
Par Lilia Ben Hamouda, ex-rédactrice en cheffe du Café pédagogique, membre du Conseil scientifique de l'Observatoire des Zones prioritaires et membre de Chronik.
Par-delà les discours sur la neutralité républicaine (l’affirmation que l’État traite toutes les convictions de manière égale, sans favoriser ni discriminer aucun culte), le cas d’une école musulmane à Valence illustre les dérives islamophobes dans l’application des principes de laïcité. Le projet de l’association Valeurs et Réussite, qui visait à établir un établissement privé musulman sous contrat avec l’État, a été entravé à chaque étape par un climat de suspicion idéologique où l’islam, dès qu’il se rend visible, devient suspect. « Aujourd’hui quand on est musulman, il faut laver plus blanc que blanc. Y a une suspicion, pour ne pas dire une présomption de culpabilité quand on est musulman en France », déclare Mourad Jabri, président de l’association.
Retour sur une affaire symptomatique, qui en dit long sur la fabrique contemporaine de l’islamophobie institutionnelle. Fabrique entamée bien avant le rapport sur l’entrisme des frères musulmans publié le 23 mai par le ministère de l’Intérieur.
Acte 1 : un projet scolaire validé
En 2016, l’association « Valeurs et Réussite » à Valence ouvre l’école Iqra, initialement hébergée dans les locaux de la mosquée Al-Forqane. Objectif ? Proposer un enseignement conforme aux programmes de l’Éducation nationale, avec une orientation confessionnelle musulmane, sur le modèle des écoles juives ou catholiques sous contrat. L’initiative répond à une demande croissante des familles musulmanes locales d’accéder « à une éducation compatible avec leurs convictions, sans renier l’exigence scolaire », explique le président de l’association.
En 2019, la direction académique de la Drôme émet un avis favorable à une contractualisation avec l’État, conditionnée à une séparation physique entre l’école et la mosquée. Cette exigence, conforme aux principes de laïcité, pousse l’association à solliciter la mairie pour acquérir un terrain et construire un établissement autonome.
En juin 2022, le conseil municipal autorise la vente d’un terrain communal à l’association.
Acte 2 - Une annulation par « précaution »
Mais le climat politique change. Un opposant au maire – ex En marche, contacte Charlie Hebdo. Le journal publie le mois suivant un article qui jette l’opprobre sur l’école, évoquant de supposés liens avec la mouvance des Frères musulmans sans preuve directe, mais par association d’idées. Médiapart publie une enquête en octobre de la même année qui dément l’intégralité des accusations du journal satirique. Pour autant, le mal est fait. Dans la foulée de la publication de l’article par Charlie Hebdo, la préfecture de la Drôme émet une alerte, alors que le projet avait été validé par ses services. En octobre 2022, la mairie annule unilatéralement la vente du terrain, invoquant un motif d’urbanisme, mettant ainsi brutalement fin au projet de contractualisation.
Face à ce retournement, l’association saisit la justice administrative et poursuit aussi Charlie Hebdo pour diffamation. Si elle obtient une victoire en première instance, le journal est relaxé en appel en avril 2024 au motif qu’être associé aux « frères musulmans » n’entamerait pas la réputation de l’association. L’association s’est pourvue en cassation, l’arrêt statuant sur la décision de la cour est attendu fin d’année.
Acte 3 : Tirer les conclusions d’une affaire symptomatique de la fabrique institutionnelle du soupçon
L’affaire de Valence est emblématique d’un glissement silencieux dans le traitement des initiatives musulmanes en France. Elle révèle un processus où la suspicion idéologique se substitue à l’évaluation factuelle, et où l’État, censé garantir la neutralité, agit comme acteur d’une disqualification anticipée.
Dans les faits, les écoles privées catholiques ou juives ne sont pas soumises aux mêmes obstacles. Aucune ne se voit refuser un terrain communal au motif que leur projet pourrait « questionner la République », alors même que certaines dispensent un enseignement très orthodoxe. Même lorsque les scandales se succèdent, comme à Stanislas ou Bétharram, rares sont les contrôles, inexistantes sont les sanctions.
L’école de Valence, elle, remplit les critères juridiques et pédagogiques, dispose d’un avis favorable de l’Éducation nationale, et n’est liée à aucun acte délictueux. Pourtant, une simple accusation médiatique, relayée sans vérification, suffit à bloquer le projet, alors même qu’il avait été validé par les services de l’État.
1 - Ce que révèle cette affaire : une islamophobie sans nom, mais bien réelle
Cette affaire n’est pas un accident. Elle s’inscrit dans un climat où les projets musulmans sont systématiquement disqualifiés, déjugés, délégitimés. L’école catholique est perçue comme un patrimoine. L’école juive, comme une continuité. L’école musulmane, elle, une menace à contenir.
Le comble ? Ce projet répondait précisément aux exigences républicaines : séparation des sphères cultuelles et scolaires, transparence, respect des lois. En retour, il a reçu un traitement d’exception. Pourquoi ? Parce qu’il portait un nom, un vocabulaire, une mémoire que la France peine à regarder sans nervosité.
Ce n’est pas le rapport parlementaire publié en 2025 sur les Frères musulmans qui a provoqué cela : il ne fait que formaliser une mécanique déjà à l’œuvre. Une mécanique dans laquelle les musulmanes et musulmans qui s’organisent — pour éduquer, transmettre, construire — sont frappés non pour ce qu’ils font, mais pour ce que l’on projette sur eux.
2 - Le poids du climat politique post-2020
Depuis la loi de 2021 « confortant le respect des principes de la République », un climat de contrôle renforcé entoure les associations musulmanes. Dans ce contexte, l’usage du terme « Frères musulmans » sert de marqueur idéologique : il permet de délégitimer sans procédure judiciaire, par simple contagion symbolique.
Cette logique est visible dans la façon dont certaines déclarations politiques et médiatiques opèrent une extension du domaine du soupçon. Elles amalgament convictions personnelles, pratiques culturelles ou choix pédagogiques avec un projet politique subversif globalisé.
3 - Quand la République se méfie de ses propres principes
Dans l’affaire de l’école de Valence, il ne s’agissait finalement pas d’un refus administratif ordinaire, mais d’un reniement républicain. Un État qui valide, puis recule sous pression médiatique. Une mairie qui cède à la peur plutôt qu’au droit. Une école qui n’a rien fait d’illégal, mais que l’on empêche d’exister.
Si cette affaire doit alerter, c’est parce que ce qui a été infligé à cette école pourrait l’être à d’autres structures : associations culturelles, centres éducatifs, lieux de mémoire. Quand l’islam devient un facteur de risque par nature, la République abdique ce qu’elle promet : la liberté, l’égalité, la neutralité. La laïcité devenant un instrument de tri.
Et maintenant ?
Aujourd’hui, l’école de Valence se reconstruit ailleurs, dans des conditions précaires, sans le soutien d’un État qui l’a abandonnée. Pourtant Mourad Jabri reste confiant. « Nous sommes confiants. Nous plaçons notre confiance dans la justice dont on attend qu’elle rende justice tout simplement, qu’elle rétablisse nos droits, qu’elle mette chaque responsable de cette cabale pitoyable devant ses responsabilités ».