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Billet de blog 8 juin 2024

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L’Europe, bouc émissaire de nos passions nationales ?

Comme les élections européennes de mai 2019, celles de juin 2024 devraient être marquées par les bons résultats des partis nationalistes-identitaires dans une majorité d’États membres. Les mêmes commentateurs qu’en 2019 commettrons l'erreur trop courante de sous-estimer l’emprise idéologique de ces partis et la banalisation de leurs idées au sein du continent européen.

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Par Anaïs Voy-Gillis, docteure en géographie de l’Institut Français de Géopolitique, auteure de L'Union européenne à l'épreuve des nationalismes, 2020, Éditions du Rocher



Le renforcement du bloc nationaliste-identitaire n’est pas propre à l’Union européenne et s’inscrit dans un contexte mondial favorable à leur arrivée au pouvoir. Plusieurs événements électoraux ont été marquants ces dernières années et illustrent le basculement progressif du monde vers ces idéologies nationalistes et identitaires, notamment au sein de régimes démocratiques européens et américains. Ils illustrent également la prédominance de la question nationale dans les débats et la force du clivage entre les nationalistes et les progressistes.

Ils se nourrissent des questions liées à la crise migratoire et à la crise de la représentativité. En outre, d’autres phénomènes comme la désindustrialisation, la mondialisation, le renforcement des prérogatives européennes, l’immigration, la menace extrémiste et le déclin de la confiance accordée aux élites sont venus alimenter leur discours. La société européenne a connu des changements profonds dont les partis au pouvoir n’ont pas su mesurer correctement l’impact social, économique, voire psychologique, ni défendre le possible apport économique. Une partie de la population s’est sentie reléguée sur le plan économique et social. Elle est souvent décrite comme « perdante de la mondialisation ». Dès lors, elle a cessé de percevoir les partis politiques traditionnels comme capables d’apporter des réponses à ses problèmes. C’est dans ce contexte de marginalisation, de frustration et d’anxiété que les partis nationalistes-identitaires sont venus diffuser leurs discours, souvent simplistes, mais générateurs de réponses face à des angoisses multiples.

L’ascension des partis nationalistes-identitaires au sein de l’Union européenne

Au sein de l’Union européenne, la montée de ces partis, dont certains comme Fratelli d’Italia sont au pouvoir, s’explique par de multiples facteurs, mais ne constitue pas un mouvement uniforme en raison des histoires nationales propres à chaque État membre et de l’histoire de la construction européenne.

L’Union européenne a connu plusieurs crises ces dernières années qui ont favorisé la progression de ces partis. La première est celle de la crise économique et financière de 2008 qui est venue bousculer les certitudes économiques établies en créant un univers instable et incertain avec pour résultat la mise en œuvre de plans d’austérité dans certains pays sous l’influence de la troïka. La gestion de la crise à alimenter le discours de rejet des institutions européennes avec notamment une volonté de ramener dans le giron des États membres des compétences qui ont été dévolues jusqu’alors à l’échelon européen. Cette a renforcé le sentiment anti-européen dans une partie de l’électorat. Dès lors certains partis nationalistes se sont approprié ce sentiment et en ont fait un cheval de bataille.

En 2015, le continent européen a été confronté à une crise migratoire qui est venue, dans l’esprit de certains citoyens, matérialiser les discours des partis nationalistes-identitaires sur « l’invasion migratoire » et la mise en danger des identités nationales et européenne. Les discours des partis nationalistes sont fortement tournés sur l’identité de l’Union européenne qui est présentée comme en danger et qu’il est nécessaire de préserver, notamment à travers la politique migratoire et des politiques natalistes. Il est également possible d’y retrouver l’influence de la Nouvelle Droite qui promeut l’ethno-différentialisme comme un outil pour s’opposer au multiculturalisme et à l’immigration. Ainsi, la représentation des partis nationalistes-identitaires et des partisans de l’illibéralisme est celle d’une Europe blanche et antimusulmane, voire chrétienne dans certaines factions. Pour eux, il n’est pas concevable qu’il en soit autrement, ce qui les conduit à rejeter toute forme de multiculturalisme. Les attentats commis sur le sol européen ont été également un catalyseur dont ont profité ces partis. Ils ont été une matérialisation, pour une partie de l’électorat, des mises en garde réalisées par les mouvements nationalistes-identitaires. En outre, la situation démographique de nombreux pays européens alimente ce sentiment « d’envahissement » et valide, aux yeux de certains, la théorie du grand remplacement popularisée par Renaud Camus, notamment dans les pays d’Europe centrale et orientale (PECO). Dans ces États, le rejet de l’immigration est fort et il est impensable de combler les besoins de main-d’œuvre par l’immigration. Elle est perçue comme un « suicide de l’Europe[1] ». Ces craintes trouvent un écho dans le discours de rejet de l’Autre, ennemi à la fois intérieur et extérieur des partis nationalistes-identitaires.

L’Union européenne est également confrontée à une crise de la représentativité et de la démocratie qui se traduit par une perte de confiance et un rejet des élites dirigeantes. Il s’y mêle différentes considérations : sentiment que le discours des élites est éloigné des réalités et qu’il n’entre plus en résonance avec l’expérience quotidienne des citoyens, stagnation sociale avec la réalité que les générations actuelles vivront, à certains égards, moins bien que leurs parents, perte de repères liée à la mondialisation, creusement des inégalités[2] et sentiment que les nations ne peuvent plus jouer leur rôle car elles ont été « vendues » par leurs élites dirigeantes à des intérêts supranationaux (Union européenne, multinationales, etc.). Par ailleurs, en France, le référendum de 2005 reste un marqueur pour beaucoup de citoyens qui le voit comme un signe de non-respect de leur choix.

Le contexte géopolitique actuel avec notamment le retour de la guerre sur le continent européen, donne du grain à moudre aux discours nationalistes sur l’indépendance des États-membres, sans que leur vision de la résilience des chaînes de valeur soit réellement explicitée. Le besoin de clarifier est d’autant plus important que ces chaînes de valeur sont imbriquées à l’échelle mondiale et que leur renforcement à l’échelle européenne nécessite une approche systémique et concertée entre les États membres.

De « l’exit » de l’Union européenne à « l’Europe des nations »

Il est vrai que si l’Union européenne et ses institutions ne sont pas responsables de tous les maux du continent, certaines critiques peuvent être émises et permettent de comprendre le rejet dont elles souffrent. En outre, il n’existe pas de récit européen ou, s’il existe, il est très faiblement diffusé, alors que chaque nation a construit son récit national. Les symboles, les grandes figures et les valeurs de l’Union européenne sont méconnus d’une majorité des citoyens européens. Les représentations sur les euros sont très certainement moins évocatrices pour un Européen que celles sur les dollars pour un Américain.

Il est à noter que jusqu’au début des années 1990, les critiques sur l’Union européenne est relativement faible, notamment parce que la construction européenne s’est réalisée dans un contexte de discours anti-communiste et elle a pu être vue comme un rempart à l’URSS. Ainsi, jusqu’au traité de Maastricht, le soutien à la construction européenne était plutôt fort. Or, ce dernier traité a aussi concerné des sujets symboliques comme la monnaie, attribut de la souveraineté nationale, ce qui a alimenté le rejet de l’Europe. L’objectif de ce traité était d’instaurer une union économique et monétaire et l’abandon des monnaies nationales au profit d’une monnaie commune, l’euro. L’ouverture des frontières qui suivra en 1995, résultat des accords de Schengen, a très certainement également contribué à attiser les peurs de certains en permettant l’émergence de représentations.

La construction européenne et certaines critiques sur la technocratie bruxelloise ne sont pas infondées, néanmoins, ces discours virulents font souvent de l’Union européenne le bouc-émissaire de l’incompétence à apporter des réponses concrètes à l’échelle nationale de ce qui les porte. D’ailleurs, les partis nationalistes-identitaires ont fait évoluer leur position sur l’Union européenne. Si de la fin des années 1980 jusqu’au milieu des années 2010, les discours étaient centrés sur la sortie de l’Union européenne et/ou de la zone euro, ils ont considérablement évolué. La mise en œuvre du Brexit en 2020 avec les nombreuses difficultés à le réaliser et les conséquences économiques de la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne ont conduit de nombreux partis à faire évoluer leurs positions pour prôner l’Europe des nations. Paradoxalement, à mesure que ces partis progressent dans les têtes et les urnes, la proposition de sortir de l’Union européenne emporte de moins en moins d’adhésion auprès des citoyens européens. La vision est désormais de réduire les compétences de l’Union européenne, de faire fi du principe de non-discrimination sur la nationalité pour appliquer la préférence nationale et donc de construire une Europe à la carte. Or, ce programme ne pourrait conduire qu’à détricoter progressivement le projet européen de l’intérieur. Ils font du ressentiment et de la méconnaissance de l’Union européenne et de ses institutions un moteur de promotion de leur vision.

Par ailleurs, certains seraient tentés de dire que ce vote est le plus pertinent dans le contexte géopolitique actuel. Or, les programmes apparaissent plus comme un choix de repli que comme un programme qui apporte des réponses à la guerre économique par exemple. Si l’évolution du monde doit faire évoluer notre doctrine en la matière, le repli sur la nation ne nous rendra ni plus indépendant, ni plus résilient. La promotion de la réindustrialisation sans une vision systémique ne nous permettra ni de bâtir une industrie solide, levier de financement de politiques sociales ambitieuses, ni de construire une diplomatie environnementale, enjeu clé pour une Europe qui se réchauffe plus vite que les autres continents.

Quels groupes demain au Parlement européen ?

À chaque élection, le bloc nationalistes-identitaires se renforce, mais n’arrive pas à s’allier dans un seul groupe européen. Ils gagnent donc des ressources matérielles (temps, indemnité, etc.) et symboliques (légitimité, visibilité, allié à l’échelle européenne, voire internationale, etc.), sans pour autant qu’ils utilisent ensuite tous ces moyens pour faire évoluer les politiques européennes dans le sens de leur vision du monde.

Comme en 2019 et en 2014, les élections européennes ont été marquées par des débats plus centrés sur les enjeux nationaux que sur l’Union européenne. En France, plus qu’ailleurs, les élections européennes sont devenues un référendum sur la politique nationale et non sur l’avenir de l’Europe. Ces élections européennes ont marqué le maintien d’un clivage né dans les années 1990. Il ne s’agit plus de l’opposition entre capitalistes et communistes, ni de celle entre l’Est et l’Ouest, mais celle qui oppose progressistes et conservateurs. Le clivage que nous connaissons actuellement est celui que Bruno Mégret a formulé dans les années 1990 – « mondialistes versus nationalistes » – et que Marine Le Pen a repris en « mondialistes versus patriotes ». Pour les partis nationalistes-identitaires, l’avenir des nations ne doit plus être pensé autour de la question sociale, mais dans le cadre de cet affrontement.

Les partis nationalistes-identitaires se retrouvent autour de nombreux sujets, même si cela ne se traduit pas encore dans une grande alliance au sein du Parlement européen. La question de l’immigration avec une confusion entretenue entre islam et terrorisme participe à donner une cohérence à leur discours de réduire les compétences de l’Union européenne. Il existe des lignes de fracture entre eux sur le sujet européen et sur le sujet économique, mais également de nombreux points communs dans leurs représentations.

Le cumul des sièges obtenus par le Parti populaire européen (PPE), les Socialistes et Démocrates (S&D) et Renew Europe (RE) devrait leur permettre de conserver une majorité avec environ 56% des sièges. L’enjeu est de savoir comme le PPE va se comporter. Va-t-il rester indépendant ? Certains membres vont-ils le quitter au profiter des Conservateurs et Réformistes européens (CRE) ? Ou va-t-il se rapprocher intégralement du groupe CRE pour former une coalition de « centre-droit » ? Dans ce dernier cas de figure, l’alliance entre le PPE et le CRE ne sera pas suffisante pour obtenir la majorité. Il serait nécessaire qu’ils bénéficient de l’appui de plusieurs membres du groupe Identité et Démocratie (ID) où on retrouve notamment le Rassemblement National et la Ligue. Or, ce type de coalition semble impossible au regard des divergences qui existent entre ces différents partis, en premier lieu sur la question de la Russie.

La situation est paradoxale, l’intégration européenne apparaît nécessaire face à la dislocation géopolitique et à la fragmentation de notre monde, mais elle semble aussi bien plus difficile. Concrétiser l’autonomie stratégique implique de dépasser l’union autour d’intérêts économiques pour aller vers une vision politique commune qui sous-entend de partager des valeurs et des ambitions communes. Or, aujourd’hui les intérêts nationaux, en particulier en matière économique, prime sur l’importance de renforcer l’autonomie du continent. La force de des partis nationalistes-identitaires partis réside dans leur capacité à recréer un imaginaire autour de leur projet à une période où les citoyens sont dans une quête de sens. Ainsi, la réponse ne peut pas être des normes techniques, mais bien une vision de ce que les Européens ont envie de construire ensemble dans les prochaines décennies et en réponses à des défis systémiques.

[1] La notion de suicide de l’Europe ressort dans certains entretiens. Il est possible qu’elle soit une référence consciente ou inconsciente au livre de Douglas Murray, L’étrange suicide de l’Europe, publié en 2018 (L’artilleur, 544 p.).

[2] Thomas Piketty, Facundo Alvaredo, Lucas Chancel, Emmanuel Saez et Gabriel Zucman in Rapport sur les inégalités mondiales 2018, Seuil, 2018, 528 p.

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