Par Fatma Bouvet de la Maisonneuve, psychiatre, écrivaine.
« C’est un honnête homme, je ne crois pas qu’il soit capable de violences sur les femmes », déclarait Stanislas Guerini, au sujet d’un responsable politique pourtant condamné par la justice pour violences sexuelles. Une déclaration qui mobilise le registre lexical qu’utilisent, précisément, ceux qui ne croient pas la parole de femmes victimes de telles violences. La phrase de Stanislas. Guérini est une flèche de plus plantée dans la dignité des femmes victimes de violences. Le même Stanislas Guérini dit ne pas avoir été informé du signalement qui lui a été adressé au sujet de viols et agressions sexuels qu’auraient commis le ministre Damien Abad. Une (double) défense qui reflète si bien le décalage entre les discours en matière de lutte contre les violences faites aux femmes (« grande cause nationale » !) et une réalité implacable qui oscille entre déni et mépris
Les délinquants misogynes en cols blancs ont longtemps été protégés de tous soupçons alors que dans 63 % des cas, les victimes de violence psychologique et leurs conjoints sont d’un haut niveau socioprofessionnel[1] où les violences sont taboues. Pourtant dans l’imaginaire collectif, les agresseurs sont pauvres et mal éduqués. C’est effectivement un concept plus facile à véhiculer par des leaders d’opinions pour la plupart issus de milieux d’« honnêtes gens ».
Je peux affirmer ici que dans la cadre d’une consultation de psychiatrie comme la mienne, c’est-à-dire majoritairement féminine, 80% de mes patientes ont subi ou subissent une agression sexuelle et des violences psychiques systématiquement associées. Ce chiffre élevé doit évidemment être vu à travers le biais d’un métier qui aide des personnes en souffrance. Avant de se défaire de l’emprise de leur bourreau, ces femmes continuent de survivre dans l’enfer d’un agresseur qui parvient à les convaincre de ce qu’elles sont coupables des violences qu’elles subissent : « c’est de ma faute, docteure, il faut dire que je l’ai poussé à bout, parce qu’avec les autres, il est très charmant », « il m’a dit que j’étais folle et qu’il fallait que je consulte », « je n’avais pas envie, mais le devoir conjugal m’oblige à supporter ses exigences sexuelles », « personne ne croira qu’il m’a trainée par les cheveux dans la rue, il est un haut fonctionnaire connu », etc. Etc.
Les femmes victimes de violences oscillent entre l’hyper émotivité incontrôlable et l’anesthésie que leurs interlocuteurs qualifient souvent de simulation, réaction qui entretient chez elles l’idée que parler de l’agression subie serait inadapté. Elles gardent donc un silence qui les isole de personnes de confiance et les éloigne des circuits de soins. C’est la raison pour laquelle nous, médecins et en particulier les psychiatres, parmi les premiers interlocuteurs de ces victimes, nous nous devons de mener un dépistage systématique car nous savons que certaines, par soucis des apparences, taisent leur calvaire. Il s’agit pour nous de rechercher des vécus de violences sexuelles, physiques ou psychiques dont les conséquences sont égales afin de les en soulager.
Les femmes peuvent attendre longtemps avant de porter plainte. L’occasion pour les suspicieux de s’interroger : « pourquoi maintenant ? ». Eh bien c’est parce qu’elles ont été dévitalisées, toute cette période durant, et qu’un déclic qui leur appartient les a poussé à sauver leur peau en désignant celui qui les a anéanties. La phrase de Stanislas Guérini est emblématique de dénis multiples à l’origine des dysfonctionnements d’une société. Cachez ce mal que je ne veux pas voir. Prenons l’exemple d’un secret familial. La dynamique qui se met en place autour de ce non-dit est toujours bancale puisqu’elle ne s’est pas formée sur des fondations solides et réelles. Il en est de même pour un collectif. Si l’on ne rend pas publique les injustices vécues par les femmes, la société continuera de claudiquer.
Malgré #metoo et la grande cause nationale consacrée aux femmes, nous, soignants, n’avons pas constaté de changements notables. Les ministres se succèdent, les déclarations solennelles se multiplient, mais ni les budgets, ni les actes ne suivent. Et nous, soignants, réparons toujours autant de plaies crées par les agresseurs et par un système dangereusement désinvolte face à ce sujet majeur. Nous traitons les dégâts causés sur des femmes par une société qui ne veut pas les entendre, parfois même jusqu’à ce qu’elles en meurent comme en témoigne le taux de féminicides recensés.
Mais si la révolution #metoo n'a pas changé notre pratique médicale, elle a permis la connaissance de faits autrefois tus. Depuis quelques années, les révélations ne se comptent plus. Si l’accusation ne vaut pas condamnation, et tenant compte évidemment de la présomption d’innocence, nous pouvons malgré tout nous demander si toutes les accusatrices mentent et quel intérêt pour toutes d’étaler ainsi leur intimité en tant que fabulatrices. Lorsque j’examine certaines patientes, je trouve insupportable que la victime doive apporter les preuves des agressions endurées. Tout comme je trouve inconcevable que le contexte dissuade de porter plainte ou de témoigner en faveur d’une victime de violences aujourd’hui en France. De quoi on-t-elles donc peur ? Elles me le disent en thérapie ce dont elles ont peur elles et leurs témoins. Elles craignent d’être qualifiées de menteuses et de vouloir démolir la vie d’un homme. Quant à leur vie à elles, déjà évaporée, qui s’en préoccupe ? Dépression, désocialisation, abus de substances, tentatives de suicides, suicides… sans compter les conséquences sur les enfants, s’il y en a, dont le seul rôle deviendra celui de protéger la mère et de garder une apparence lisse à l’extérieur.
Depuis les campagnes électorales de 2022 nous assistons à des histoires au sein de tous les partis politiques qui doivent interroger toute la société française. Le flou, la négligence, l’omerta, les soutiens puis les lâchages, les calendriers superposés, les délais de dénonciations mouvants, les mensonges, tous ces mécanismes pervers révèlent à quel point ce sujet est bâclé, à quel point les droits des femmes sont bafoués au profit de leurs pouvoirs. Comment décemment avoir l’outrecuidance d’être candidat à des responsabilités lorsque l’on fait l’objet d’accusations aussi graves que celles de violences sexuelles, même si l’on est innocent ? L’accès aux pouvoirs est-elle si pressante et grisante qu’on se lave les mains de l’image que l’on véhicule? Plus de 52% des électeurs sont des électrices et ce poids ne pèse hélas pas encore suffisamment sur les décisions prises. Pourtant, la défiance est là, elle puise son origine dans de nombreuses questions, y compris celle de la vie et du bien-être des femmes.
Cette séquence électorale devra être le point de départ d’une nouvelle grille de recrutement afin que nous puissions compter sur nos représentants politiques, ceux que l’on élit pour travailler au service du peuple.
Les violences faites aux femmes sont un sujet médical qui nous oblige tout en étant un sujet éminemment politique sur lequel la France a pris du retard. Avec une première ministre femme, Mme Élisabeth Borne, l’espoir est permis pour le rattraper. Espérons qu’elle ne nous décevra pas.
[1] http://www.em-consulte.com/article/223242/profil-clinique-et-psychopathologique-des-femmes-v