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Par Hassina Mechaï, journaliste.
Elles se serraient devant un checkpoint, quelque part en Cisjordanie. Certaines rabattaient nerveusement leur voile en passant devant les soldats israéliens. D’autres, qui n’avaient pas la tête couverte tiraient avec des gestes mécaniques sur leur uniforme de lycéenne ou leur vêtement déjà large.
J’avais observé la scène, de loin. Étonnée par l’attitude des soldats, qui n’avaient pas pour ces jeunes femmes la même exaspération froide qu’ils avaient envers les autres Palestiniens, hommes et femmes et enfants, qui se pressaient aussi aux portiques d’acier.
Ces soldats, à peine plus âgés que les jeunes Palestiniennes, s’attardaient, goguenards, à leur parler de près. Toutes demeuraient tête baissée, en signe de refus, devant ce rapprochement incongru dans ces lieux de séparations absolues. C’était là une autre forme de violence et d’humiliation car aucune liberté, si nécessaire dans le rapport de séduction, ne leur était permise.
Une fois passées les contrôles, les jeunes femmes, toutes dans la vingtaine, me dirent dans un anglais soutenu face à mon arabe hésitant, leur gêne à être “harassées” par les soldats israéliens qui insistaient pour obtenir qui leur numéro, qui leur prénom, qui leur statut marital.
Une colère habitait leurs mots, celle de subir en plus de l’humiliation quotidienne des checkpoints, une autre violence : celle de l’insistance, des frôlements, des propositions et trop souvent, des insultes en arabe. Dans un tel contexte général de déshumanisation et d’ingénierie militaire, c’était là comme une double peine. “On préférerait qu’ils nous traitent comme les autres”, me dit l’une d’elles, chrétienne qui avait pris le pli de se couvrir la tête à ses passages au checkpoint.
Un Israélien également présent, militant anticolonial et ancien soldat, m’indiqua simplement : “La dimension sexuelle existe aussi dans le colonialisme israélien. Mais nous-mêmes, Israéliens, nous n’arrivons pas à la nommer. Nous affirmons que nous sommes une armée morale, sans violence sexuelle sur les populations dominées. Mais c’est faux. Nous humilions les hommes en humiliant les femmes. La plupart évitent de se plaindre, car à qui se plaindre ? ”.
Ha’Aretz s’était penché, en septembre 2024 sur ce harcèlement sexuel des femmes palestiniennes de la part des soldats israéliens, faisant état de violences qui ne constituent en rien des incidents isolés : violences verbales et insultes, exhibitions, paroles dégradantes à caractère sexuel et fouilles non autorisées des téléphones de jeunes Palestiniennes.
Des témoignages qui, ne sont pas pris en compte par l’Administration civile israélienne, l’organisme qui régit les aspects civils en Cisjordanie, précise le quotidien israélien. Un silence d’autant plus pesant que ces femmes s’exprimaient sur un sujet tabou dans une société palestinienne, déjà fragilisée par l’Occupation.
Un tabou aussi, mais d’une autre nature, dans la société israélienne qui a toujours vanté une occupation et de guerres sans violences sexuelles. Mais cette affirmation ne résiste pas au réel, les violences sexuelles contre les prisonniers et prisonnières étant de plus en plus documentées par des ONG, internationales, palestiniennes et israéliennes.
Le rictus colonial
Des années plus tard, devant ces images de soldats qui arboraient fièrement les vêtements des femmes gazaouies puis libanaises, je repensais aux propos elliptiques de mon ami israélien. Et au lien qu’il faisait entre la question patriarcale et la question coloniale.
Depuis la guerre à Gaza puis au Liban, sur les réseaux sociaux mondiaux ont été déversées des scènes de soldats, armes au poing, moquant l’intimité supposée des couples arabes. Certes, il pouvait s’agir de simples fanfaronnades de soldats, souvent très jeunes, enivrés par leur toute-puissance. Mais ces vêtements du secret des couples arabes étaient aussi ceux de femmes vaincues. Cette dialectique de la domination coloniale par la question sexuelle, même symbolique, éclatait avec ces images.
D’emblée, ces gestes de soldats entassant des tenues de femmes comme autant de trophées répondent à la mécanique coloniale. Les vêtements brandis avaient pris la place, sous d’autres entreprises coloniales, de butins de guerre conquis et exhibés : ici des oripeaux, là des objets de valeur, auparavant des têtes et des membres coupés. L’imagerie coloniale est pleine de ces triomphes ostentatoires.
Pourtant, dans les gestes de ces soldats, j’y ai vu aussi une forme d’étonnement fugace, voire de vacillement vite réprimé. Ces soldats ne connaissent souvent des Palestiniens, et des Arabes en général, que ce que la guerre et la colonisation leur permettent d’en connaître. Pas grand-chose en somme, sinon des clichés le plus souvent orientalistes.
La langue arabe, pourtant réputée pour son raffinement et sa poésie, n’est ainsi utilisée par les Israéliens dans leur quotidien, qu’en guise de jurons sexistes et sexuels. L’arabité n’apparaît ainsi dans la société israélienne que comme un élément étranger, dangereux et méprisable. Leur sexualité aussi, dans un environnement colonial, est toujours suspecte, considérée comme menaçante pour les femmes juives, violente, démesurée et étrange en elle-même.
Ces soldats découvraient-ils pourtant, dans ces vêtements féminins, qu’à Gaza comme dans le Sud-Liban, les hommes et femmes arabes aiment “comme” eux aiment ? Ce “comme” crée, dans un système colonial, une équivalence et une égalité insupportables. C’était peut-être là une altérité soudaine qu’il a fallu très vite disqualifier. Quoi faire devant cette ressemblance qui perçait, sinon d’en appeler aussitôt au ricanement universel du plus fort. Le grand rictus colonial.
La terre et la femme allégoriques
La question des femmes dans l’entreprise coloniale occidentale est centrale. Les corps sont un enjeu politique, lieu de marquage symbolique de la domination, quelle qu’elle soit.
Dans ce cadre colonial, le corps de la femme indigène était assurément un enjeu de domination coloniale. La littérature coloniale est venue documenter ce fait. Edward Said a montré le lien subtil existant entre l’entreprise coloniale et la sexualité : il s’agissait de terres “vierges” à “découvrir”, à “conquérir” ; on colonisait parce qu’on était viril et fort, qu’on appartenait à un peuple mâle qui se devait de soumettre des peuples dits plus faibles, des peuples femelles ou infantiles.
L’imaginaire colonial revêtait ces peuples conquis des attributs de l’enfant ou de la femme : “naïf”, “grands enfants”, “neuf”, “ingénu”. Ces mêmes fantasmes coloniaux s’attachaient à décrire l’hyper-virilité des hommes, considérée comme rivale à celle des Européens. L’imaginaire colonial se cristallisera de façon libidinale sur la femme indigène, allégorie de chair de cette terre à conquérir et à dévoiler et objet d’une lutte entre l’homme indigène et le colon pour sa protection et sa possession. La double figure complémentaire de la mouquère ancillaire et de l’odalisque lascive a profondément structuré les imageries européennes coloniales.
Cet orientalisme, entendu au sens de Saïd comme “la manière occidentale de dominer, de restructurer l’Orient et de lui imposer son autorité” est-il opérant pour Israël dans ses rapports avec les Palestiniennes ? Constitue-t-il une efficace grille de lecture du comportement des soldats israéliens dans les maisons gazaouies et libanaises ?
L’État d’Israël, aboutissement du sionisme né dans une fin de XIXe siècle coloniale, n’échappe pas à cette structuration coloniale européenne, même s’il ne peut y être réduit. “La formation de l’État d’Israël sur la terre palestinienne est l’aboutissement d’un processus qui s’insère parfaitement dans le grand mouvement d’expansion européo-américain des XIXe et XXe siècles pour peupler ou dominer les autres terres.”, écrivait ainsi Maxime Rodinson dans son célèbre article “Israël, fait colonial ? ”, Les Temps modernes, 1967.
Mais si le colonialisme européen a bien intégré la présence de populations autochtones qu’il entendait d’abord conquérir puis asservir, le sionisme a volontairement ignoré la présence des populations en Palestine. Non pas tant comme un refus de connaître cette présence mais plutôt comme un refus de la reconnaître. Dès l’origine, l’effacement théorique était là, avant de devenir réel : exil forcé des populations autochtones, dénomination topologique, israélisation de certains éléments culturels palestiniens. En ce sens, le sionisme a tout autant été un colonialisme de peuplement que de remplacement.
Dans cette perspective, les représentations sionistes de la Palestine mandataire ont été une imagerie de terre vide à conquérir ou de “désert à faire refleurir”, quand bien même les premiers sionistes ont constaté que cette terre était emplie d’une population qui n’avait pas laissé la terre en jachère. Un vide à remplir d’une présence exclusivement juive. La terre seule était objet de convoitise.
Les populations locales étaient invisibilisées car comprises comme une menace absolue, notamment démographique. En cela il n’y a pas eu de fixation libidinale sur la femme indigène comme objet de butin ou bien connexe à la terre convoitée, comme ce fut le cas dans la conquête française de l’Algérie.
En Israël, j’avais pu observer un rapport ambivalent à la femme palestinienne, et plus largement arabe. Porteuse du grave danger démographique de cette submersion arabe qui menacerait toujours la majorité juive sur le territoire de la Palestine mandataire. Mais également porteuse d’une séduction menaçante pouvant aboutir à subvertir les hommes juifs israéliens.
Briser les sociétés, briser les femmes
Israël emprunte aussi au colonialisme européen son refus de la frontière, de la délimitation. La limite est toujours à repousser, la terre à conquérir.
Parallèlement à ce refus de la limitation extérieure, l’État israélien connaît pourtant une multitude de frontières intérieures implicites ou institutionnelles. Une obsession de la séparation humaine, de la délimitation des communautés et des êtres, de la différenciation qui frappe tout observateur.
À la séparation première entre “Juifs” et “Arabes”, s’ajoutent des infinités de frontières invisibles qui se déploient en une multitude de nuances. Mais là où la structuration chez les Juifs israéliens reste liée à l’origine (ashkénazes, sépharades, mizraim, falacha, russes…), la fracturation des dits “Arabes” tient à un statut politique né de la colonisation (Palestiniens israéliens, Palestiniens de Cisjordanie, Palestiniens de Jérusalem, Palestiniens de Gaza, Palestiniens de la diaspora exilique). À l’intérieur, le pays fonctionne ainsi en dialectique de séparation-effacement par rapport aux Palestiniens.
Conséquence concrète de ces dialectiques, le territoire sans frontière extérieure est strié par des murs de séparation, troué par des checkpoints, veiné par des routes à part, métaphore de cette société fracturée entre “le fleuve et la mer”.
Cette dualité du sionisme, tout à la fois dynamique de séparation et d’extension, imprime la façon de traiter la population palestinienne. Dans leur rapport aux Palestiniens, les soldats israéliens considèrent ces derniers comme un tout, dangereux dans toutes ses composantes : hommes, femmes comme enfants, souvent très jeunes. Un effet de masse qui découle directement du regard colonial qui ne considère jamais les individus mais un ensemble indistinct toujours menaçant. La violence faite aux femmes les cible d’abord dans leur palestinité, c’est-à-dire leur appartenance au peuple qu’il s’agit de régir dans les moindres aspects de sa visibilité sur la terre convoitée.
En ce sens, les Palestiniennes des territoires occupés sont tout aussi invisibles qu’invisibilisées. Une invisibilisation active d’abord par le choix que font de nombreuses jeunes Palestiniennes de porter le voile lors de leur passage par les Checkpoints. Une invisibilisation coloniale ensuite, qui découle de ce regard totalisant et indifférencié qui fait masse et coercition générale. Elles sont tout autant victimes de violences directes et indirectes coloniales.
Mais comme Frantz Fanon l’avait expliqué, les femmes indigènes des terres à conquérir sont tout autant visées en tant que telles, comme les rouages fondamentaux d’une société à briser. “Ayons les femmes et le reste suivra” écrivait en 1959 le psychiatre martiniquais dans “L’an V de la Révolution algérienne” (Éditions La Découverte, rééd. 2011). Il y analysait notamment les cérémonies de dévoilement organisées par les colons français pendant la révolution algérienne. Agir sur les femmes, les traiter comme des corps à marquer par le viol ou la violence sexuelle, c’était affaiblir la structure même de la société à effacer. En cela, le colonialisme israélien n’échappe pas à cette stratégie. Cette violence sexuelle était intégrée dans une violence coloniale plus large qui visait à terroriser les populations indigènes et à les obliger à fuir.
Dans les territoires palestiniens, les viols et agressions sexuelles ont pu être ainsi rapportés, notamment durant la Nakba. De plus en plus d’ONG israéliennes et palestiniennes, tout comme l’ONU documentent un ciblage de genre, soulignant la brutalité sexuelle comme composante du colonialisme israélien. Ces études se sont surtout intéressées au traitement des femmes palestiniennes arrêtées par l’IDF (l'armée de l'État d'Israël) en prison.
Mais la façon dont sont traitées les femmes palestiniennes, en tant que femmes, dans leur quotidien sous la colonisation reste peu documentée, les tabous de la société palestinienne tout comme les certitudes de la société israélienne rendent ces questions comme voilées.
Le journaliste israélien Gideon Levy comme d’autres observateurs ont pu noter que la déshumanisation des Palestiniens et Palestiniennes est telle que la question sexuelle n’apparaît pas dans la société israélienne comme un élément de la domination coloniale. En son exact envers, l’IDF, armée de conscription pour hommes et femmes, peine tout autant à interroger les violences sexuelles intérieures que connaissent aussi les soldates israéliennes.
Cela participe de la même certitude dans laquelle se trouve cette société que son armée est morale. Ces auto-récits participent de la construction d’une domination perçue comme éthique et vertueuse ou malgré soi. En contradiction avec le réel palestinien.
Une répétition de la conquête de Canaan
Dans une discussion avec Israël Shahak et Eli Lobel en 1975, Maxime Rodinson réaffirmait que le sionisme relevait du colonialisme européen, tout en concédant qu’ “il y eut une réinterprétation de quelques éléments, religieux en particulier, à l’intérieur d’un cadre idéologique différent, le sionisme, c’est-à-dire un cadre nationaliste.”
L’idée que se fait un groupe de lui-même et de son existence est aussi effective qu’un fait matériel. Ces idées évoluent, muent et se transforment. Avec la montée du sionisme messianiste, s’observe ainsi une inversion de l’affirmation de Maxime Rodinson. Il existe désormais, en Israël, une réinterprétation des éléments nationalistes et coloniaux sionistes à l’intérieur d’un cadre idéologique différent, le messianisme juif.
C’est là le grand renversement opéré par la guerre de 1967 et ses conquêtes d’une toponymie biblique qui a réactivé et considérablement renforcé le substrat biblique du sionisme. Selon ce mouvement national-religieux, qui figure désormais comme les alliés de Benjamin Netanyahou, l’État séculier ne figurerait que “l’âne du Messie”, selon les termes de la prophétie d’Esaïe. Autrement dit, une simple contingence historique chargée de manifester un dessein qui la dépasse.
La guerre à Gaza a accéléré ce mouvement et grand renversement. Après le massacre du 7 octobre, Benjamin Netanyahou a évoqué la notion très religieuse d’“Amalek”. “Souvenez-vous de ce qu’Amalek vous a fait, dit notre Sainte Bible”, avait-il ainsi déclaré en annonçant la guerre à Gaza. Amalek est le petit-fils d’Esaü, jumeau rival de Jacob. Par la suite, il deviendra un peuple, les Amalécites, qui avaient attaqué un peuple hébreu tout juste sorti de l’Egypte, avant d’être vaincu par Josué. Dans le livre de Samuel, il fut ordonné au Roi Saül de détruire totalement “Amalek”, des êtres humains aux animaux et de “raser” ou “aplanir” leurs villes.
À la Pâque juive de 2024, c’est à l’épisode de la sortie d’Égypte que Benjamin Netanyahou a fait référence, estimant dans une allocution télévisée que le Hamas “ne fait que durcir ses conditions pour la libération de nos otages. Il endurcit son cœur et refuse de laisser partir notre peuple. Par conséquent, nous allons lui infliger de nouvelles plaies douloureuses – et cela se produira bientôt”.
“Endurcir son cœur”, “laisser notre peuple partir”, “plaies”, autant de références directes et en hébreu originel au livre de l’Exode qu’une oreille habituée à la Bible n’a pu que relever. Car si en anglais, Benjamin Netanyahou puise plutôt dans la rhétorique néoconservatrice de “la guerre contre le terrorisme mondial” à même de rassurer un Occident contesté, en hébreu son langage emprunte à un lexique eschatologique.
Une réactualisation du substrat biblique que d’autres dirigeants israéliens ont aussi convoquée. Nissim Vaturi, député et vice-président de la Knesset a ainsi appelé à “effacer Gaza de la surface de la terre”, utilisant des mots en hébreu proche de l’anathème d’éternité énoncée dans le livre de Deutéronome (25, 17-19) qui appelle à “effacer le souvenir d’Amalek de dessous les cieux “.
Cette intrication de références bibliques dans cette guerre à Gaza s’est enrichie d’autres tissages. La guerre à Gaza revêt alors une autre dimension, celle d’une continuité avec les récits bibliques d’un peuple hébreu isolé parmi des peuples antiques ennemis. Un mimétisme biblique troublant qui rappelle la conquête de Canaan telle que racontée dans le livre de Josué et dont on dit qu’il serait la référence biblique préférée du si profane Netanyahou.
Dans ce récit, la destruction de 3 villes, Jéricho, Aï et Hatsor, est rapportée. Une continuité se retrouve dans certaines expressions utilisées par certains alliés d’extrême-droite de Netanyahou, dont l’appel à “aplanir” les villes de Gaza, à ne pas “laisser pierre sur pierre” comme une redite là aussi de l’anathème lancée sur certaines villes assiégées et détruites par les Hébreux antiques.
Ha’Aretz s’est ainsi intéressé au Corps éducatif de Tsahal, un département censé former les soldats aux droits civiques et à l’éthique militaire. Le quotidien affirme que cette instance officielle édifie les soldats israéliens avec des recueils de poèmes hébreux datant de l’Antiquité, mais également des textes contemporains rédigés par des auteurs israéliens ultranationalistes religieux. Ces recueils de poésie établissent “une continuité entre les textes hébreux d’exécration des Philistins et les conflits contemporains dans et autour de la bande de Gaza”.
Les textes distribués aux soldats sortent la guerre à Gaza du code de l’Armée israélienne pour l’inscrire dans une vengeance de dimension biblique. Ha’Aretz cite ainsi des poèmes, “Haki Lanu Azza” ou “Gaza nous attend” du poète ultra-orthodoxe Beeri Haim Schwartzman : Sur vos murs de Gaza/On racontera davantage/Toutes vos iniquités/Chaque tête d’enfant brisée sur le rocher”. Une référence directe au prophète Amos, dans lequel on lit “Mais j’enverrai un feu sur les murs de Gaza, qui dévorera ses palais” (Amos, chapitre I, verset 7).
Cette imprégnation biblique fait rejouer aux soldats de l’IDF des scènes antiques dans lesquelles ils sont de bon droit et ont tous les droits. Brandir les vêtements de femmes des villes gazaouies ou libanaises conquises peut aussi donc être compris en ce sens : celle d’une répétition des gestes devant un “peuple pillé et dépouillé” dans “des villes aplanies” et frappées d’anathèmes, autant de pratiques que les textes bibliques autorisent tout en l’encadrant.
La femme de ces peuples vaincus (“ eshet yefat toar”) était là aussi revêtue d’une ambivalence antique, tout à la fois tentation pouvant subvertir la singularité et la foi du peuple hébreu et butin potentiel. Les imprécations contre la “femme étrangère” cohabitent avec la femme des peuples dominés considérée comme un potentiel butin de guerre, une captive qu’il était alors possible d’amener avec soi, une fois remplies quelques conditions.
Pour un regard imprégné des récits bibliques de la conquête de Canaan, ces scènes de vêtements brandis ont semblé rejouer une scénographie antique tout en inscrivant la guerre de Gaza dans un récit de vengeance et rétribution biblique. Et c’est sans doute en cela que ces gestes de soldats sont intéressants. Qu’ils rejouent des gestes coloniaux ou bibliques, ils parlent autant de la société israélienne actuelle que de son cheminement.
L’ambivalence originelle, voire à terme la contradiction inhérente, présente dans la Déclaration d’Indépendance éclate alors. Désormais luttent en Israël deux mouvements qui avaient tant bien que mal cohabité jusque-là : le sionisme entendu comme un mouvement national qui s’inscrit dans le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et validé par les instances internationales. Ou une dynamique religieuse qui ne voit l’État d’Israël et le droit international que comme des moyens utiles pour accélérer la réalisation d’un dessein supérieur, présenté comme inscrit d’éternité dans les cieux et sur les parchemins.