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Par Hassina Mechaï, journaliste.
Il se dit, au fil des transmissions d’un récit encore intact, qu’au 16e siècle, horrifié par les pogroms qui terrorisaient la communauté juive de Prague, un rabbin créa une créature informe, le Golem. Il lui donna vie en insérant dans sa bouche un parchemin portant le nom de Dieu (le Tétragramme hébraïque) et en inscrivant sur son front le mot « Emet », La Vérité en hébreu.
Pour lancer le monstre contre les pogromistes, il suffisait de retirer l’aleph, la première lettre de ce mot. Le mot Met, la mort, marquait alors le front de la créature. L’aleph était ajouté dans l’autre sens, pour le dompter. Mais le Golem avait fini par horrifier son propre créateur, qui lui retira définitivement le parchemin de sa bouche et l’aleph de la vérité pour le ramener à son état premier de glaise informe.
Cette petite lettre, silencieuse, scande la dialectique entre la mort et la vie, lesquelles restent suspendues à l’aleph manquant. Hors ce souffle presque muet, c’est le mensonge et la mort.
La vérité impose donc de tendre l’oreille, au-delà des fracas des armes et des mots.
Le 7 octobre 2023, des massacres ont eu lieu. Ils s’inscrivent dans une histoire encore vivante. Avant ce 7 octobre, d’autres massacres ont été commis. Depuis, ils se perpétuent. Si ces massacres sont parce qu’ils sont, en tautologie médusante et d’éternité, la mort s’installera définitivement et aura eu le dernier mot.
Entre la Méditerranée et le Jourdain, vivent 15 millions de personnes, presque à part égale entre Israéliens et Palestiniens. Aucun peuple ne partira. C’est là le principal aleph manquant, sans lequel c’est la mort.
Quels autres aleph manquants s’agit-il désormais de retrouver ?
L’échappée des Golems
La presse internationale a documenté la création puis le financement du Hamas, sous le regard approbateur des autorités israéliennes. Même s’il n’en est pas le créateur, le Hamas a été en un sens le Golem de Netanyahou, par lui porté et maintenu en vie. Un Golem qu’Israël pensait sous contrôle, tenu par un contrat non-dit: charger le Hamas de la gestion de Gaza, pendant qu’Israël émiette la Cisjordanie en îlots coloniaux tout en construisant avec des régimes arabes sunnites de fructueux accords de normalisation.
C’est là l’obsession du Premier ministre : faire oublier jusqu’à l’existence d’une question palestinienne à laquelle la seule réponse raisonnable aurait été la création d’un État palestinien. Avant le 7 octobre, il aurait juré y être parvenu.
À son tour Golem soumis à la volonté de ses alliés ultra-orthodoxes, Netanyahou a ignoré les signaux alarmants et dépouillé le périmètre de la bande de Gaza pour mieux concentrer son armée en Cisjordanie. Ainsi, la question palestinienne est politiquement vidée, cadenassée à l’extérieur et éteinte à l’intérieur par un dispositif de blocus et d’enfermement colonial.
Ailleurs, dans le monde, on s’en félicitait déjà : la question palestinienne était quasi résolue, faute de solution identifiable, outre l’intenable statu quo imposé Israël. Une analyse pour Foreign Affairs avait même été publiée peu avant le 7 octobre. Son auteur, Jack Sullivan, conseiller pour la sécurité nationale et désormais très actif sur le dossier Israël-Palestine, notait alors que “La région est plus calme qu’elle ne l’a été depuis des décennies. (…) L’approche [du président Biden] rétablit la discipline dans la politique américaine”.
Pour ce qui est de Gaza, l’analyste dans sa lancée auto-laudatrice, n’hésite pas à affirmer que les États-Unis avaient réussi à “désamorcer les crises et rétablir la diplomatie directe entre les parties après des années d’absence.”
C’était dit, la question palestinienne était donc neutralisée, effacée de l’agenda régional et international, la discipline américaine avait réussi à maîtriser les golems palestinien et israélien. C’était affirmé, la région allait enfin entrer dans un nirvana irénique, une « fin de l’histoire » moyen-orientale, grâce aux dits Accords d’Abraham. Ces accords devaient pourtant si peu à « l’ami de Dieu » et tant à de très prosaïques contrats sécuritaires entre les Etats signataires et Israël. Chacun des régimes normalisateurs voyant conforté son maintien, unanimement persuadés que le plus sûr moyen de garantir la pérennité du parapluie américain passe par Tel Aviv.
Jusqu’à ce 7 octobre où la question palestinienne a rappelé son évidente centralité.
De la question juive à la question palestinienne
On doit au poète Mahmoud Darwish cette remarque très juste et toujours pertinente : « L'intérêt pour la question palestinienne a découlé de l'intérêt porté à la question juive ».
L’Occident s’est d’abord constitué contre l’altérité juive, jusqu’à l’acmé démonique du génocide européen des Juifs. L’Europe s’est construite contre cette question, arc-boutée sur un antisémitisme intimement mêlé à l’édification des États européens : des bûchers sur l’île de la Cité ou de la rouelle jaune sous Louis IX, à la « Limpieza de sangre » de l’Espagne catholique qui se constitue en expulsant concrètement et symboliquement Musulmans et Juifs, jusqu’aux lois raciales de Nuremberg et de Vichy.
Après l’indélébile stigmate d’Auschwitz, la question devait nécessairement être reformulée. Dans un retournement radical de sa charge idéologique. La défense d’Israël est désormais au centre de la construction politique du bloc occidental. La reconquête de la supériorité morale dont s’est toujours prévalu l’Occident, excessivement compromise par Auschwitz, n’a été possible qu’à cette condition.
Les débats actuels en Allemagne illustrent ce retournement. Le pays, travaillé par une culpabilité inaltérable envers le peuple juif, a fait de la sécurité d’Israël une «Staatsräson », ou raison d’État. Une assertion qu’il faut prendre au sens premier : la sécurité d’Israël, donc sa défense absolue, est vitale pour l’Allemagne elle-même et la condition nécessaire à son retour dans le concert des nations.
En France, le débat se structure sur d’autres référents. La même mauvaise conscience envers le peuple juif est doublée d’une mémoire non assumée du colonialisme. « L’Étrange défaite » de 1940 puis la collaboration et les lois de Vichy, ont été retravaillée au profit d’une autre histoire, celle de la France résistance aux côtés des Alliés vainqueurs du nazisme. Mais la perte de l’Algérie, l’autre défaite majeure, celle de 1962, peine encore à être incorporée dans un récit national rédempteur. Elle constitue indéniablement la plaie non refermée de la mémoire française.
On a pu d’ailleurs se demander, à écouter les plateaux français, si Israël n’effectuerait pas aussi une vengeance « pour compte » symbolique de cette inadmissible défaite. Car « Arabe » pour « Arabe », des commentateurs semblent, inconsciemment ou non, substituer le Palestinien à l’Algérien, le fedayin au fellaga. Selon une lecture dans certains cercles d’extrême-droite nostalgiques et revanchards, Israël oserait là où tout simplement la France a fléchi. Une approche également audible en Israël où la France est représentée comme un pays incapable de gérer « ses propres Arabes » à la différence de l’efficacité israélienne qui ne s’encombre pas de vaines considérations morales ou juridiques.
Israël pensé comme « une villa au milieu de la jungle », selon l’affirmation toute coloniale d’Ehud Barak, est également un sous-texte israélien. Le journaliste israélien Ari Shavit a observé que Netanyahu ne se considère pas simplement comme luttant contre ce qui menace l’existence d’Israël, mais aussi comme un défenseur de première ligne de l’Occident contre ses ennemis mortels. Un narratif adopté aussi bien par Benjamin Netanyahu que par le président israélien Herzog, qui ont tous deux adopté une rhétorique à mi-chemin de la lutte civilisationnelle et du combat eschatologique de la lumière contre les ténèbres.
Le fait que les extrêmes droites mondiales se rangent désormais derrière Israël (et non les Juifs) devrait alerter. En plus d’y trouver le moyen de s’absoudre de son antisémitisme, l’extrême droite célèbre en Israël sa propre fétichisation du sang et de la terre, de la relégation de l’autre. Or longtemps, le reproche premier fait aux Juifs a été leur détachement territorial, la situation d’apatridie ou de migrations sans cesse forcées. Un peuple diasporique, pourchassé dont les sociétés d’accueil ont créé, par la persécution, les conditions mêmes du non ancrage et de la séparation.
La célébration d’Israël par l’extrême-droite mondiale constitue en cela un sinistre renversement de l’histoire et une négation de l’éthique juive. Car l’hébreu est par définition « celui qui traverse », l’«Ibri» qui ne se laisse pas enfermer par les frontières et les Etats. Un peuple dont l’identité se fonde aussi sur le refus de ces réclusions. Un peuple qui a su se constituer ainsi par la sacralité et centralité d’une commune croyance et non pas à partir du territoire et du sang. À commencer par le paradigme premier, celui de la sortie de l’Égypte d’une foule d’esclaves constituée en peuple par la foi en un dieu unique et par l’acceptation de principes centrés sur le respect de l’autre et de ses droits, sur une transcendance incarnée dans l’immanence du « Prochain ». La pensée juive, à travers le temps, a été celle qui a permis de nombreuses « sorties d’Égypte », hors des enfermements et des despotismes.
La question juive, irréductible à toute contingence et comprise comme un inacceptable affront à maints despotismes, a ainsi permis l’émergence des pensées émancipatrices les plus fortes de l’Histoire.
« Palestine globale » versus « Israël global »
Mais la question palestinienne a également acquis une autonomie en tant que singularité politique. Elle fait sens en elle-même et par elle-même. Cette question ne concerne pas seulement un « petit » peuple spolié depuis plus d’un siècle par les jeux successifs des grandes puissances au Moyen-Orient. Elle est avec la même intensité posée hors de la culpabilité européenne sublimée en défense acharnée d’Israël.
Car elle convoque une autre mémoire, celle du colonialisme meurtrier auquel a succédé une domination mondiale persistante, que cette dernière soit militaire ou sécuritaire, politique et économique.
Si la question juive a hanté le 19e siècle, la question palestinienne est celle du 21e siècle. Elle se tient au carrefour géopolitique des rapports nord-sud et est-ouest, à des points nodaux infranationaux. La question palestinienne réverbère partout, en de multiples échos singuliers. La Palestine globale trouve un écho dans de nombreuses luttes émancipatrices, passées ou présentes. Tant de courants politiques et sociaux, à travers le monde y reconnaissent leur expérience propre et intime.
C’est l’émergence d’une « Palestine globale », selon l’expression de l’historien Ilan Pappé qui agglomère des sociétés civiles, de citoyens, de mouvements aussi divers que les mouvements indigènes, Black Lives Matter, les féminismes, les syndicats. En d’autres termes, des mouvements anticoloniaux, anticapitalistes, égalitaires et émancipateurs.
En Europe, combien sont-ils, chez les descendants d’immigrés africains, à reconnaître dans la lutte palestinienne les grands mouvements de libération nationale de leurs parents. Combien sont-ils aussi à déceler dans la surveillance de chaque instant de la vie palestinienne les stratégies de contrôle déployées par l’État chaque jour plus sécuritaire.
Pour les Afro-américains, se rendre dans les territoires occupés, c’est refaire l’expérience mémorielle de la ségrégation. L’écrivain Ta-Nehisi Coates, après son voyage à Hebron, raconte ainsi son dialogue avec un soldat israélien qui lui demandait sa religion : « Et il est devenu très clair pour moi ce qui se passait là-bas. Et je dois dire que c'était assez familier. Encore une fois, j'étais dans un territoire où votre mobilité est entravée, où votre droit de vote est entravé, où votre droit à l'eau est entravé, où votre droit au logement est entravé. Et tout cela est entravé en fonction de l’appartenance ethnique. Et cela me semblait extrêmement, extrêmement familier ».
J’ai aussi pu observer, en Cisjordanie occupée, de jeunes Américains noirs et juifs entonner spontanément le chant des droits civiques « We shall overcome » devant des checkpoints armurés.
Comme pour l’écrivain américain, la question palestinienne est « familière » à beaucoup. La Palestine est un palimpseste qui entremêle passé, présent et futur. Chacun peut y déchiffrer des éléments de sa propre histoire. La Palestine sonne pour beaucoup comme une répétition, un « encore une fois » d’une expérience de domination universelle.
Une « Palestine globale » dont le pendant exact est l’«Israël global », lequel en est venu à être confondu avec le camp occidental. Les votes à l’ONU sur la question israélo-palestinienne, dans leur instantanéité, illustrent cette division du monde en deux camps. La défense d’Israël est dès lors comprise par ces « sud globaux » comme la défense de l’Occident.
Nombreux sont ceux qui en viennent d’ailleurs à se demander, au regard de ces deux questions juive et palestinienne si intimement liées, s’il n’est pas une forme de transfert du sort fait au peuple juif durant des siècles vers le peuple palestinien : identité exilique, apatridie ; peuple dont la présence est ressentie comme surnuméraire, encombrante et inutile ; abandon, embarras ou indifférence des autres Nations ; menace constante de la disparition ou de l’effacement. La seule différence réside peut-être dans la situation faite aux Palestiniens d’un exil intérieur, d’un arrachement in situ, actualisé chaque jour sur sa propre terre.
L’innocence à tout prix
L’Etat d’Israël est l’un des premiers produits de l’ordre international issu de la seconde guerre mondiale. Un ordre qui a voulu réguler la loi du plus fort par une série de normes pensées tout à la fois comme éthiques et juridiques. Dans cet ordre, en synecdoque construit à travers les années, Israël est devenu synonyme du peuple juif. Défendre Israël, c’est défendre le peuple juif. C’est aussi défendre « la seule démocratie du Moyen-Orient », affirmation orientaliste s’il en est et qui ignore la vitalité démocratique des sociétés civiles de la région. Et qui ne s’interroge nullement sur la validité d’une démocratie restreinte, privilège d’une seule catégorie de la population.
Mais plusieurs apories déséquilibrent cette équation. D’abord la tension qui se fait de plus en plus criante entre le monde diasporique juif et Israël, notamment aux États-Unis. C’est en effet dans ce pays, qui accueille la communauté juive la plus importante au monde, hors Israël, que la contestation a été la plus vive à la guerre contre Gaza.
L’autre aporie tient à la contradiction avec une autre affirmation, celle de la fragilité du peuple juif. Or, Israël est une Sparte moyen-orientale surarmée qui maintient sous domination totale un peuple. Sa realpolitik est aussi crue que celles des autres pays, notamment par son soutien à des régimes peu soucieux des droits humains. Voire antisémites.
Au cœur de ces apories, gît la question de l’innocence. L’innocence est au sens étymologique « ce qui ne tue pas ».
Israël est, selon cette vision occidentale politico-médiatique, ne tue pas, même si les Palestiniens meurent. C’est dans ce paradoxe intenable que nous vivons depuis le 7 octobre. Israël ne tue pas mais les Palestiniens meurent.
Sur l’omniprésente scène politico-médiatique le consensus est parfaitement intelligible : l’innocence d’Israël doit être préservée à tout prix. C’est ainsi qu’il faut comprendre le blanc-seing immédiatement accordé à Tel-Aviv par les Occidentaux au lendemain du 7 octobre. C’est dit et répété : « Israël a le droit inconditionnel de se défendre ». Mais ce « droit » bruyamment proclamé relève à l’évidence davantage du quitus moral accordé par avance que du système juridique international lui-même, qui oblige à la protection des populations civiles et impose des obligations précises à la puissance occupante vis-à-vis des populations sous son emprise.
L’indiscutable innocence israélienne apparaît également en filigrane dans le concept militaire de « tirer et pleurer » (bokhim vé yorim) des militaires en territoires occupés. Elle trouve son apogée dans la fameuse sentence de Golda Meir : « Nous pouvons pardonner aux Arabes de tuer nos enfants mais nous ne pouvons pas leur pardonner de nous forcer à tuer leurs enfants.", qui au-delà de son caractère injurieux et ouvertement raciste, annule encore une fois chez le Palestinien toute réalité de sa souffrance voire de son humanité, et nie toute responsabilité dans cette souffrance.
Et c’est à ce niveau que s’esquisse un principe terrible d’inversion : car si le Palestinien n’est plus victime, il faudra donc qu’il soit la cause des actes commis contre lui. La responsabilité de chaque soldat en sort dès lors, au mieux, partagée donc diluée, au pire, occultée. Car dans son paroxysme, cette inversion suppose que le soldat apparaisse comme la victime de sa victime, et l’occupation une simple conséquence défensive et non une des modalités principales d’une agression continue. « L’armée la plus morale du monde » n’est pas un vain slogan. Les Israéliens y croient absolument.
Ces apories expliquent aussi les contorsions dans le traitement politique et médiatique des victimes palestiniennes. Ainsi a-t-on interrogé un temps la réalité du nombre des victimes, estimant que ces chiffres, fournis par le Hamas, était éminemment suspects. Quand bien même les observateurs impartiaux les jugent sous-évalués.
Dans une indignité assumée, certains journalistes ont pu mettre en doute l’innocence de ces civils. Ils n’interrogeaient pas cette innocence seulement depuis le 7 octobre mais bien au-delà, en essentialisant l’incrimination. À l’innocence d’Israël, quels que soient ses actes, correspond en effet la culpabilité des Palestiniens, peu importe la condition qui leur est faite. Peu importe que le droit international leur garantisse des droits et une protection.
Est également opéré une hiérarchie élective selon l’« intentionnalité » entre les morts civils israéliennes et les morts civils palestiniennes. Les morts ne se valant pas selon le principe, jamais clairement énoncé compte tenu de sa dimension scandaleuse, que les vivants étaient déjà considérés comme inégaux.
Ces contorsions politiques et médiatiques ont abouti à des aberrations factuelles, des distorsions tellement grossières qu’une alter-réalité semblait se créer au fur et à mesure de ces narrations. Comme dans la blague juive du chaudron emprunté neuf et jamais rendu troué.
Les morts palestiniens sont condamnés à des limbes médiatiques, innomés et sans visages, ni tout à fait morts, ni tout à fait vivants. Ils « meurent » le plus souvent, en mode actif dont ils sont le sujet unique. Et si parfois ils sont « tués », en mode passif qui suppose de désigner la cause de cette mort, la phrase semble alors comme suspendue, sans raison donnée.
Depuis le 7 octobre et même avant, « il n’y a pas de morts palestiniens » et « Il n’y a pas de civils Palestiniens ». De la même façon que « la guerre du Golfe n'a pas eu lieu », selon l’intuition de Baudrillard qui pointait ainsi l’absence d’images libres et le récit univoque dominant.
À l’innocence nécessaire d’Israël correspond la nécessaire culpabilité des Palestiniens. Leur faute sinon leur crime ? Être. Exister. Demeurer. Autrement dit, exactement ce qui a été longtemps reproché au peuple juif.
L’acharnement que met Israël à détruire toute preuve de l’existence d’une société palestinienne, de ses journalistes à ses édifices, de sa culture à sa société, participe de la rage devant cette inexpugnable existence, vécue comme un affront permanent et une impossibilité opiniâtre.
L’innocence intrinsèque et sans nuance qui imprègne la société israélienne s’accompagne d’une invisibilisation-effacement des Palestiniens dans chaque aspect de leur vie, de leur histoire à leur corps, de leur dénomination, « Arabes », qui est une négation de toute idée de Palestinité. Que le Palestinien soit devenu la figure du « Juif » pour le peuple israélien, telle que cette figure de l’altérité ultime a émergé à travers les siècles, est une hypothèse vertigineuse.
L’innocence d’Israël a pour exact pendant de la démonisation d’Israël. Sortir de cette dialectique folle et entrer dans la normalisation de ce pays est absolument nécessaire. Israël doit se normaliser avec lui-même, et pas seulement avec ses voisins arabes. Ce qui constitue un État au plan international, un territoire défini, un peuple, des institutions, est à la fois acquis et comme en suspens ou en achèvement non atteint. Israël reste un État sans frontières closes, sans constitution claire, sinon des lois fondamentales et pose le principe que son peuple est partagé entre une partie à l’intérieur de ses frontières et une autre en « diaspora » qui peut à tout moment bénéficier de la Loi de Retour. Le débat public autour de la réforme judiciaire, antérieure au 7 octobre, a peut-être participé de ce désir latent de normalisation qui existe dans une partie de la population israélienne.
Cette normalisation doit aussi être entendue comme soumission aux normes internationales mais aussi comme une banalisation en tant qu’Etat pour que cesse enfin cette hésitation entre l’en dedans et l’en dehors dans la psyché israélienne.
La défense des droits des Palestiniens doit aussi intégrer la normalité de l’existence d’Israël. Et résoudre le conflit latent sur la nature de l’Etat (théocratique ou laïque) qui divise profondément la société israélienne. Ils sont désormais nombreux, en Israël comme en Palestine, à comprendre que ce sont là les prémisses nécessaires à la paix.
La voix de Jacob mais les mains d’Ésaü
L’Occident demeure dans une étonnante ambivalence vis-à-vis d’Israël. S’il entend protéger son innocence, il admire tout autant sa force, qu’il contribue massivement à consolider. La puissance d’Israël semble même être considérée comme une prolongation temporelle et projection spatiale de la puissance occidentale, comme une évocation du temps révolu où cette puissance était hégémonique, omnipotente et incontestable.
« C’est la voix de Yaacov mais les mains d’Esaü ». Quand le président Joseph Biden s’est rendu en Israël ce 19 octobre, cette citation biblique m’est revenue en mémoire. Yaacov, cadet d’une gémellité fracturée dès la matrice, se présente à son père aveugle, Isaac, pour recevoir la bénédiction pourtant réservée au premier-né. La ruse était simple : ses mains étaient entourées de peaux de chevreaux pour que son père, ainsi leurré, croit bénir son aîné, l’ombrageux Ésaü. S’il palpe les mains du sanguinaire Ésaü, c’est pourtant bien la voix du pacifique Yaacov qu’Isaac entend.
Les États-Unis nourrissent, à flux tendus Israël en armes et en protection diplomatique tout en déployant sur ses actes un large parapluie moral. Dans le même temps, contraints par l’ampleur du carnage, ils affirment crescendo se soucier du sort des civils palestiniens, au fur et à mesure que les images d’un Gaza ravagé émergent irrésistiblement. La voix de Yaacov mais les mains d’Esaü…
Un ami refuznik, longtemps pilote dans l’armée de l’air israélienne, m’interrogeait un jour : « Pourquoi ne nous arrêtent-t-ils pas ? ». La question demeure. Pourquoi Washington ne stoppe-t-il pas Israël dans sa chevauchée folle vers la destruction de Gaza et la martyrisation d’un peuple dont le seul tort est dans sa présence, vivant lui aussi ? Déjà Washington semble organiser l’« irresponsabilisation » juridique et diplomatique de Tel Aviv en prévision de l’après-Gaza, à coup de pressions sur les instances internationales telles la CPI ou encore décourageant des conférences ad hoc sur les crimes commis à Gaza.
Avec l’innocence d’Israël, c’est aussi sa propre innocence que l’Occident défend, coûte que coûte. Les raisons politiques et géopolitiques sont multiples et ont été maintes fois énumérées : deux pays qui se vivent en « destinées manifestes » parallèles, colonies de peuplement fondées sur l’éviction des autochtones, construites par le puissant courant évangélique comme absolument liées. L’un comme l’autre se réclament de l’ordre international né en réaction des horreurs de la seconde guerre mondiale, où les États-Unis jouent le rôle de l’empire nécessaire et bienveillant. Ce même ordre dont Israël est, en 1948, l’une des premières créations onusiennes, comme le Yishouv1 pré-étatique avait été celle de la SDN.
Toute la question est de déterminer à partir de quel point de rupture la nécessaire certitude pour les États-Unis d’être un Empire bienveillant entrera en contradiction intenable avec les actions d’Israël ? Le soutien des lobbies qui autrefois neutralisait radicalement les contestations ne suffit plus. La guerre contre Gaza, (et non contre le Hamas comme cela est martelé) a d’ores et déjà des conséquences sur la politique intérieure des États-Unis. Des voix américaines juives, de IfNotNow à Jewish Voice for Peace, contestent l’alignement du Judaïsme mondial sur Israël. Ce fait constitue une rupture primordiale, ces voix américaines juives convoquant la tradition éthique du Judaïsme comme l’histoire américaine des luttes des minorités pour appuyer les droits des Palestiniens. De la même façon, les minorités ethniques aux États-Unis excipent de cette même histoire dans le soutien à la cause palestinienne.
Au plan international, Washington se trouve contesté dans les Suds globaux qui dénoncent de plus en plus fortement un ordre international qui ne sert plus que les vainqueurs de la seconde guerre mondial. Un ordre qui avait été établi alors que le monde était encore largement colonisé par ces mêmes vainqueurs. Le glacis colonial a cédé depuis et ces pays entendent mettre en adéquation principes et actions. Et si l’Ukraine a fissuré le pacte né de la seconde guerre mondiale, Gaza est en train de le réduire en lambeaux.
Washington tiendra-t-il longtemps cet écartèlement improductif pour les intérêts américains dans un environnement international hautement concurrentiel ? La question, déjà posée en 2012 par deux analystes américains, John J. Mearsheimer et Stephen M. Walt2, est reposée à Washington. La fronde des diplomates du département d’État, les démissions en série à l’ONU, les tensions au sein même du parti démocrate en témoignent.
Quand l’ampleur du massacre à Gaza sera connue, quand pour conserver son innocence, l’Occident devra forcément déclarer Israël coupable, que se passera-t-il ?
La tradition juive l’affirme : Ésaü, qui préfigure Rome donc l’Occident, a toujours éprouvé un sentiment ambivalent envers Israël. Au cœur des enjeux mondiaux de la paix ou de la guerre, le pacte faustien conclu entre Israël et un Occident qui n’a eu de cesse de persécuter les Juifs puis de dénaturer le message du Judaïsme, est l’énigme sanglante du drame palestinien.
1 Ensemble des Juifs présents en Palestine avant la création d'Israël en 1948
2 https://www.editionsladecouverte.fr/le_lobby_pro_israelien_et_la_politique_etrangere_americaine-9782707157010