Par Johann Soufi, avocat et chercheur spécialisé en droit international.
Pourriez-vous revenir sur la genèse et les fondamentaux du droit international de la guerre ? En quoi celui-ci est-il saisi par le massacre du 7 octobre et par l'offensive israélienne contre Gaza ?
L’origine du droit international humanitaire (DIH), le droit des conflits armés, remonte au XIXe siècle avec les travaux de Henry Dunant. Dans son ouvrage « Un souvenir de Solférino » publié en 1862, cet homme d’affaires suisse décrit les horreurs et les souffrances qu’il a observées lors de cette bataille, offrant un contraste saisissant avec la vision parfois abstraite et idéalisée de la guerre. Rejoint par des juristes et des militaires suisses, il fonde l'année suivante le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), qui offre, depuis, une protection et une assistance humanitaire à toutes les victimes des conflits armés et qui constitue un des « gardiens » des principes du DIH. Ce droit repose sur quelques principes fondamentaux – humanité, distinction, précaution, proportionnalité, interdiction des maux superflus et des souffrances inutiles – qui ont ensuite été codifiés dans les quatre Conventions de Genève de 1949 et leurs protocoles additionnels de 1977 et qui ont fait l’objet d’une jurisprudence abondante, notamment de la part des juridictions pénales internationales créées à la fin du XXe siècle. L’un des principaux apports de ce droit est qu’il ne cherche pas à déterminer qui a « tort ou raison », ni si l'usage de la force est licite (un aspect régi par la Charte des Nations Unies), mais vise simplement à instaurer des principes et des règles dans un contexte — la guerre — qui en est habituellement dépourvu.
Le conflit israélo-palestinien génère des passions, des peurs et de la haine au Proche-Orient et à travers le monde qui conduisent certains à justifier l'injustifiable et à écarter ces principes du droit international humanitaire, en particulier depuis le 7 octobre. Cette évolution est terrifiante, car elle tend à déshumaniser l'Autre et à admettre que la fin justifie tous les moyens. Entendre cet argument dans le discours des parties au conflit est déjà alarmant, mais il est encore plus inquiétant de l'observer, même de manière indirecte, dans le débat public global et dans les propos de certains politiques et journalistes, en France par exemple.
Deux juridictions internationales sont concernées par cette guerre : la CIJ et la CPI. Pourriez-vous revenir sur les caractéristiques de chacune et les distinguer ainsi ? Ne jouent-elles pas leur crédibilité historique dans cette guerre ? Comment interpréter la passivité de la CPI ?
Si elles siègent toutes les deux à La Haye, aux Pays-Bas, la Cour internationale de justice (CIJ) et la Cour pénale internationale (CPI) sont deux juridictions bien distinctes. La CIJ, créée en 1945, est l'organe judiciaire principal de l'Organisation des Nations Unies. Elle résout les différends entre les États membres et fournit des avis consultatifs à la demande des organes de l'ONU, comme l'Assemblée générale et le Conseil de sécurité ou de ses Agences. Récemment, la CIJ a été saisie par l’Afrique du Sud contre Israël et par le Nicaragua contre l’Allemagne pour leur violation alléguée de la Convention de 1948 sur la prévention et la répression du crime de génocide. En février 2024, elle a également tenu des audiences, à la demande de l’Assemblée générale, concernant la question des conséquences juridiques découlant des politiques et pratiques d’Israël dans le Territoire palestinien occupé, à la demande de l’Assemblée générale, auxquelles plus de 50 États ont participé. Son avis consultatif sur cette question devrait être rendu d’ici quelques mois.
L’autre juridiction, la CPI, établie par le traité de Rome en 1998 et opérationnelle depuis 2002, juge les individus accusés de crimes de guerre, de crimes contre l'humanité, de génocide et, dans certains cas du crime d’agression. Un procureur indépendant, à la tête d’un bureau composé d’environ 500 juristes et enquêteurs, mène les enquêtes sur ces crimes. Actuellement, 124 États sont membres de la CPI, bien que des puissances comme les États-Unis, la Chine, la Russie, l’Inde ou Israël n’aient pas ratifié son statut. Cela ne l’empêche pas d’être compétente pour les crimes commis en Palestine (et en Israël le 7 octobre) car sa compétence s'étend aux crimes commis sur le territoire d'un État partie ou par l’un de ses ressortissants. Or la Palestine est un État partie à la Cour depuis 2015. En mars 2021, après un long combat judiciaire de l’Autorité palestinienne, une enquête a finalement été ouverte par le Procureur sur les crimes commis en Palestine ou par des Palestiniens depuis juin 2014.
Les attentes placées dans ces juridictions sont immenses, souvent exacerbées par la profonde déception suscitée par l'inaction des États, notamment occidentaux, face à la tragédie que vivent les Palestiniens. Bien que légitimes, ces attentes peuvent parfois sembler démesurées. En effet, il est crucial de rappeler que ces juridictions sont dépourvues de moyens propres d’exercice de la contrainte, et que leur efficacité dépend par conséquent essentiellement de la volonté des États pour faire respecter leurs décisions. Or, le soutien des États, qui prônent pourtant un ordre mondial basé sur le respect du droit international, fait souvent défaut. Par exemple, l'ordonnance de la CIJ du 26 janvier, qui reconnaissait l'existence d'un risque plausible de génocide à Gaza et ordonnait des mesures conservatoires strictes contre Israël pour le prévenir, n’a pas eu les effets escomptés, faute de pression adéquate de la part des alliés d'Israël, notamment du gouvernement américain.
Pourtant, la justice internationale doit demeurer indépendante de ces considérations politiques. Les crimes commis à Gaza et en Cisjordanie, comme en Israël, ne peuvent pas rester impunis. Le procureur de la CPI doit envoyer un message fort de responsabilité en direction d'Israël, à l'instar de ce qu'il a fait en lançant un mandat d'arrêt contre Vladimir Poutine et d'autres responsables russes pour leurs crimes en Ukraine. Les enquêtes prennent naturellement du temps, mais je m'attends à ce que des mandats d'arrêt soient délivrés prochainement, dans la mesure où son Bureau dispose déjà de suffisamment d'éléments de preuve pour le faire. Comme je l'ai écrit dans ‘Le Monde' en septembre 2023, au-delà d'une nécessité judiciaire et d’un enjeu pour la paix dans la région, la lutte contre l’impunité pour les crimes commis en Palestine est, selon-moi, un enjeu existentiel pour la Cour. Dans un monde en pleine recomposition, marqué par l'émergence d'un discours puissant du "Sud Global" pour plus d’égalité et de justice, la Cour, qui a été critiquée pour sa sélectivité présumée et sa proximité avec les intérêts occidentaux, doit montrer qu’elle ne mène pas une politique pénale à géométrie variable.
La séquence diplomatique et judiciaire semble inverser les schémas établis depuis la naissance du système international moderne (après la Seconde guerre mondiale) : face à la passivité des démocraties occidentales, ce sont des États du Sud qui en appellent au respect du droit international et mobilisent les leviers diplomatiques et juridictionnels internationaux. N'est-ce pas le signe d'une reconfiguration de l'ordre international ?
L'utilisation des instruments du droit international par les États du Sud reflète indéniablement leur quête de justice et d'égalité dans l'application du droit international. Elle fait écho aux appels croissants pour une réforme des instruments de gouvernance mondiale, notamment du Conseil de sécurité, dont le fonctionnement est profondément inefficace, obsolète et injuste.
Il me semble toutefois réducteur d’analyser ce phénomène au seul prisme des événements récents au Proche-Orient. Il s'agit d'un mouvement plus profond qui a débuté il y a déjà plusieurs années. Par exemple, plus de deux tiers des 124 États parties de la CPI sont des États du Sud. La procédure engagée par l'Afrique du Sud contre Israël, bien que marquante, avait été précédée en 2019 par une initiative similaire de la Gambie contre le Myanmar, relative au génocide présumé des Rohingyas.
Il ne faut pas non plus analyser cette évolution de manière trop caricaturale pour deux raisons. D’abord parce que la violation du droit international par certaines démocraties occidentales n’est pas nouvelle. Il suffit de mentionner l'invasion de l'Irak par les États-Unis et ses alliés en 2003, des crimes de guerre commis par les soldats américains ou britanniques en Afghanistan ou en Irak, ou des sanctions prises par l’administration Trump contre l’ancienne procureure de la CPI Fatou Bensouda pour réaliser à quel point leur attachement au droit international est parfois à géométrie variable. Ensuite, parce que les pays du Sud instrumentalisent aussi le droit international selon leurs intérêts stratégiques. L'Afrique du Sud a, par exemple, plusieurs fois menacé de quitter la CPI pour protester contre les mandats d’arrêt émis contre certains dirigeants africains, et sa position vis-à-vis de l'agression russe en Ukraine est pour le moins ambigüe. Le Nicaragua est lui-même accusé par l’ONU de crimes contre l’humanité commis dans le cadre de sa campagne de répression contre l’opposition politique.
À mon avis, l'évolution la plus significative de ces derniers mois est celle de l'émergence d'une société civile de plus en plus globalisée, qui, notamment grâce aux informations diffusées en temps réel sur les réseaux sociaux, fait preuve d'une conscience et d’un courage inédit dans l’histoire de la lutte pour les droits des Palestiniens. Ce phénomène, que l’on constate aussi dans d’autres combats pour les droits des femmes, des minorités sexuelles, ou pour l’environnement, montre le profond attachement de la jeunesse aux valeurs défendues par le droit international. Dans le contexte actuel, marqué par la remise en cause du droit international et de ses instruments par certains États, c’est une source d’espoir formidable.