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Par Felicitas Holzer, chercheuse en philosophie politique à l’université de Zurich (IBME), et ancienne chercheuse de la CONICET (Conseil national de la recherche scientifique et technique) en Argentine et Julio Montero , chercheur de la CONICET en philosophie politique, militant des droits civiques et conseiller politique du Patricia Bullrich.
Le 22 octobre dernier, Javier Milei a créé la surprise en se qualifiant pour le second tour des élections présidentielles argentines. Le 19 novembre, le choix entre le populiste de droite Milei et le péroniste de longue date et 'actuel ministre de l'économie, Sergio Massa, sera définitivement tranché. Sans conteste, Milei surfe sur la vague populiste en s'opposant à ce qu’il appelle une « caste politique », en remettant en question le droit à l'avortement et en niant la réalité du changement climatique.
Ainsi, le nom de Javier Milei est souvent associé à ceux de Donald Trump et de Jair Bolsonaro. Il est indéniable que ses opinions économiques ultralibérales, combinées à un solide néo-conservatisme, peuvent être qualifiées - pour le dire sobrement - de non conventionnelles. Néanmoins, en occultant le contexte spécifiquement argentin, la presse internationale ne prend pas suffisamment la mesure du phénomène Milei. Non pas qu’elle en sous-estime la dimension populiste, mais ce dernier ne joue pas le même rôle que celui qui tend à se propager dans les espaces politiques européens.
En Argentine, les gouvernements Kirchner & Kirchner (Néstor et, plus tard, sa femme Cristina, depuis 2002), que l’on peut qualifier de populistes de gauche, avaient progressivement fait passer le pays d'une démocratie libérale à une démocratie de plus en plus autoritaire. Les innombrables tentatives de réforme de la justice, dont l'objectif était de placer la Cour suprême sous la tutelle de l’exécutif, et les tentatives de contrôler la presse s’inscrivent dans cette évolution. Dans le contexte latino-américain, cette tendance a d’ailleurs donné naissance au terme de « legalismo discriminatorio » (législation discriminatoire). L’objectif étant d’utiliser l’instrument législatif au profit des sympathisants et des soutiens et éliminer les opposants politiques. Le « kirchnérisme » a ainsi infiltré les institutions et certains espaces de la société civile, entre autres les universités, les syndicats et le Conseil national de la recherche. Cependant, le populisme autoritaire en Argentine a émergé bien avant l'apparition du phénomène Javier Milei, et la question demeure de savoir si ce nouveau populisme représente une menace plus importante.
Force est de déjà constater que les idées populistes de droite portées par Javier Milei représentent un danger moindre que ses homologues européens ou le « trumpisme » aux Etats-Unis. Javier Milei agit certes en tant que populiste, mais il le fait principalement sur un plan discursif. En effet, jusqu’à présent, il n’a exprimé aucune intention de remettre en cause la constitution ou la séparation des pouvoirs, contrairement aux populistes de droite qualifiés de « programmatiques » que nous connaissons en Europe, notamment en Hongrie ou en Pologne. Contrairement à Jair Bolsonaro, souvent cité, il condamne toute forme de dictature, y compris la dictature militaire en Argentine. A l’inverse de Donald Trump, il n'a jamais tenu un discours explicitement misogyne, même s'il pourfend le « politiquement correct ». Il promeut activement des alliances en matière de politique étrangère avec l'Occident, tout en évitant toute inclination ouverte en faveur d'un discours pro-chinois ou pro-russe.
En outre, l’adversaire que Javier Milei désigne n’est pas tant un groupe social que ce l’on appelle dans le contexte argentin la « caste politique », une élite argentine corrompue au sens où l’entendent les ONG telle que Transparency international. Cette « caste » fait l’objet depuis des années de critiques, elle n'a donc pas été inventée par Milei. Au sens ou l’entendent Ernesto Laclau et Chantal Mouffe (Hégémonie et stratégie socialiste), ce type de « populisme discursif » pourrait être interprété symboliquement et comme une stratégie politique visant à créer des identités afin de modifier profondément les équilibres.
En effet, le populisme de Javier Milei peut toucher à la forme démocratique du régime d’une façon plus profonde car il véhicule des propositions radicales qui ne seront pas sans conséquences. C’est le cas de ses annonces portant sur la réduction des budgets sociaux, de l'éducation et de la recherche, de la dollarisation de l’économie et ou de la relance du débat sur l'avortement. Ces thématiques polarisent et déséquilibrent une société déjà fracturée et désormais majoritairement pauvre, et rendront à terme la délibération démocratique plus difficile. Toutefois, les dommages causés par ce populisme pourront rester gérables à condition que les institutions et une culture politique démocratique restent prédominant et garantissent l’Etat de droit.
Subsiste l’hypothèse, étayée par plusieurs éléments, que Javier Milei est conscient des limites de son discours. Depuis le début de son ascension politique, il met en œuvre une stratégie segmentée en diffusant des messages adaptés aux différents groupes sociaux (les jeunes, les syndicats, la police…). En outre, il travaille sur différents niveaux de communication. S’il diffuse ouvertement des absurdités sur les plateaux tv (colportées ensuite par la presse internationale) qui enthousiasment l’opinion, il travaille en parallèle avec une équipe de campagne composée d'économistes chevronnés et d'autres spécialistes élaborant des propositions de réforme en apparence plus modérées et argumentées. Cette hypothèse est d'autant plus plausible que le centre-droit soutient le candidat du second tour et que, jusqu'à récemment, il courait même le bruit que Javier Milei ne serait pas opposé à un partenariat avec les péronistes, à condition que certaines réformes économiques soient mises en œuvre. Enfin, cela indiquerait qu'un changement de gouvernement constituerait une rupture moins profonde que ne le suggère le discours actuel.