Par Paul Chiron, juriste en droit des étrangers et chargé d'enseignement à l'UPEC
Depuis plusieurs décennies, des associations et avocat.e.s militant.e.s s’engagent dans des combats juridiques comme moyen de lutte pour améliorer le droit ou, et c’est plus inquiétant, pour répondre à des atteintes aux droits et libertés commises par des exécutifs, nationaux ou locaux, de manière plus en plus décomplexés. Ces militant.e.s du droit jouent un rôle essentiel et ce dans bien des domaines ; discriminations, violences faites aux femmes, droit des étrangers, droits des travailleurs, accès à l'éducation et à la santé, protection de l'environnement, etc. Leurs actions contribuent à faire évoluer les mentalités, à créer de nouvelles normes ou jurisprudences et, a minima, réduit la destruction de certains droits clairement en danger.
Oui, mais, et le mais est de taille, certains combats débouchent évidemment sur des défaites, voire, peut-être pire, sur des victoires à la Pyrrhus. Comme ce général, qui avait certes vaincu Rome, mais en engloutissant toute son armée et qui avait fini par perdre la guerre, aujourd’hui un certain nombre de combats juridiques viennent d’une façon ou d’une autre, comme un boomerang, frapper en retour les personnes qui l’avaient initiée.
Défendre les droits par le droit.
Ce n’est pas un phénomène nouveau ; pour preuve la Ligue des droits de l’Homme (LDH) a été créé spécifiquement pour défendre les droits et libertés fondamentales. Il suffit de lire le Manifeste de la création de l’institution en 1898 pour en être sûr : « À partir de ce jour, toute personne dont la liberté serait menacée ou dont le droit serait violé est assurée de trouver auprès de nous aide et assistance ». Mais depuis la fin du XIXème siècle l’usage du droit a changé et de nombreuses associations et avocat.e.s font du droit un outil militant avec une retranscription de leurs combats en langage juridique. Ce combat, sain, de lutter pour le respect des droits se transforme parfois en piège ; « Notre affaire à tous », la guérilla juridique menée pour le droit des personnes étrangères ou encore le référé-liberté contre l’interdiction de l’abaya à l’école en sont des exemples.
Tout d’abord, entendons-nous sur la question d’usage militant du droit, comme Danièle Lochak[1] nous parlons ici de « l’utilisation du droit comme instrument, comme arme au service d’une cause ». Ainsi, il s’agit de prendre ici en considération les actions contentieuses mises en place pour soit défendre des droits en périls soit pour faire évoluer une cause et lutter pour la création de nouveaux droits. La notion de contentieux stratégique semble charrier avec elle une perspective méliorative sur le droit et la justice, mais il est important de souligner qu'il existe de grandes différences d'approches parmi les juristes militant.e.s en ce qui concerne leur positionnement vis-à-vis du droit et, plus spécifiquement, de la stratégie juridique à mettre en œuvre pour améliorer le droit au sens de loi.
Alors, l’usage militant du droit est-il un bazooka ou un pistolet à eau ? Permet-il de tout chambouler ou est-il un combat vain, un baroud d’honneur ? En définitive, derrière cette question se cache un double questionnement : l’objectif et la stratégie.
Le droit des étrangers, laboratoire de guérilla juridique
L’importance du droit et de l’usage du droit s’impose avec une particulière évidence s’agissant de la défense des étrangers. Il faut connaître le droit pour exiger son respect par l'administration face à une population vulnérable et mal armée pour se défendre. Ce diagnostic a très vite été établi par des associations telles que La Cimade ou le Gisti avec une spécialisation de leurs équipes sur les termes juridiques. Aujourd’hui, de nombreuses associations mais aussi avocat.e.s proposent cet accompagnement notamment lors de nombreuses permanences bénévoles faites pour aiguiller les personnes étrangères dans leurs démarches. Cependant, il apparaît que cette façon de faire du droit ressemble davantage à une application du droit et non pas à un usage en tant que tel de l’arme juridique. Pire, il pourrait, finalement, s’agir d’une application, détachée de tout militantisme, d’un droit qui se dégrade, un droit que ces mêmes militant.e.s qui ont combattu lors de son adoption mais qu’elles finissent par appliquer au quotidien et donc par accepter. Le risque est même important de rentrer dans les rouages de la machine attaquée, d’avoir tellement intégrer la loi qu’on en devient un des maillons de la chaîne qui vient trier un dossier, dissuader une personne d’exercer un droit, etc. En ce sens, l’usage de ce droit n’est assurément qu’un pistolet à eau. L’usage militant du droit ne peut s’entendre uniquement si on ne pense pas à un dossier en particulier mais de manière macro-juridique ; il faut voir l’enjeu avec un objectif clair d’amélioration de la loi. L’usage du droit n’est militant que s’il est politique c’est-à-dire s’il est la traduction, en des termes et dans l’arène juridique, du combat initial au risque sinon de devenir une coquille vide de sens. Ainsi, outre la défense des droits en danger il ne faut jamais oublier l’objectif qui est également de changer le droit, de le faire évoluer dans un sens souvent contraire au mouvement général au risque sinon de ne défendre que des dossiers et non pas une cause.
L’arroseur arrosé ?
L’usage militant du droit est à double tranchant. La question de l’opportunité juridique et politique doit sous-tendre chaque usage militant du droit. Ce n’est pas un gros mot de parler de guérilla juridique mais encore faut-il que celle-ci soit faite dans une stratégie globale et maîtrisée. Nous ne pouvons plus nous résoudre à des actions décousues qui nourrissent la bête et battent en brèche les combats militants. Le mésusage du droit peut servir les desseins de l’exécutif en leur permettant de diaboliser lois et juridictions qui les “empêchent”. C’est ce mécanisme qui a donné lieu à la remise en cause profonde de l’ordre juridique européen par les britanniques. Insidieusement, les critiques contre la Cour européenne des droits de l’homme ou de “Bruxelles”, ces entités sans visage, qui contraignent les Etats membres s’est implantée dans le discours jusqu’à donner ce vote historique de sortie de l’Union européenne.
De plus en plus, en France également, les décisions de la Cour européenne des droits de l’homme sont critiquées en ce qu’elles viennent pointer les violations manifestes des droits humains par la France et en ce qu’elles empêchent l’action du gouvernement. De la même manière, la loi et même la Constitution sont pointées du doigts comme sources de tous les maux. Ainsi, lorsque G. Darmanin souhaite dissoudre les Soulèvements de la Terre, le Conseil d’Etat vient suspendre cette décision qui est, de manière flagrante, illégale. Mais cela se traduit dans la communication du ministre comme tel : la loi et les juges empêchent la dissolution d’un groupuscule éco-terroriste. Qui, parmi « les profanes du droit » ne voudrait pas de la dissolution d’un groupuscule défini comme étant des terroristes ? Qui ne voudrait pas se sentir plus en sécurité ? Et donc, qui ne voudrait pas d’une loi qui nous permet cette dissolution et nous garantisse sécurité ? C’est une argumentation fallacieuse, évidemment, mais c’est celle-ci qui, petit à petit, est retenue. Ce détournement honteux et flagrant du droit par une communication politique sournoise se retrouve régulièrement dans l’actualité. Ainsi le Conseil d’Etat a rejeté un recours en référé qui ne semblait pas adapté contre l’interdiction de l’abaya à l’école ; et politiques et médias l’ont traduit comme « Le Conseil d’Etat valide l’interdiction ». Il est donc important, d’une part de penser le contentieux avec ce risque de détournement et d’autre part de s’interroger : comment être un garde-fou sans tomber dans le piège de l’exécutif ? Derrière le fond juridique qui peut justifier le contentieux il faut voir les risques à la fois juridique et politique d’une défaite mais également d’une mauvaise victoire.
« L’affaire du siècle » est évidemment un exemple remarqué de l’usage du droit de façon politique et militante. L’idée derrière ce contentieux est éminemment politique : lutter pour la justice climatique. De manière flagrante, « l’affaire du siècle », à l’instar des autres décisions rendues en la matière, illustre l’importance du droit comme outil dans une lutte vue de manière holistique. Mais cette affaire démontre aussi une limite importante : le droit ne peut rien sans réelles décisions politiques. Ainsi, malgré une condamnation de l’Etat dans ce contentieux, l’absence de volonté politique rend finalement cette décision improductive. On le voit donc, l’objectif de faire évoluer le droit dans le sillage d’une décision de justice, malgré le fait qu’elle soit positive, n’est ainsi pas garanti. Bazooka ? pas certain donc.
Et si l’usage militant du droit se situait… en dehors du droit ?
Il convient de reconnaître que le recours en justice n'est pas toujours la stratégie la plus appropriée dans tous les contextes. Outre les cas où les militants peuvent faire preuve de méfiance à l'égard du système judiciaire en raison de son manque d'indépendance ou de son orientation politique, nous avons vu que l’usage militant du droit n’est pas, la plupart du temps, une fin en soi. Ainsi, et s’il fallait déplacer le débat juridique et se situer en dehors du droit ? La majorité des contentieux déposés contre l’Etat le sont car spécifiquement l’Etat se place lui-même en dehors du droit avec des degrés divers mais allant assurément jusqu’à remettre en cause l’Etat de droit. La désobéissance civile serait donc finalement peut-être l’usage ultime du droit militant.
[1] Danièle Lochak, “Les usages militants du droit”, La Revue des droits de l’homme [Online], 10 | 2016. URL: http://journals.openedition.org/revdh/2178; DOI: https://doi.org/10.4000/revdh.2178