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Par Noria Derdek (Fondation Abbé Pierre) et Marc Uhry (Ville de Villeurbanne).
En 2024, la Fondation Abbé Pierre a engagé deux recours, l’un contre le Préfet des Yvelines, l’autre contre celui des Alpes-Maritimes, qui leur reprochent de ne pas avoir sanctionné des communes nettement déficitaires en logement sociaux et trop éloignées de leurs objectifs de rattrapage. Côté pile, ces procédures illustrent l’importance de pouvoir s’appuyer sur une mécanique légale qui fixe clairement les responsabilités, le résultat attendu et les étapes pour y parvenir. Côté face, elles incarnent également une tendance inquiétante à la nonchalance administrative envers les droits sociaux, mécanique qui s’active de moins en moins sous le coup de la loi, et de plus en plus sous celui de la justice.
Produire du logement social : une obligation de résultat pour les communes sous le contrôle de l’Etat
La Loi de Solidarité et de Renouvellement Urbain (SRU), promulguée en 2000, impose à certaines communes de disposer de 20 à 25 % de logements sociaux[1]. Elle introduit un mécanisme de contrôle et de sanction, même si l’obligation existait déjà depuis la Loi d’Orientation sur la Ville (LOV) de 1991. Elle est une référence dans la répartition (et la clarification) des rôles en matière de politiques publiques, régulièrement invoquée dans les nombreux domaines qui touchent aux droits économiques et sociaux où la distribution est habituellement plus floue.
Ainsi, un niveau de contribution au droit au logement, dont une des composantes est son accessibilité financière, est affecté aux 2 157 communes peuplées, urbaines et tendues de France[2]. Il s’agit de garantir un déploiement minimal et équilibré territorialement du logement social.
Les communes peuvent demander à être exemptées (c’est le cas pour 152 d’entre elles), soit parce qu’elles sont trop isolées et peu connectées au bassin de vie qui les entoure ou que la demande de logement social y est moins importante qu’ailleurs dans l’agglomération, soit parce que plus de la moitié de leur territoire urbanisé est soumis à une interdiction de construire des habitations.
Les communes déficitaires en logement social sont soumises à un prélèvement financier sur leurs recettes fiscales : charge obligatoire pour elles tant qu’elles n’ont pas rattrapé leur retard. Cette ponction est réinvestie dans des opérations foncières et immobilières en faveur du logement social (elles peuvent d’ailleurs déduire de ce prélèvement leurs propres investissements en cours)[3]. La loi ne leur demande pas de combler immédiatement leur déficit, mais par étapes : des objectifs triennaux de rattrapage adaptés à chacune leurs sont assignés par le préfet, qui prend en compte leurs difficultés particulières, comme la disponibilité foncière par exemple.
Pour éviter que la ségrégation sociale se monnaie, à l’issue de chaque période triennale, les communes qui n’ont pas rempli leurs objectifs peuvent faire l’objet d’un constat de carence. La procédure est contradictoire : elle leur permet d’invoquer toute excuse sérieuse et les difficultés imprévues auxquelles elles auraient pu être confrontées.
Le constat de carence a pour but de rendre l’obligation effective. Il ouvre à l’Etat la possibilité d’augmenter le montant de la pénalité financière, jusqu’à son quintuplement, de disposer du droit de préemption et de délivrer les permis de construire à la place de la commune, sur un périmètre qu’il définit. Il peut même produire du logement social ou mobiliser le parc privé à des fins sociales par convention avec des bailleurs privées à sa place et, en partie du moins, à ses frais (ce qu’il n’a encore jamais fait à notre connaissance).
La loi définit une obligation positive faite à certaines communes d’atteindre un niveau déterminé de logements sociaux. L’affirmation d’un objectif chiffré (25% de logements sociaux au minimum en zone tendue) et la notification de progrès mesurables à travers des objectifs triennaux, offrent des occasions régulières de mesurer à la fois la distance à la règle et la pente suivie, tout en disposant de marges d’adaptation aux spécificités locales.
Pour résumer : la Loi fixe l’objectif de long terme, le Préfet les étapes intermédiaires, les collectivités locales décident des modalités pour les atteindre, le Préfet contrôle, en cas de manquement il attend des explications, sans raison objective il sanctionne. Comparé à d’autres politiques dénués d’objectifs et où les responsabilités publiques s’entremêlent en « partenariats » fumeux, cette clarté est salutaire. Grâce à cela, la loi « SRU » s’est élevée en mur porteur de la production de logements sociaux : 186 000 logements entre 2020 et 2022, dans des communes qui sans elles en produiraient moins ou pas du tout.
La faille : face à la réticence de certaines communes, la surprenante mansuétude de certains préfets
Même si l’urbanisme et la production de logements sont des politiques qui prennent du temps, un délai plus que raisonnable a été laissé aux communes pour se mettre en conformité avec la loi. Pourtant, 32 ans après la naissance de cette obligation juridique et 23 ans après que l’Etat se soit attribué les moyens de contrôle et de sanction, la loi n’est toujours pas appliquée par la moitié d’entre elles.
En 2023, 1 022 sont encore en déficit de logement social. 711 n’ont pas tenu leur plan de rattrapage 2020-2022. Cela représente un manque d’environ 92 000 logements (un tiers de ce qui aurait dû être produit). 30 000 logements par an ont ainsi fait défaut, alors que la production globale de HLM en 2022 a été de 66 500 logements seulement. Le retard des communes SRU correspond à la moitié de la production nationale annuelle. C’est énorme. Selon le « palmarès » de la fondation Abbé Pierre, 11 des 12 grandes villes concernées (plus de 100 000 habitants) n’ont pas atteint leurs objectifs. 222 communes n’en ont même pas atteint le cinquième. En région PACA, 95 % des communes sont à la traine. Cette défaillance ordinaire a généré 113 millions d’euros de prélèvement, dont un quart provient de la majoration opérée par un constat de carence au titre de la période 2017-2019.
Pour autant, les Préfets ne prononcent un arrêté de carence qu’à l’encontre de la moitié des communes « hors la loi » : 48 % pour cette période, 51 % pour la période précédente (2017-2019). La marge d’appréciation qui leur est laissée pour apprécier, en toute objectivité, la volonté et la réticence, les capacités et les obstacles véritables des communes à produire du logement social, se mue trop fréquemment en arbitraire.
La décision de ne pas prononcer la carence d’une commune est le plus souvent sommairement « justifiée », et son auteur semble sans redevabilité. Jusqu’à un certain point ? Certes, l’étonnante mansuétude vis-à-vis de Nice a, par exemple (nous n’en avons pas d’autres), fini par inciter le Parquet National Financier à ouvrir une enquête préliminaire pour « concussion[4] » en février 2022. La ville, qui sous un air cossu balnéaire abrite 1 habitant sur 5 sous le seuil de pauvreté, une tension sur le marché locatif inouïe et se contente de 13 % de logements sociaux, s’est donc – enfin – à nouveau vue sanctionnée en décembre dernier.
On peut dire que la carence des communes dans leur mission de production de logement social s’étend aux préfets dans leur mission de contrôle. De quoi effriter la crédibilité de nos lois, en même temps que l’impartialité de notre administration. Alors que l’Etat témoigne de toujours plus de rigueur à l’égard des ménages modestes (rigueur budgétaire qui rogne leurs droits sociaux, fermeté dans les conditions d’octroi et dans le contrôle des aides sociales et des prestations familiales, voire humanitaires), cette indulgence sans fin à l’égard de certaines communes dans un domaine comme le logement où les besoins sont criants ébranle un peu plus notre Etat de droit.
Une étude[5] de la fondation Abbé Pierre portant sur 12 communes SRU aux profils variés conclut pourtant clairement, en mai dernier, que « finalement, à contraintes similaires, certaines communes réussissent à amorcer une bien meilleure dynamique de construction que d’autres, démontrant que c’est avant tout la volonté politique qui est déterminante dans l’atteinte des objectifs SRU ».
Trancher
Le 27 juin 2024, la Fondation Abbé Pierre a donc introduit deux requêtes : l’une auprès du tribunal administratif de Versailles, contre le préfet des Yvelines, qui a implicitement rejeté sa demande de constat de carence de la commune de Houilles qui n’a réalisé que 31 % de ses objectifs triennaux et ne dispose que de 17 % de logements sociaux ; l’autre à l’encontre du préfet des Alpes-Maritimes qui a levé l’arrêté de carence à l’encontre d’Antibes qui n’a réalisé que 27 % de ses objectifs triennaux et ne dispose que de 12 % de logements sociaux. Ces deux villes sont entrées dans le mécanisme SRU en 2004, il y a 20 ans.
En effet, en fixant un objectif précis et les étapes graduelles pour l’atteindre, la loi SRU lui permet de saisir la justice administrative dans le but de faire sanctionner d’éventuels excès de pouvoir de la part des Préfets à l’égard des communes retardataires, au détriment de l’intérêt général.
Prononcer la carence n’est qu’une faculté et non une obligation pour le Préfet. Il dispose d’un pouvoir discrétionnaire. Mais discrétionnaire n’est pas arbitraire. Dans son appréciation, il doit prendre en compte trois éléments pour se décider : l'écart entre les objectifs et les réalisations effectives de logements sociaux dans la période triennale contrôlée ; l’existence de projets en cours de réalisation ; les éventuelles difficultés rencontrées par la commune. Or, aucun élément précis de cet ordre n’a été fourni par l’Etat pour justifier l’absence de carence, et ce malgré l’avis contraire de la Commission nationale SRU chargée d’observer la cohérence nationale des décisions locales.
Ces recours sont donc nécessaires et la dernière option qui s’offre pour : 1) garantir la transparence de la procédure menant - ou pas - au constat de carence (la procédure judiciaire devrait contraindre le préfet à dévoiler ce qui l’a conduit à prendre sa décision) ; 2) vérifier, si ces arguments existent, qu'ils sont valables, étayés et expliquent objectivement et effectivement l’absence de carence (la discussion portera alors sur les limites que l’on doit fixer à la tolérance publique).
Nous pourrons en tirer des conclusions sur la loi même : garantit-elle suffisamment l’obligation de résultat ou faut-il lier davantage l’Etat dans son devoir de contrôle et de substitution aux communes défaillantes ? C’est-à-dire réduire ou mieux encadrer son pouvoir d’appréciation. Idéalement, une justice exigeante devrait suffire à infléchir les orientations étatiques et, par-là, les résultats communaux de production de logements sociaux, sans devoir modifier la loi.
Les conséquences désastreuses des arrangements de l’autorité publique avec ses obligations
La production insuffisante de logement sociaux a des répercussions à l’échelle individuelle. Elle allonge la file d’attente qui s’élève déjà a plus de 2 millions et demi de ménages, la moitié depuis plus d’un an. Elle exacerbe la concurrence entre eux et dénature la fonction des commissions d’attribution qui participent moins à la mise en œuvre du droit au logement qu’à la sélection, parmi l’ensemble des bénéficiaires, de ceux qui en bénéficieront effectivement et de ceux qui en seront écartés. La production inégale de logements sociaux crée des effets de concentration, de pauvreté mais aussi de richesse, entretient et aggrave les espaces (réels et ressentis) de relégation. Un effet de chaîne que l’on retrouve dans la santé, l’éducation, les services sociaux et publics dans leur ensemble.
Ainsi, à bas bruit : le droit au logement (DALO) enfermé dans des critères tellement exigeants qu’un tiers seulement des requérants peuvent espérer le faire valoir, alors que c’est déjà un mécanisme de recours face aux anomalies dans l’accès au logement social ; le droit à des moyens convenables d'existence qui croule sous l’empilement des conditions d’accès au RSA pour en limiter le nombre d’ayants droit ; l’intérêt supérieur de l’enfant dont la protection est ajustée par les départements aux moyens qu’ils souhaitent y consacrer ; le droit à l’hébergement d’urgence, universel sur le papier mais où, faute de place, la vulnérabilité devient un critère d’exclusion pour laisser des hommes, des femmes et des enfants à la rue ; le droit au séjour que les étrangers peinent de plus en plus à faire reconnaître ou à voir reconduit par les préfectures, même lorsque les conditions de délivrance sont remplies sans ambiguïté.
Bien sûr, les recours contentieux sont parfois inévitables, même lorsque la volonté politique et les moyens ne manquent pas. Mais de plus en plus, les institutions ne fonctionnent qu’après injonction, et encore, pas toujours ou pas pour tous. Une pente douce qui érode inexorablement la confiance de la population, déjà bien entamée. La multiplication des recours individuels pour accéder aux droits sociaux les plus élémentaires et d’ONG pour en réclamer les conditions de l’effectivité est symptomatique de la banalisation d’une culture de rétention des droits par les pouvoirs publics, au motif politique de contrarier certaines catégories de la population ou par calcul financier.
Une part de notre capital social et juridique inscrit dans nos traités, notre Constitution, nos lois, nous est confisquée. Qu’un certain balancement puisse être admis en matière de droits sociaux, au gré des orientations politiques « portées » par le peuple souverain est une chose, que ces dernières quittent le référentiel des droits et libertés fondamentaux en est une autre. Et lorsque ces déplacements mènent en dehors de la surface de l’Etat de droit, toute personne perd la certitude d’être couvert par la Loi, et de ses droits[6], à commencer par les plus vulnérables : quel crime terrible ont-elles donc commis pour être vouées à pareille déchéance ?
En attendant la décision des tribunaux administratifs, cette mise en cause de la défaillance de l’Etat dans sa fonction de contrôle et d’application de la Loi reflète la propagation inquiétante, silencieuse, et les conséquences de cette forme de grève perlée de la part des pouvoirs publics, en matière de droits sociaux, ici le droit au logement.
[1] Au départ, la Loi imposait initialement 20 % de logement sociaux, l’obligation a été portée à 25 % en zone tendue en 2013. Il y a 11 ans.
[2] Les communes de plus de 3 500 habitants (plus de 1 500 habitants en région parisienne), situées dans des agglomérations de plus de de plus de 50 000 habitants comprenant au moins une commune de plus de 15 000 habitants.
[3] Comme si les recettes liées aux amendes automobiles étaient affectées à la sécurité routière ou à des modes de transport alternatifs, collectif et à l’amélioration de leur connexion.
[4] La concussion est une forme aggravée de corruption. La corruption est le fait d’accepter des cadeaux que le bienfaiteur est libre de donner ou pas ; la concussion est le fait de demander ou accepter ce que le représentant de l’autorité sait ne pas lui être dû, comme une chose à laquelle la réglementation lui donne droit.
[5] Les communes face à la loi SRU, entre contraintes réelles et manque de volonté politique, mai 2024.
[6] Ce que le philosophe italien Georgio Agamben associe à l’Homo Sacer : la plus stricte sanction du droit romain antique, pour les crimes les plus graves : n’être plus protégé par la Loi.