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Billet de blog 3 août 2011

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En 1963, Julio Cortázar fait paraître chez Editorial Sudamericana un roman aujourd'hui célèbre, Rayuela (Marelle en v.f. chez Gallimard - L'Imaginaire). Le livre se lit de deux manières : soit en lisant dans l'ordre les chapitres 1 à 56 ; soit en y intercalant de façon totalement désordonnée (mais calculée par l'auteur) les chapitres 57 à 155 (et "dont on peut se passer", écrit Cortázar).

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

En 1963, Julio Cortázar fait paraître chez Editorial Sudamericana un roman aujourd'hui célèbre, Rayuela (Marelle en v.f. chez Gallimard - L'Imaginaire). Le livre se lit de deux manières : soit en lisant dans l'ordre les chapitres 1 à 56 ; soit en y intercalant de façon totalement désordonnée (mais calculée par l'auteur) les chapitres 57 à 155 (et "dont on peut se passer", écrit Cortázar). Ce second parcours, où s'insèrent de nouveaux chapitres du type "scènes coupées", propose aussi des extraits Lévi-Strauss, Anaïs Nin, Artaud, de George Bataille, de son personnage penseur, Morelli, ou encore de l'Almanach Hachette. Il enrichit la lecture, la connecte à un univers extérieur au roman propre. Elle trahit le fait qu'aucune fiction n'existe par elle-même, comme jaillissant par magie de l'esprit d'un créateur, un génie, un Dieu... mais plutôt naît reposant sur un substrat poreux et communicant de toutes choses, idées et personnes.

C'est un principe très post-moderne. Et, qu'importe qu'on s'accorde ou pas sur cette appellation ou pas, la fiction contemporaine est faite presque entièrement de cette façon, réinterprétant, interpolant, citant, remixant, samplant... Dans la préface de Nouvelles, histoires et autres contes (qui collecte quasiment tous les textes courts du même Cortázar, dans la collection "Quatro"), sa coordinatrice, Sylvie Protin, rappelle qu'après Marelle, l'écrivain argentin vivant à Paris devint quasiment obsédé par cette forme d'écriture et beaucoup de ses ouvrages suivant tentèrent diversement de pousser l'idée le plus loin possible (62, maquette à monter, Le Livre de Manuel, ou une édition espagnole de ses nouvelles, recomposant en quatre volumes thématiques ses recueils de nouvelles et contes). D'une certaine façon, Cortázar avait presque prévu et pensé le futur mécanisme d'internet.

Voilà qu'à partir du 1er juillet 2011, il est proposé aux abonnés de Mediapart de suivre, tout l'été, sous forme de feuilleton, Un Roman du réseau de Véronique Taquin. Ce, au rythme de neuf livraisons hebdomadaires. Le projet s'inscrivant dans le fonctionnement du site, il y est possible de commenter et interpréter les chapitres. L'idée éditoriale, assez inédite, est de penser ces commentaires comme faisant partie de l'édition de l'ouvrage et d'éventuellement les incorporer ensuite dans la version papier qui finira par peut-être voir le jour.

En quelque sorte, ce Roman du réseau est un des avatars indirect des idées de Cortázar. Loin de moi de dire qu'il s'en réclame ou en découle. Loin de moi de dire que Cortázar avait à lui seul inventé une façon de faire totalement inédite, ou d'insister naïvement sur le fait qu'Un Roman du réseau serait une expérience unique et jamais vue. Pourtant je crois qu'à leur façon le récit de Véronique Taquin et sa publication, orchestrée par l'universitaire Laurent Loty, s'inscrivent dans un mouvement vaste, et, justement, lié et connecté.

On pourra, si on est soit un fieffé emmerdeur, soit un observateur curieux, s'amuser à constater le nombre d'expériences de publication similaires, tant il est vrai que les écrivains, auteurs, artistes de toutes sortes - amateurs ou reconnus - se sont emparés du web : livres numériques (Publie.net), webzines (Flurb, que je viens de découvrir), blogs d'écrivains (http://etc-etcetc.blogspot.com/. de Franck Smith), dont un certain nombre propose d'ailleurs des romans à suivre (au hasard : La Vie rêvée de Paul-Henri Sauvage, sur twitter !), édition en ligne (8comix), sites participatifs (Grand Papier)... Oui, ça n'en fini plus. Ainsi plutôt que s'écrier en cherchant à tout prix à démontrer avec force exemples le manque de nouveauté de ce projet, il serait plus judicieux de montrer de quelle façon il s'inscrit dans ce mouvement général, très contemporain, et en quoi il s'y singularise y trouvant sa forme d'expérimentation adéquate.

Pour commencer, on pourra le ré-situer au sein de l'oeuvre de Véronique Taquin, signaler qu'il s'agit du deuxième épisode de la trilogie La machine à récit, précédé il y a déjà 12 ans de ça par Vous pouvez mentir, chez les Éditions du Rouergue, que pour ma part je découvre exactement en même temps. Je reviendrai plus tard sur le temps écoulé entre les publications des deux romans. Notez que je lis dernièrement les deux ouvrages à peu près en même temps, créant de façon confuse et chaotique mon propre parcours de lecture, allant de l'une à l'autre, un peu en papillonnant. De là, difficile de s'empêcher de faire des connexions entre les deux projets, qui de toute façon sont évidemment liés. Tellement que le second donne quelque part l'impression d'être une réécriture du premier : même concept de base, un personnage dont on sait peu au début (est-il enrobé d'une aura de mystère, ou n'y-a-t-il finalement pas tant à savoir sur lui ?), qui met en place un dispositif dans lequel des individus peuvent se raconter et / ou être racontés, cela, selon une règle simple, la suivante : "racontez votre vie, vous pouvez mentir" (principe étant par ailleurs le titre même d'un court métrage du personnage Niels et d'un projet de film mené par Véronique Taquin elle-même).

Les deux romans (et leurs deux protagonistes principaux) s'amusent à ostensiblement brouiller sans arrêt la frontière entre fiction et réalité, l'une nourrissant l'autre, et inversement. C'est finalement une forme de procédé très courante actuellement voire même depuis longtemps : que ce soit avec les auto-fictions, les fictions biographiques voire autobiographiques, les trans-fictions, les fictions semblant puiser dans la vie de leurs auteurs... Ici, d'ailleurs, en raison des informations ci-dessus, donc des liens qu'on peut faire entre le personnage Niels et l'auteur Taquin, on serait tenté d'y voir une projection de l'une dans l'un. Frontière encore brouillée puisque Niels entretient deux histoires parallèles et entrecroisées, l'une avec Lucques (qui sera le protagoniste central du troisième volet du triptyque) et l'autre avec le personnage d'Anna Ols ; brouillage donc des repères générique masculin/féminin d'une part. Et d'autre part parasitage de la connexion naïve que, lecteur emporté et sensible, on est tenté de faire entre un protagoniste principal et un auteur (il est à peu près sûr que personne n'écoute Marcel Proust lorsqu'il nous enjoint à ne pas confondre son personnage narrateur et lui-même).

Une chose assez remarquable dans les deux oeuvres réside dans la façon dont, à l'intérieur même des écrits, les montages sont mis en scène. Il s'agit plus de plans, de descriptions que des montages eux-mêmes. On a surtout affaire, par exemple dans la première partie deVous pouvez mentir, à un rapport assez vague de ce à quoi l'émission pourrait ressembler (ou pouvait ressembler, en supposant qu'elle ait existé). De même, quand par la suite il est question des films de Niels ou Lucques, à aucun moment nous n'aurons affaire à de quelconques extraits des films eux-mêmes. Comme si l'on était dans des textes théoriques. Non, le montage, peut-être plus discret, est plutôt dans la juxtaposition, assez désordonnée chronologiquement, d'évènements n'ayant pas grand chose à voir, au premier abord. Pourtant ils semblent tisser des liens entre eux, plutôt au niveau de leurs significations (possibles) et des préoccupations qui paraissent les habiter : pour résumer, des questions d'identité, de repères, de vrai et de faux, de réel et de fiction. Particulièrement du jeu qui consiste à se faire passer pour autre.

Cela me rappelle deux choses assez majeures pour moi, pour ce qui est de mon rapport à la littérature (et plus largement à tout art), que ce soit en tant que lecteur ou auteur : tout d'abord une conférence de l'éminent Thomas Pavel, à laquelle j'avais assisté encore jeune étudiant à Rennes. On peut, grossièrement, en résumer le propos ainsi : en tant qu'êtres humains, notre propre vie à chacun ne suffit pas. Pour combler ce manque nous faisons appel à des "mondes possibles", à des vies alternatives que nous aurions pu, de façon absolument éventuelle, vivre. On pourrait résumer cette idée en citant une bande dessinée qui n'a rien à voir et qui pourtant est habitée de préoccupations et thématiques réellement semblables : « L'existence est comme une partie d'échecs... Ainsi, tout comme chaque mouvement crée un nouveau schéma de jeu... chacun de nos choix crée une nouvelle réalité... en en créant infiniment... continuellement. » (in Rat-Man nº48, de Leo Ortolani) Nous sommes, nous, voués à n'évoluer que dans une de ces réalités, mais pourtant, on peut rester hantés par ces vies potentielles que nous ne vivrons pas et qui aurait pu avoir lieu. Un besoin tout humain qui se résout avec la lecture de fiction (ou le visionnage d'une série ou d'un film, ou bien en jouant à un jeu vidéo...) et dans certains cas, par la création de ses vies, en général par l'écriture. Un principe que j'appelle pour ma part, de façon assez simple "cette vie que je ne vivrai pas".

L'idée principale du travail de Véronique Taquin repose entièrement sur le dialogue entre la "vraie vie" et ces autres vies possibles. Dialogue qui finit par devenir comme une seule voix polyphonique, au point qu'on ne puisse plus trop discerner les frontières. Ce que je résumerais bien par les mots de Roger-Pol Droit (dans 101 expériences de philosophie quotidienne, chez Odile Jacob) : "Le point auquel il convient de parvenir est celui où vous doutez que tout cela soit faux, où vous ne discernez plus la frontière entre vos fictions et votre vraie vie. Ou plutôt, ce qui revient au même, le point où vous pouvez vous dire, sans coup de force ni soudaine folie, que ce que vous aviez l'habitude de considérer naguère comme votre "vraie vie" n'est, en fait, rien qu'une fiction parmi d'autres. Ni plus ni moins."

(à suivre...)

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