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Billet de blog 23 octobre 2023

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La « méritocratie capitaliste » est une fable

L’essayiste et spécialiste de philosophie politique, Jean-Christophe Grellety, a répondu à quelques de Chronik à l’occasion de la parution de son ouvrage « Racisme social : théorie des pratiques ploutocratiques de différenciations sociales » (éditeur(s) : Books on demand, Coll. : Société, 2023).

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Chronik : Le séparatisme social est une construction humaine, politique, qui s’inscrit dans une histoire longue. Pouvez-vous revenir sur cet aspect de votre réflexion ?

J.-C. Grellety : Entre le 17ème siècle et notre époque, les États européens ont piloté des transformations totales, de leurs compositions et caractéristiques démographiques, des pratiques productives dominantes, de la place et de l’influence, dans leurs structures intérieures, des armées, (éléments décisifs, constitutifs, de ces Etats, dont la connaissance rigoureuse est nécessaire pour toute démarche qui concerne ces puissances politiques). Mais si, dans ces dimensions, tout a changé, c’est pour que, à leur niveau, rien ne change, et ils ont ainsi maintenu une structuration sociale fondée dès le haut Moyen Âge, avec des détenteurs de « titres », des serviteurs de ces détenteurs, des producteurs asservis, à des degrés divers, et des exclus. Les États eux-mêmes ont fait partie de ces transformations, dès lors que, sur la base d’administrations féodales, les dirigeants ont conçu le projet d’une « volonté de puissance », pour lequel ils ont dû étendre les moyens de la « puissance publique », pour s’assurer d’un contrôle politique total de la vie des producteurs asservis. L’accroissement des productions et du nombre total des producteurs a induit celui des échanges, sur lesquels les États se sont nourris de « prélèvements obligatoires », ce principe de taxation que la noblesse européenne a constitué au fondement de son champ politique propre, de son existence. C’est dans ce cadre que, à rebours des pratiques et des volontés étatiques, l’idéologie de la « liberté » politique et économique s’est manifestée, pour contribuer à cette illusion, celle d’agents libres de leur volonté, pour les flatter et les convaincre de continuer à produire sagement, sans jamais remettre en cause le système, mais, implicitement, en les menaçant de poursuites judiciaires, en cas d’insurrection. Pour partie, elle n’est pas seulement de l’idéologie, parce qu’elle permet de mettre sur les épaules de chacun, les bénéfices/pertes de ses choix, et parce qu’elle permet ainsi de lui adresser des reproches officiels, en singularisant ainsi des problèmes par essence toujours collectifs. Elle a été complétée par une idéologie, toujours d’essence comptable, de la productivité, la fameuse « richesse », selon laquelle les transformations sociales et économiques s’accompagnaient de « progrès », pour tous, de « partages » pour tous, idéologie dont la narration fut, est encore, assurée par le « conte libéral », ce conte féerique de la « production/diffusion/partage des richesses », dont le ruissellement est une des métaphores les plus connues. Ces transformations ont eu pour condition de possibilité, matrice fondamentale, des savoirs mécanistes, des « sciences » dont le champ global n’a cessé de voir apparaître de nouvelles branches, dont des branches fantômes, des imitations, destinées à bénéficier de l’aura du savoir véritable. Parmi ces branches, il y eut, il y a, « l’économie », nouvelle astrologie, destinée à prédire les phénomènes socio-économiques, et ce pour soutenir les meilleures « combinaisons » par lesquelles les concernés, rassemblés dans un même ensemble indifférencié, se voyaient, se voient promettre des résultats astronomiques, avec des nouvelles richesses très équitablement partagées. Promesses qui n’engagent que celles et ceux qui y croient, comme l’a avoué un des avoués de cette propagande. Les enquêtes sociologiques sérieuses, par exemple concernant les Etats-Unis, disposent de données amples, confirmées, selon lesquelles la « méritocratie capitaliste » est une fable, même si, comme avec ces jeux d’argent à millions ou milliards de gains, il y a, à la marge, des pas fortunés qui deviennent, « par chance », des fortunés. Et ces jeux existent pour laisser penser que, sait-on jamais, la « chance » changera un destin prolétarien en une vie aisée, adaptée aux coûts désormais omniprésents sur la plupart des biens et des services (on ne peut être étonné d’apprendre que c’est pendant les années 80 que, en France, ces jeux ont pris leur essor...). En réponse à cette prétention de nouvelles théories ploutocratiques, le marxisme s’est situé au même niveau de prétention, celui du savoir véritable, afin d’analyser les pratiques capitalistiques. Des évidences, comme le profit, ont pu passer pour des révélations religieuses, notamment parce qu’elles étaient, à la fois, proclamées par les chantres de cette logique ploutocratique, en tant qu’effet structurel, principal, de démonstration de la validité des principes, mais aussi, relativisées, voire niées, parce que l’effet était, est, tel, qu’il est susceptible de provoquer des rejets, des luttes dangereuses puisqu’elles visaient, visent, « le système », dont il faut rappeler que, pour ses gestionnaires, si tout peut changer, lui, par contre, ne saurait changer, être changé. Le TINA thatchérien a le mérite de la clarté : dans le totalitarisme capitaliste, il ne saurait exister d’alternance/alternative. Les uns énoncent le mot en l’accompagnant d’un point d’exclamation jubilatoire, « il y a profit ! », et les autres énoncent le même mot, mais en l’accompagnant d’un point d’exclamation critique, « il y a profit ! ». Or, si les uns et les autres ont pu dire, peuvent dire, la même chose, même si l’intonation change, est un problème, comme en est un le fait que tant ne sont pas choqués par des phrases comme « la France ne peut accueillir toute la misère du monde », « il faut faire disparaître la pauvreté », dont le principe interprétatif ploutocratique est pourtant évident. 

 Chronik : L’une des questions posées par votre ouvrage porte sur la dangerosité des « classes enrichies ». Est-ce constitutif de la ploutocratie ?

J.-C. Grellety : Cette question, elle a été énoncée pour la première fois, en Grèce antique, par Platon, avec « La République » (Politeia), puisque, du premier livre, au livre VIII, il n’a de cesse de décrire les prétentions et les effets sociaux, concrets, systématiques, de la ploutocratie, dès lors que les pouvoirs politiques sont entre les mains des plus riches ou au service des plus riches, de celles et ceux qui ont le culte des « richesses ». Et si Platon, fils d’une famille noble parmi les plus importantes et puissantes de l’Histoire d’Athènes, procède à une telle description et à un tel avertissement civique contre ce parti ploutocratique, c’est qu’il s’était instruit sur l’Histoire grecque, au-delà de la référence religieuse, les récits homériques, et des vagues rumeurs sur les décennies antérieures, au-delà des récits familiaux, toujours favorables aux décisions des aïeuls, bien que nombre se soient fourvoyés, comme il a pu le comprendre. Le livre VIII décrit ce qu’il pense être une loi de la dégénérescence politique, par effet ploutocratique, depuis un premier régime associant aristocrates et militaires (la timocratie), en passant par un second, une véritable guerre civile entre riches et pauvres, menée par les riches, pour parvenir à un troisième régime, où les pauvres ont, certes, renversé les riches, mais , hélas, ont acquis les « désirs d’avoir » de   ceux-ci, pour terminer dans le régime de l’impasse civique finale, la « tyrannie », où là encore, ce sont des désirs impérieux de possession qui déterminent les pratiques, les obsessions, des dirigeants politiques. Or ce récit, loin d’être une fable, fait référence à l’Histoire grecque des siècles archaïques, entre le 8ème et le 6ème siècle avant JC, cette période pendant laquelle le Pythagorisme a tenté de proposer une synthèse, harmonisation des intérêts, volontés, des uns et des autres, sans parvenir à produire des cités durables. Les effets de la force monétaire, cette nouveauté introduite en monde grec pendant la période archaïque, associent une limite (ce que chaque valeur est, rien de plus, rien de moins), avec un illimité (aucune limite possible à ce cumul de valeur). En théorie, avec cette force, un seul humain pourrait envisager de devenir le propriétaire de tout et de tous. Mais la culture grecque enseigne un sens de la mesure - des limites. Avec la monnaie, devenue omniprésente, puisqu’elle se transmet comme un mot mais aussi comme un virus, par simple contact, certains sont capables d’être performants, au point d’accumuler, à travers la monnaie, des « richesses », qui sont avant tout collectives, mais qui deviennent ainsi, de fait, privatisées, ce dont les citoyens sont privés. La privatisation prive. Crésus, par comparaison avec nos milliardaires actuels, était un enfant de chœur, mais Crésus est leur père à tous. Alexandre le Grand, élève d’Aristote (et non de Platon) représente cette prétention d’une appropriation d’un vaste monde, jusqu’aux confins de l’Orient connu - en fait, un empire de sable qui, dès la mort de ce Bucéphale humain, redevient poussières, et contribue de manière décisive à l’affaiblissement des cités grecques, privées de tant d’hommes partis se perdre dans cette longue marche, pour rien... Or la « monnaie », sonnante et trébuchante, a été créée, notamment pour « fluidifier le paiement des immenses armées de mercenaires grecs dont la technologie militaire allait faire et défaire les empires » (1). Rapidement, la monnaie devient un principe/moyen de substitution, pour laquelle il faut donc évaluer la valeur de toute chose - ou plutôt, toute chose devient une valeur possible, à partir d’une évaluation partagée. L’adoption de la monnaie contribue, certes, aux échanges, mais « ce développement fait lui-même apparaître les premiers grands emprunts et les premiers banquiers » et « la force de la monnaie dargent crée une classe moyenne puissante qui hausse la voix dans les affaires de la cité et soppose aux oligarchies en place. », « Lirruption de largent des mercenaires coïncide avec lapparition de la démocratie dans une cinquantaine de cités grecques, dont le modèle le plus sophistiqué fut défini à Athènes ». Le désir d’enrichissement, symbolisé par ce Crésus qui faisait récolter des paillettes d’or dans la rivière Pactole, repose sur la fin de la fraternité civique : un Athénien, adepte de ce parti ploutocratique, préfère un étranger, riche, adepte de ce même parti, plutôt qu’un Athénien pauvre (2). Le premier livre de « Politeia », illustre cette assurance de ces étrangers (métèques), enrichis, grâce aux guerres d’Athènes, alliés aux Athéniens qui mènent cette politique (3). Les partisans du parti ploutocratique invoquent les bienfaits sans méfaits des « richesses » : elles profitent à tous. Mais voilà, alors que les premières familles des enrichis se constituent et s’imposent, en imposent, un phénomène social inédit advient également : des citoyens se retrouvent sans, sans travail, sans maison, sans solidarité civique. Ils sont les premiers « sans » de l’Histoire et ils sont des cents et des mille. Certains d’entre eux deviennent célèbres : parce qu’ils parlent ! Ils sont les premiers privés de tout, mais ils refusent de se laisser priver de la parole, et ils disent ce qu’ils pensent du monde qui a conduit à faire d’eux/d’elles, des privés de tout. La Grèce antique les appellera, « cyniques », comme le fameux Diogène (4). À Alexandre le Grand qui venait à sa rencontre, parce qu’il était aussi célèbre que lui, on sait qu’il répondit à cette question du « Dieu vivant », « Que puis-je faire pour toi ? », « Ôte-toi de mon Soleil ». Le corps d’Alexandre fait ombre, parce que c’est le corps d’un aristocrate, ploutocrate, qui va conduire la plus grande guerre de pillages de l’Histoire de la Grèce. Diogène est Diogène, parce qu’il est privé de son « Soleil », d’une vie au Soleil, en raison de ce qu’est devenue la Grèce, avant et après qu’elle soit tombée aux mains du Macédonien : une caserne. Les soldats sont partout. La suite de la conversation légendaire est édifiante : Alexandre demande alors à Diogène, « N'as-tu donc pas peur de moi ? », ce à quoi Diogène répond par cette extraordinaire question « Qu'es-tu donc ? Un bien ou un mal », question qui relève à la fois de la pensée philosophique et de la pensée politique. Alexandre n’hésite pas à donner cette réponse, cousue de fil blanc : « Un bien ». Diogène conclut cet échange par cette question, qui met en cause la valeur de la réponse du chef militaire : « Eh alors ! Qui donc pourrait craindre un bien ? ».

Chronik : La ploutocratie ne procède-t-elle pas d’une entreprise de déshumanisation des « pauvres » ?

J.-C. Grellety : Depuis Diogène, les dirigeants politiques sont devenus des cyniques, et les sans, domicile, des millions sans millions, d’autres cyniques, souvent misanthropes, dégoûtés de cette inhumanité qui les prive d’un droit/bien humain fondamental, qu’aucun des ploutocrates que nous connaissons n’accepterait de vivre une seule nuit - un habitat, un espace vital. Et entre-temps, un des plus célèbres partis ploutocratiques européens a fait l’éloge d’un « espace vital », non pas dans un sens personnel, mais dans un sens collectif, comme si les Allemands du début du 20ème siècle n’avaient pas assez de place pour vivre ensemble en Allemagne. Et on sait quelle aventure militaire tragique ET en échec, son chef a imposé tant à l’Allemagne qu’à ses voisins et au-delà. Et c’est ce même parti qui a tant parlé de ces êtres humains qui, dans la comptabilité raciale-générale du nazisme, étaient, selon lui et ses séides, sans valeur, marchande, et pire, étaient même nuisibles à ces étranges forts si faibles. Ce mépris, jusqu’à la haine, envers des êtres humains, jugés de peu, parce qu’ils ont peu, son Histoire a commencé dans l’Antiquité mais il a suivi, comme son ombre qu’il fut, les constructions ploutocratiques, au fur et à mesure de leur instauration, de leurs consolidations. A cette violence ontologique ploutocratique, la première grande réponse, politique, historique, fut la pensée philosophique, socratique et platonicienne. Il est possible de comprendre ce qui se passe et de ne pas accepter ses désastres actuels et à venir, de ne pas céder sur et contre la fraternité, inconditionnelle. A partir d’elle, expérience vécue et principe d’orientation, il est possible de tout construire, mais nous n’avons guère le droit à l’erreur. Notre chance est que, tard venus, nous pouvons être instruits des expériences des 80 milliards d’êtres humains qui ont vécu avant nous, mais la limite de cette chance, c’est que nous devons aussi concevoir des réponses inédites. Pour parvenir à la fois à être instruits par l’Histoire, cette Parole des morts, pour être capable d’entendre ce qui, en nous, n’a encore jamais réussi à franchir le mur du son, nous devons impérativement nous entendre, en commençant par nous écouter. C’est cette attention à la parole humaine, qui est aussi une attention à l’existence humaine, en tant que telle, dont nous sommes à la fois des praticiens, par exemple, de manière emblématique, avec les « réseaux sociaux », et dont nous sommes également les mêmes, négateurs, via les mêmes réseaux. Sur ces réseaux, la parole des sans, résonne, alors qu’elles et ils sont rendus invisibles, par les pouvoirs politiques, dont les médias d’Etat et de masse, sont une part. Il nous appartient là aussi, là encore, de contredire ce mur étatique, qui, ces jours-ci, alors que la vie des sans est rendue encore plus difficile par les grandes chaleurs, se contente de répéter en écho qu’il faut boire quand il fait chaud, comme se mettre à l’abri. Quand un Etat en est rendu à répéter des lapalissades, à parler pour ne rien dire, c’est qu’il fait semblant d’être vivant pour prolonger son agonie. Parviendrons-nous à le faire tomber, à faire tomber son mur ?

 Cf. Des compléments sur https://racisme-social.fr/

  • Francis Albarede, « Dans lAntiquité, comment la monnaie est-elle apparue ?» https://theconversation.com/dans-lantiquite-comment-la-monnaie-est-elle-apparue-197298
  • Jean-Manuel Roubineau, « Les cités grecques, VIeme-IIeme siècle avant J-C, essai d’Histoire sociale », P.U.F
  • Jean-Christophe Grellety, « Cafés-Philo en France, Un malentendu & un échec ? Education Nationale & Philosophie, L’humiliation », BOD.
  • Jean-Manuel Roubineau, « Diogène. L’antisocial », P.U.F.

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