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Billet de blog 10 janvier 2024

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L'État de droit en péril face aux atteintes et détournements

Au sein de l'Union européenne, on pense souvent que la Hongrie ou la Pologne conservent l'apanage des violations en matière d'Etat de droit quand il ne s'agit pas de le déconstruire, la France n'est malheureusement pas en reste comme en témoignent certaines actions du gouvernement, dont celles du ministre de l'Intérieur, Gérard Darmanin.

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Par Paul Chiron, juriste en droit des étrangers et chargé d'enseignement à l'UPEC.


La démocratie est fragile et le risque de glissement vers l'arbitraire au travers d’atteintes à l'État de droit se précise.

La notion d’État de droit s’entend comme une (auto)limitation de l’État par le droit : l’action des autorités publiques n’échappe pas l’exigence de respect des règles de droit. La dimension libérale de ce principe vise à contrer l’abus de pouvoir, par le respect, en particulier, des droits fondamentaux des individus. En quelques jours, deux exemples flagrants viennent nourrir cette hypothèse nourrie par des responsables politiques qui affichent allègrement leur propension à ignorer le cadre posé par le droit, opposant vulgairement volonté populaire et contraintes juridiques.

Le concept de démocratie (électorale) ne se résume pas au règne de la volonté de la majorité parlementaire. La démocratie ne peut exclure pas la faculté de contrôler la volonté de la majorité. Dans la logique du constitutionnalisme moderne, l’État de droit est en effet inhérent au modèle démocratique : « [s]i tout État de droit n’est pas nécessairement une démocratie, toute démocratie doit être un État de droit » (M. Troper). Ainsi, l’Etat de droit n’est pas qu’une notion à faire frémir les étudiants et étudiantes, ce n’est pas qu’un grand principe que les ténors du barreau brandissent avec un énième effet de manche ; l’Etat de droit est avant tout la pierre angulaire de toute démocratie moderne, celle sur laquelle est construite nombre de principes phares dont le respect des droits fondamentaux, celle qui fait prévaloir le droit sur toute autre considération, bien loin des mesquineries politiciennes. Et pourtant, le monde politique s’en prend régulièrement à ce principe.

Les dérives autoritaires du ministre de l’Intérieur en sont un exemple. Depuis plusieurs semaines, voire mois, le ministre s’en prend régulièrement à la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) ou à des décisions de justice, critiquant une justice politisée qui l’empêche d’agir. Le ministre avait par exemple largement annoncé se garder le droit de ne pas respecter la Convention européenne des droits de l’homme s’il le souhaitait, sous couvert de souveraineté française et de protection de l’ordre public. Cette menace de violer le socle de nos valeurs a trouvé un accomplissement tragique lors de l’expulsion d’une personne ouzbèke en violant une décision de la CEDH interdisant le renvoi vers son pays de nationalité. Cette expulsion, et donc cette violation, en connaissance de cause marque un tournant sans précédent en matière d’atteinte aux droits humains et incarne l’irrespect à l’institution qu’est la Cour européenne des droits de l’homme. Dans la foulée, et au regard de la situation critique, la Conseil d’Etat a enjoint à l’Etat de rapatrier la personne expulsée. Et malgré une décision de la plus haute juridiction de l’ordre administratif, le ministre a récidivé, piétinant ouvertement l’Etat de droit. Ce genre d’exemple est malheureusement fréquent, il suffit de voir le nombre de référé-libertés déposés contre des interdictions de manifestation ou contre l’usage illégal de procédé de surveillance tel que par drones. L’Etat contourne la loi puis dans le pire des cas, viole les décisions de justice. Parallèlement à ces violations nous pouvons voir une critique de plus en plus retentissante contre la Justice. La question de modifier la Constitution semble être une des voies étudiées par le gouvernement pour mettre à mal la hiérarchie des normes et surtout la place du droit international avec, en ligne de mire, la CEDH et sa jurisprudence. Cette dérive, dramatique pour l’Etat de droit, reprend le vocable et le combat de l’extrême droite. Voir ces propositions reprises par le gouvernement et son ministre de l’Intérieur marque un tournant que déjà beaucoup ont pointé mais cela semble s’ancrer encore davantage jour après jour et notamment avec les débats et le vote de la loi immigration.

Au-delà de cette remise en cause systémique de l’Etat de droit une seconde, plus insidieuse, opère; celle du détournement total de la notion. “Défendre l’Etat de droit ne doit pas nous faire oublier que nous sommes une nation de devoirs. Or, le sens du devoir n’est pas inné. Il s’apprend et se développe. C’est pour cela que je souhaite que le SNU devienne un passage républicain pour chaque jeune de notre pays.” Par ce tweet daté du 5 janvier, la secrétaire d’Etat à la Jeunesse et au SNU semble totalement déconnectée de tout fondement juridique. L’Etat de droit c’est évidemment la séparation des pouvoirs, la suprématie du Droit, le respect du principe de légalité, mais à aucun moment il n’est question de devoir du citoyen.ne.s. La possibilité que l'État et ses représentant.e.s utilisent la notion d'État de droit pour imposer des devoirs aux citoyens est un détournement manifeste de cette notion. En détournant cette notion de cette façon, en vidant de son sens ce principe cardinal, et évidemment a fortiori en piétinant l’Etat de droit de manière manifeste, le gouvernement ouvre la voie à une désagrégation de la démocratie telle que nous la connaissons.

Qu’en est-il de ce grand écart ? Dans un discours passé trop inaperçu, le président du Conseil constitutionnel Laurent Fabius a mis en garde le président et son gouvernement contre les atteintes répétées à l’Etat de droit. “Sauf à prendre le risque d’exposer notre démocratie à de grands périls, ayons à l’esprit que, dans un régime démocratique avancé comme le nôtre, on peut toujours modifier l’état du droit mais que, pour ce faire, il faut toujours veiller à respecter l’État de droit”. Alors que les sages doivent répondre à plusieurs saisines concernant la loi immigration, ce discours résonne évidemment comme un réquisitoire. Les sophismes fallacieux et violations manifestes mettent en danger notre démocratie et les premiers dangers sont celles et ceux-là même qui, jour après jour, nous sermonnent à coup de citoyenneté perdue et de devoir d’être incomplet.

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