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Billet de blog 3 novembre 2025

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Contre la fin de l'humanisme

Tout semble indiquer que l’arc moral du monde s'infléchit au point de voir l'humanisme hérité des Lumières se désagréger sous nos yeux. L’universalité des droits vacille, l’empathie disparaît, et l’humanité peine à reconnaître encore le semblable au-delà du différent. Reste à savoir si la justice peut encore retendre la corde d'un humanisme dont le monde a tant besoin.

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Par Margot Holvoet au nom du collectif Chronik

"L'arc de l'univers moral est long mais il est tendu vers la justice. [...] Avec cette foi, nous transformerons les dissonances de notre monde en une belle symphonie fraternelle. [...] Les nations n'attaqueront plus les autres nations et les hommes n'apprendront plus à faire la guerre.". Par ces mots prononcés en 1967 à propos de la guerre du Vietnam, Martin Luther King exprimait une foi en l’humanité qui animait alors les grandes aspirations de l’époque contemporaine. 

Des Etats-Unis à l'Europe en passant par l'Australie, les peuples du Nord (et plus encore les catégories aisées) vivaient alors dans une relative tranquillité morale, une forme d’autosatisfaction confortable, en particulier depuis le dernier conflit mondial. Progressivement, les droits des minorités raciales allaient être reconnus (les lois sur les droits civiques des années 1970 aux Etats-Unis en témoignaient) et traduits en actes (notamment à travers des politiques de discrimination positive). Les inégalités entre hommes et femmes tendraient linéairement à se résorber grâce aux nouveaux droits acquis dans la seconde moitié du XXe siècle. On allait davantage protéger l’environnement et, ce faisant, les conditions de vie de tous, notamment les populations des Etats les plus pauvres – grâce à la mise en place des conférences des parties (COP) et des fonds de redistribution nord-sud pour l’atténuation et l’adaptation au changement climatique. La pauvreté et la famine allaient poursuivre leur recul dans le monde, et la démocratie, portée par le modèle occidental, semblait promise à une expansion continue.

Cette foi était mise en mot et en programme par les principaux dirigeants occidentaux, singulièrement à l’issue des conflits mondiaux. Dans la Charte de l’Atlantique, signée entre le Royaume-Uni et les Etats-Unis en 1941, figurait déjà l’objectif d’une “paix [...] qui garantira à tous les hommes de tous les pays une existence affranchie de la peur et du besoin”. Si des considérations politiques sous-tendaient ces programmes – comme dans les 14 points du président Wilson promouvant le libéralisme économique ou la doctrine Truman dans un contexte de guerre froide –, ces promesses de justice ont néanmoins débouché sur d’importantes conquêtes sociales – avec notamment la mise en place de systèmes de sécurité sociale[1].

Ces mots et programmes reposent sur un discours humaniste où sont reconnus à l’Homme des droits inaliénables. Cognitivement, cette reconnaissance repose sur l’empathie, définie comme la capacité à se mettre à la place de l’autre. Il s’agit de “reconnaître le semblable au-delà du différent” (M. Botbol). Mais si l’être humain a une propension biologique à l’empathie, largement reconnue par les sciences cognitives, l’objet de l’empathie est en revanche déterminé culturellement et socialement. Autrement dit, ce à quoi nous accordons notre empathie dépend de cadres collectifs. Ainsi, pour qui voulait bien sortir un instant du confort moral de cette foi, force était de constater les limites persistantes de cet humanisme se disant universel. La colonisation et l’esclavage battaient leur plein au moment de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen ; les femmes étaient exclues de la communauté politique ; la pauvreté justifiait l’exploitation.

De toute évidence, la question a toujours été de savoir qui est considéré.e comme appartenant à cet universel : au fond, savoir qui peut être reconnu.e comme individu.e semblable au-delà du différent. La question se pose entre nations : dans la communauté nationale et politique, je reconnais mes pairs comme étant soumis au même droit, comme appartenant à la même volonté collective. Au-delà des frontières et de la nationalité, les autres peuples deviennent un différent irréductible - je ne m’identifie pas à eux, je peux les combattre au nom de mes intérêts.

La question se pose aussi entre continents, voire, plus lucidement, entre couleurs de peau. En témoigne l’indignation à géométrie variable face aux guerres en Ukraine d’un côté, au Soudan ou en RDC de l’autre ; dans l’humanisation bien naturelle des otages israéliens d’un côté, et la déshumanisation des Palestiniens réduits au rang de chiffres de l’autre. Elle se pose également, et de plus en plus ouvertement, à l’intérieur des frontières, entre des individu.es d’une même nation mais avec des origines, des religions et des couleurs de peau différentes. Elle traverse enfin les rapports de genre, par l’objectivation persistante des femmes.

Loin des grands discours universalistes du siècle passé, on observe aujourd’hui une réduction progressive du cercle de celles et ceux effectivement reconnu·es comme individus, pour en revenir – de manière hyperbolique chez les Républicains aux Etats-Unis – au plus petit dénominateur commun de la reconnaissance. Celui qui est considéré comme le même, c’est l’homme blanc républicain, de préférence fortuné. L’autre - le noir, le wokiste, le gauchiste, la féministe - est désormais considéré comme “ennemi de l’intérieur”[2]. Portée à son extrême, cette logique de réduction de l’empathie aboutit finalement à ne reconnaître plus que soi comme unique source de subjectivité, unique sujet de droit. Ainsi quand le président américain terrorise ses ministres qu’il a lui-même choisis lors d’un conseil des ministres, il est le seul sujet dans un groupe d’objets de sa volonté. En déclarant que l’empathie est “la faiblesse fondamentale de la civilisation occidentale”, Elon Musk n’a pas seulement produit une formule choc ; il a aussi donné une puissante clé de lecture du fonctionnement de son camp. 

Dans une telle configuration, il n’y a plus rien d’étonnant à réduire à néant tout autre, tant qu’un bénéfice peut en être retiré. Les ressources fossiles d’un Etat (comme le Groenland) peuvent être accaparées par la force pour accroître la puissance d’un autre ; une population entière peut être exterminée pour en tirer des bénéfices immobiliers ; le changement climatique peut être délibérément accéléré pour en retirer des bénéfices (chez Poutine pour accéder aux ressources fossiles de la Sibérie par exemple), sans aucun égard pour les peuples étrangers, et les populations pauvres en payant le prix fort.

Si l’universalité des droits ne se réinvente pas en pratique, si l’empathie ne retrouve pas son attrait moral et sa dynamique, l’arc moral que King évoquait restera une promesse inachevée.

[1] C. Andrieu (dir.), Le Conseil national de la Résistance, Paris, Folio, 2025.

[2] https://www.leparisien.fr/international/etats-unis/une-guerre-de-linterieur-donald-trump-veut-deployer-larmee-pour-soccuper-des-villes-democrates-01-10-2025-3OCX2EEG5NH37FTC6RXMPWHJR4.php

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