Par Charles Thibout, membre de Chronik.
Dans une interview accordée au magazine états-unien Jacobin, le secrétaire général du syndicat de police FSMI-FO, Yves Lefebvre, s’en est pris directement à Jean-Luc Mélenchon, en déclarant qu’en cas de victoire de la NUPES (et de nomination probable de ce dernier à Matignon) : « Il y aura d’immenses protestations au sein de la Police nationale (…). J’ai dit que je n’obéirai jamais à Jean-Luc Mélenchon. La France s’embrasera, mais cette fois-ci, cela opposera la Police nationale au pouvoir politique en place. »
Une police antirépublicaine
Le syndicaliste n’appelle rien moins qu’à forclore l’État de droit, subvertir l’ordre juridique étatique, jusqu’à annoncer à demi-mot un pronunciamiento. Un an après la tribune menaçante de militaires à la retraite, dans Valeurs Actuelles, le putsch semble revenu à la mode ces jours-ci en France.
Qu’un policier ou des militaires s’autorisent de telles sorties de route, sans condamnations ou presque du pouvoir, en dit long sur la détérioration de la démocratie. Le devoir de réserve s’effondre, la soumission à la Loi se délite, la subordination de l’administratif au politique est explicitement remise en cause. Qu’importe les diatribes de Jean-Luc Mélenchon contre la police : une police factieuse est antinomique de la police républicaine.
Au-delà des sympathies politiques nauséabondes, c’est bien la formalisation d’un groupe d’intérêt policier qui pose question. Elle marque le délitement de l’ordre républicain et de son pendant : l’irréductibilité de l’intérêt général, dont l’État est le garant, à la somme des intérêts particuliers. En somme, c’est la notion même de « public » qui ploie sous les assauts répétés d’une pensée et d’une action dominantes : le néolibéralisme[1].
Queue de comète de la néolibéralisation de la société
Cette transmutation de la police républicaine en groupe d’intérêt exprime la dilution de la République dans le néolibéralisme. La « société », si tant est qu’on puisse encore l’appeler ainsi, se réduit tendanciellement à l’espace de confrontation des intérêts sociaux et conduit, ce faisant, à la dissolution de l’intérêt général dans l’affrontement des intérêts particuliers. Cette transformation de l’espace public républicain s’insinue jusque dans ses bastions traditionnels, ces « enclaves » républicaines qu’on pensait les mieux immunisées contre la néolibéralisation de la société : les « services publics », théoriquement (et peut-être illusoirement) prémunies de ce jeu d’affrontements particuliers.
Avec force références au lexique du darwinisme social, à lutte généralisée pour la survie que constituerait la vie en société, elle-même transmuée en champ de bataille, en terrain de compétition de tous contre tous, les thuriféraires du néolibéralisme, à la tête de l’État depuis les années 1970, ont fini par irriguer les rangs de la police. Cette police, rappelons-le, créée par le régime de Vichy, lui-même imprégné de darwinisme social et farouchement antirépublicain.
La normalisation de la violence physique
Le néolibéralisme diffuse et institutionnalise la lutte pour la survie[2]. Partant, il légitime insidieusement le recours à la violence physique comme mode normalisé de régulation des rapports et, a fortiori, des antagonismes sociaux. La dialectique des idées, la rhétorique civique, l’espace public libéral lui-même se trouvent subrogés par cette « régression animale »[3] de l’affrontement des corps. Pour paraphraser Lacan, le Réel se substitue au Symbolique au lieu où la médiation du langage fait défaut.
À cette tendance de fond se superpose la réduction du mot « République » à un signifiant asémantique, du moins à première vue. Subverti, vidé de sa consistance pré-néolibérale, il en vient à correspondre à un « mot d’ordre », non seulement social, mais encore ethnoculturel. Il n’est que de voir combien il est devenu naturel que les mots « république », « laïcité » ou « universalisme » se fassent les paravents du racisme et de la xénophobie, avant tout tournés vers les « musulmans » - catégorie extrêmement confuse, du reste, comme l’avaient souligné Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed[4].
De fait, il n’est plus question d’universalisme, puisque la « république néolibérale » entend procéder, par réaction, à la balkanisation de la société en groupes d’intérêts particuliers. Plus question non plus, dès lors, de rassembler une population hétéroclite, constituée en Peuple ou Nation, autour d’un idéal socialisateur, fût-il largement utopique, mythifié et intéressé. Le projet que porte la république néolibérale, c’est la fragmentation de la société.
Partant, ses apôtres finissent de renverser la portée émancipatrice du mot République, tel qu’elle fut embrassée en France à la fin du XVIIIe siècle. D’un signifiant « de gauche », progressiste et révolutionnaire, la république néolibérale en a conçu un objet et un instrument réactionnaires et profondément antidémocratiques. Si tout ou partie de la police entre en sédition, c’est avant tout vers cette transvaluation des valeurs républicaines que nos réflexions devront se tourner – si tant que le nouveau régime en offre encore la possibilité.
[1]Antoine Vauchez, Public, Paris, Anamosa, 2022.
[2]Barbara Stiegler, « Il faut s’adapter ». Sur un nouvel impératif politique, Paris, Gallimard, 2018.
[3]Baptiste Rappin, « L’impératif de l’adaptation : la soumission du droit, de l’économie et du management aux catégories de la biologie moderne », Transversalités, 2022/1 (n° 160), p. 71-93.
[4]Islamophobie. Comment les élites françaises fabriquent le « problème musulman », Paris, La Découverte, 2013.