
Chronik - Quelle est votre idée de l’Ecole ou votre "Ecole idéale" ?
Lilia Ben Hamouda - Mon École idéale, c’est une école qui incarne notre devise républicaine. C’est une école où Liberté, Égalité, Fraternité ne sont pas de simples slogans – utilisés pour se donner bonne conscience, mais des principes vivants et concrets au quotidien.
L’école, c’est le lieu du Vivre ensemble, c’est le lieu de l’apprentissage de la collectivité, de la rencontre avec l’Autre – dans ce qu’il a en commun avec nous, mais aussi dans ce qu’il a de différent. L’école, cela devrait être le lieu de tous les possibles. Un lieu où, malgré nos conditions de vie, notre capital socioculturel… chacun et chacune peut espérer trouver sa voie. Un lieu où nos origines sociales ne pèsent pas tant sur nos trajectoires sociales et professionnelles.
L’école est le creuset de notre société, c’est sur ses bancs que se construit notre avenir commun. Choisir le modèle éducatif que l’on défend, c’est faire le choix du modèle de société que l’on porte. Souhaitons-nous une société juste, solidaire, où chacun et chacune a la possibilité d’œuvrer pour le collectif en fonction de ses aptitudes et non de son capital social de départ ? Ou souhaitons-nous une société où, en fonction du lieu de notre naissance, notre avenir est tout tracé ?
« Mon École », celle pour laquelle je milite depuis plus de 20 ans, c’est aussi une école où la pédagogie retrouve ses lettres de noblesse. Celle où les enseignantes et enseignants, expertes et experts pédagogiques, mettent en place des stratégies innovantes pour que les savoirs prennent sens – tous les savoirs et non seulement les fondamentaux.
J’ajouterais que pour une école de la Bienveillance – la vraie bienveillance et non la notion galvaudée par Jean-Michel Blanquer, l’élève ne doit pas éclipser l’enfant. Et pour cela, faire vivre la communauté éducative élargie – parents, animateurs, éducateurs… - est un impératif. Comment peut-on penser les temps de l’enfant sans prendre en compte tous ses temps : à l’école, en famille, lors des activités péri et extrascolaires... Pour une école qui émancipe, pour une école où chacun et chacune s’épanouisse, tous les acteurs et actrices autour de l’enfant ont un rôle à jouer. Ne faut-il pas tout un village pour élever un enfant, selon l’adage africain ?
Chronik - Avez-vous déjà eu le sentiment d’avoir croisé cette École dans votre parcours ?
LBH - Non, évidemment. Pour autant cet idéal est tangible tant il est encore porté par beaucoup de personnel·les de l’éducation. Enseignants, enseignantes, cadres, chercheurs et chercheuses, éducateurs et éducatrices de l’éducation populaire, personnels œuvrant au sein de l’institution et des collectives…
On peut affirmer – sans faire preuve d’idéologie – que l’École va de plus en plus mal depuis 2017. Si l’on peut reprocher énormément de choses au mandat présidentiel de Hollande, on ne peut comparer ce qui a été fait alors avec ce qu’il en était avant ou ce qui est mis en place depuis. Entre 2012 et 2017, ce sont près de 60 000 postes d’enseignants et enseignantes qui ont été créés, ce sont des programmes où l’élève est au centre des apprentissages, c’est un plan mixité, c’est un référentiel de l’éducation prioritaire… Certes, c’est loin d’être suffisant, mais nous étions dans une dynamique plutôt positive.
Chronik - Quel est votre diagnostic quant à l'état de l'école ?
LBH - Notre École va mal. Très mal. Elle est à un tournant capital de son histoire. Les professionnels alertent, les syndicats alertent, certains politiques aussi…
Mais si l’école va mal, c’est aussi, car notre société va mal. Plus de 3 millions d’enfants vivent sous le seuil de pauvreté, plusieurs millions vivent dans des logements insalubres… Comment peut-on imaginer qu’un enfant vivant dans ces conditions peut apprendre ? Comment imaginer qu’un enfant qui n’aura comme seul repas que celui de la cantine – quand le maire ne décide pas de l’évincer parce que ses parents n’ont pas payé la facture… - peut se concentrer sur les apprentissages ?
Comme le dit très justement le sociologue Bernard Lahire, les enfants de milieu populaire vivent dans la même société que leurs camarades plus favorisés, mais pas dans le même monde…
Ces inégalités de naissance – que l’on peut mettre sur le dos du « pas de chance » - se transforment en inégalités scolaires, c’est là le plus grave. De multiples études, dont celles de la Direction de l’Évaluation, de la Prospective et de la Performance (service statistique du ministère de l’Éducation nationale), montrent clairement la corrélation entre milieu social de naissance et trajectoire scolaire. Les élèves de milieux défavorisés sont largement surreprésentés dans l’enseignement adapté et spécialisé. Ils et elles sont aussi beaucoup plus fréquemment orientés vers la voie professionnelle ou technologique que leurs camarades de milieux plus aisés.
Face à ces enfants qui vont de plus en plus mal, on a des personnels de moins en moins bien préparés à enseigner. La crise d’attractivité des métiers de l’enseignement est révélatrice du mal être de la profession. Le déclassement (salarial, entre autres), la perte de sens, le manque de formation sont autant d’explications à cette crise.
Finalement, si la massification a bien eu lieu, la démocratisation n’est pas encore au rendez-vous…
Chronik - Comment expliquer que notre système scolaire soit devenu une machine à aggraver les inégalités sociales et territoriales ?
LBH - Outre le manque de volonté politique, le manque de mixité sociale a un impact significatif sur la qualité de notre système scolaire. Il produit des effets négatifs sur les trajectoires scolaires, l’accès au savoir et à la culture, mais aussi sur le sentiment d’appartenance à la nation.
Les élèves de milieu populaire réussissent mieux s’ils sont scolarisés dans des écoles et établissements non ségrégués – tout particulièrement dans le cadre de pédagogies coopératives. Dans de larges proportions, ils sont plus nombreux à poursuivre leurs études dans le supérieur s’ils évoluent dans une école ou un établissement mixte socialement et ethniquement. Ce n’est pas moi qui le dis, ce sont plusieurs études qui le prouvent - on notera la très complète revue de littérature publiée par Pauline Charousset, Marion Monnet et Youssef Souidi « Ségrégation sociale en milieu scolaire : appréhender ses causes et déterminer ses effets ». Si les élèves de milieux plus favorisés « ne gagnent rien » scolairement à cette mixité, leur niveau n’en pâtit pas non plus, contrairement aux discours de certains… Mieux ! ils y gagnent en matière de compétences psychosociales.
On peut donc légitimement s’interroger sur les politiques d’urbanisme, mais aussi sur le financement de l’enseignement privé qui scolarise une majorité d’élèves de milieux favorisés.
Œuvrer à une plus grande mixité est fondamental, mais ce n’est pas tout… L’École a besoin d’un temps long, d’un temps éloigné du temps politique. Il s’agit de sortir du Stop n’go. Il s’agit de penser les réformes sur le long terme et non selon le projet du locataire de la rue de Grenelle – et vu comme ils et elles se succèdent depuis un an, c’est loin d’être rassurant… L’École est un objet politique. Elle a besoin d’être au centre d’un projet politique ambitieux. Malheureusement, aujourd’hui, il y a plus d’opportunisme que d’intérêt réel chez les ministres…
Comme je le disais au début de notre entretien, choisir le modèle éducatif que l’on défend, c’est faire le choix du modèle de société que l’on veut.
Chronik - Comment renouer avec la promesse républicaine d'une école au service de l'égalité et de la citoyenneté ? Quels sont les chantiers et mesures prioritaires ?
LBH - Pour une École de tous et toutes au service de toutes et tous, il faut qu’elle redevienne notre bien commun. Que l’on se rappelle que c’est en son sein que se joue notre avenir à toutes et tous. Les chantiers sont multiples, vous vous en doutez bien.
L’école a évidemment besoin de moyens. Elle a besoin que ses personnels soient revalorisés et mieux formés – voire formés tout court. Elle a besoin de classes moins chargées (je rappelle que l’école française fait partie de celles ayant le plus d’élèves par classe en Europe…).
Notre école a besoin que les équipes pédagogiques retrouvent du sens dans leur mission. Pour ce faire, elles ont besoin de temps. De temps pour se retrouver entre professionnels afin de faire vivre les collectifs. De temps pour être à l’écoute des besoins de leurs élèves. De temps pour s’interroger, mettre en place des pédagogies coopératives et innover - j’aime à penser que l’école est un laboratoire.
Mais si l’École peut beaucoup, elle ne peut pas seule. Elle a besoin que la notion de communauté éducative prenne tout son sens. La place des parents doit être reconnue, les structures médico-sociales – de moins en moins nombreuses, doivent être soutenues budgétairement, tout comme l’éducation populaire, qui prépare aussi à l’exercice de la citoyenneté.
L’école a besoin de constance et d’apaisement. Le monde de demain se construit aujourd’hui, donnons à notre avenir les moyens de sa réussite.