur ». Elle l’invite chez elle dans les Ardennes, « un autre bout du monde » près de la frontière belge. C’est là que nous emmène Gisèle Bienne, aux Aiguillettes, un ancien pavillon de chasse face à la « vallée de la lune » et adossé à la forêt, « shakespearienne » selon Cendrars : y entendait-il les sorcières de Macbeth ou les plaintes du Roi Lear ? Les pur-sang d’Élisabeth paissent dans les prairies. Pas de monument ici, ni même de plaque rappelant que Cendras y vécut presque deux ans. On distingue à peine quelques pierres des fondations de la maison que les nazis ont dynamitée après y avoir fusillé des Résistants.

Comme beaucoup de grands blessés de guerre, Cendrars se ressource dans la nature, chiens et chevaux, hêtres en automne, chevreuils en forêt. Il apporte des jouets aux enfants du village pour Noël. Il a installé sa machine à écrire dans une pièce claire, comme il l’avait fait dans la cabine du paquebot qui l’emmenait au Brésil ou sur une planche posée sur le lavabo de sa petite chambre d’hôtel à Paris. « L’homme des cinq continents » refuse d’être déterminé par son origine, assigné à un lieu unique. Il habite là où sonne la petite cloche de la machine en fin de ligne. Avec « Babette mon copain », appelée aussi « Bee and Bee », « chic type », il prend des notes en vue de projets  : un scenario de film, L’éperon d’or ­­— refusé par le producteur. Un tour du monde en voilier financé par Paris-Soir. Tout est prêt, le départ est fixé à l’automne 1939… Voilà Cendrars rattrapé par l’autre guerre. Après la défaite, il « chavire » à nouveau, désespéré. En 1943, réfugié à Aix-en-Provence, il commence le récit de « sa » guerre : L’homme foudroyé, La main coupée, Le lotissement du ciel.

Gisèle Bienne associe aux lieux de son enfance, en Champagne et dans les Ardennes, et aux « disparus » de sa famille, des enquêtes au plus proche des expériences humaines. À rebours de l’histoire « pâtriotique », comme dit Segalen, la terre garde les traces des destructions — ce que fut la guerre pour le corps et l’esprit humains. Ce qu’elle est aujourd’hui. Gisèle Bienne, avec une généreuse empathie, écoute le vent, la musique des orges et des graminées et en rapporte des récits.

Récits de Gisèle Bienne sur la guerre: Paysages de l'insomnie (Climats-Flammarion, 2004), La Ferme de Navarin (Gallimard, 2008), Les fous dans la mansarde (Actes Sud, 2017), L'étrange solitude de Manfred Richter (Actes Sud, 2013).

ChavirerCendrars02 + photo (glissé(e)s)

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