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Billet de blog 12 novembre 2023

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Dix pour un, qui dit mieux ?

Emmanuel Macron a fini par appeler à un cessez-le-feu au Proche-Orient, alors que nous venions de passer la barre des 11 000 morts confirmés à Gaza. Cette prise de position répond, pour la France, à la question que posait Bassem Youssef dans un entretien avec Piers Morgan devenu viral, celle du ratio entre vies israéliennes et palestiniennes.

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Dix pour un

Le président de la République française a fini par appeler il y a deux jours à peine à un cessez-le-feu immédiat au Proche-Orient. Il faut dire que nous avions juste passé la barre des 11 000 morts confirmés à Gaza. Je voulais écrire "victimes" mais ce serait sans compter les dizaines de milliers de blessés, dont une large proportion d'enfants, et tous ceux dont les vies seront à jamais bouleversées par la violence inouïe qui les frappe, les mutile, les prive des êtres aimés, de toutes leurs possessions aussi, même si on en parle peu.

Cette prise de position de l'exécutif français après plus d'un mois de "représailles" israéliennes à Gaza et en Cisjordanie répond, pour ce qui est des dirigeants français, à la question que posait Bassem Youssef dans un entretien avec Piers Morgan devenu viral  il y a quelques semaines, celle du ratio entre vies israéliennes et palestiniennes, dont dépendrait la durée des opérations militaires israéliennes à Gaza.

Tout à l'heure, mon fils de 6 ans me demandait, dans sa curiosité d'enfant qui découvre les nombres et l'écriture, combien faisait quatre 1 et 2. 11112. J'ai réfléchi un instant (j'en étais toujours à l'étape café du matin) avant de lui répondre onze mille cent douze. Il était impressionné en entendant ce nombre, il s'est écrié joyeusement "woua! ça fait beaucoup dis-donc! C'est beaucoup plus que un ? " Et moi j'ai fait le lien et j'ai commencé à pleurer.

Donc, le ratio qui a amené le président français, notre représentant à l'international, à considérer qu'il était temps de dire stop d'une manière claire, est d'approximativement dix morts palestiniens pour un mort israélien. Du côté de la plupart des autres dirigeants occidentaux, le ratio semble être différent car on attend toujours des appels à un cessez-le-feu immédiat et inconditionnel. La situation n'est pas encore mûre. Dix pour un pour la France, qui dit mieux ? Combien de civils palestiniens, en large partie des enfants, doivent encore être sacrifiés avant qu'il ne semble approprié aux autres dirigeants occidentaux d'appeler à un cessez-le-feu ? Je n'évoquerai même pas, car elle est la plus terrifiante encore, la question du ratio qu'il faudrait atteindre pour apaiser les dirigeants israéliens.

Réinventer la roue du droit international

Ce qui est à l'œuvre coche pourtant toutes les cases des crimes internationaux les plus graves qui obligent la communauté internationale à intervenir : crimes de guerre, crimes contre l'humanité, nettoyage ethnique s'il l'on en croit l'objectif - en bonne voie - de vider des pans entiers de la Bande de Gaza de ses habitants et même le crime de génocide. L'une des choses qui me rend furieuse est le fait que tant de représentants politiques occidentaux bafouent les règles les plus élémentaire du droit international. N'est-il pas simplement incroyable qu'en 2023 les représentants politiques de vieilles démocraties comme les nôtres ignorent qu'en vertu de la Charte des Nations Unies, un État a le droit de se défendre militairement contre une attaque mais pas de se venger (article 51)? N'est-il pas simplement incroyable qu'en 2023 les représentants politiques de vieilles démocraties comme les nôtres ignorent qu'en vertu du droit international humanitaire (héritage des horreurs de deux guerres mondiales) il est interdit de bombarder massivement des zones d'habitation civiles ainsi que des hôpitaux, écoles et autres infrastructures civiles ? Peuvent-ils ignorer que le droit international humanitaire (le droit de la guerre) interdit d'affamer des populations civiles, de les priver d'eau, d'électricité ?

Un week-end où dans de nombreux États européens on commémore l'armistice du 11 novembre 1918, j'ai honte pour les millions de victimes de la première guerre mondiale, et pour les dizaines de millions de la seconde. Il me semble qu'honorer leur mémoire requiert au minimum d'appeler au respect des normes qui sont nées de ces conflagrations mondiales si meurtrières. Est-il vraiment si compliqué pour les représentants de nos États, qui se proclament alliés d'Israël, de rappeler les autorités de cet État au respect du droit international le plus basique ?

Il n'y a pas lieu de réinventer la roue du droit international par des bains de sang réguliers, les normes existent déjà et elles sont claires :

- Les êtres humains naissent et demeurent libres et égaux en droits.

- Le recours à la force armée est, par défaut, interdit en droit international. Les exceptions à ce principe de prohibition sont peu nombreuses. Le droit international ne reconnait d'ailleurs pas le droit "d'annihiler" un groupe militaire ennemi, quel que soit le label qu'on lui attache et la gravité des faits qu'on lui reproche. A priori, les crimes doivent donner lieu à des processus judicaires encadrés par le droit, pas à des exécutions de personnes soupçonnées coupables et encore moins à des massacres de civils quels qu'ils soient.

- Les autorités israéliennes n'ont pas droit de vie ou de mort sur les Palestiniens (et elles n'ont, soit dit en passant, aucune légitimité pour déclarer quelles seront les modalités de gouvernement à Gaza ou ailleurs dans le futur, nous savons tous bien sur quoi reposent les principes démocratiques. Est-ce que ces principes aussi ont été oubliés par nos représentants français en dépit de leurs longues études largement financées par l'État ?).

- Les États tiers se doivent eux aussi d'appliquer le droit international, et ils se doivent d'appeler à son respect et de s'abstenir de tout soutien à un État qui s'engage dans des violations graves du droit international humanitaire. Lorsque ce qui est à l'œuvre peut être qualifié de crimes de guerre, crimes contre l'humanité, nettoyage ethnique et/ou génocide, la communauté internationale a même une responsabilité de protéger. Celle-ci peut se traduire de différentes manières, qui vont même jusqu'à la possibilité d'une intervention armée pour stopper des massacres lorsque tous les autres moyens se sont avérés inefficaces. A l'heure actuelle, le principe de responsabilité de protéger requiert un positionnement non équivoque de tous les États, en particulier ceux qui sont les plus proches de l'État d'Israël, de dénonciation totale des violations du droit international qui sont à l'œuvre depuis 5 semaines maintenant. D'autres mesures peuvent suivre.

A l'heure actuelle, la protection du peuple palestinien, victime d'un Etat qui ne veut pas le protéger, Israël (on retrouve ici les euphémismes dont les personnes familières du droit international ont l'habitude), et d'un Etat qui ne le peut pas (Etat de Palestine toujours en gestation), est de notre ressort à tous :  Etats tiers, communauté internationale. Et pourtant, une grande partie des dirigeants qui auraient la capacité de faire pression sur les dirigeants israéliens ne le font pas.

Une catastrophe construite et qui peut s'arrêter dans l'heure

Beaucoup d'entre nous sommes en souffrance bien que nous ne vivions pas dans notre chair la violence dont nous apercevons des bribes pour ceux qui veulent bien les voir. Nous sommes en souffrance car nous sentons bien que nous avons une responsabilité, qu'il nous faut agir devant le cauchemar d'origine humaine qui se déroule, en particulier à Gaza : les familles entières enterrées sous les décombres, les civils fuyant d'une zone de bombardement à l'autre comme du bétail, les fosses communes, les hôpitaux détruits, l'absence de nourriture, d'eau, d'électricité.... Ce sont des scènes qui nous hantent comme tant de scènes de misère humaine peuvent le faire mais la différence est qu'il s'agit d'une catastrophe entièrement construite et qui peut s'arrêter dans l'heure.

En fait, le pourrissement de la situation en Israël-Palestine n'est pas nouveau, et nombre d'entre nous avaient bien conscience qu'il aurait fallu agir déjà depuis longtemps. Nombre d'entre nous ont essayé, et n'ont de cesse de penser aujourd'hui qu'il aurait fallu faire mieux, faire plus.

La violence actuelle, quant à moi, me confronte à mes recherches passées sur des questions d'éthique en politique internationale qui m'avaient amenée à publier un article académique sur le concept de responsabilité individuelle de protéger : il s'agit de notre responsabilité à tous, nous autres citoyens du monde, d'agir pour protéger une population victime des crimes les plus graves tels que ceux qui se déroulent actuellement au Proche Orient quand les États en charge ainsi que la communauté internationale ne le font pas.

Et nous au milieu

Dans une autre tribune de ce club, Naruna Kaplan de Macedo exprimait son désarroi, en tant que française juive ayant vécu un temps en Israël et en tant que mère de trois fils juifs et ce sentiment de ne pas faire assez. En tant que française ayant travaillé longtemps sur ces questions de responsabilité en cas de crimes internationaux en lien avec la région moyen-orientale, en tant que mère de trois enfants qui ont des origines palestiniennes et des cousins sous les bombes dont nous osons à peine prendre des nouvelles, je partage ce désarroi et ce sentiment que les maigres choses que j'ai entreprises depuis le mois dernier (manifestations, petits textes écrits, conversations) sont si peu au regard de la gravité de la situation et des menaces qui pèsent sur un peuple entier.

De par le monde, nous sommes nombreux à refuser cette violence et sentir cette humanité apporte du réconfort. Je pense néanmoins beaucoup à ces familles et ces enfants enterrés vivants sous les couches des immeubles bombardés et plusieurs questions me hantent :

-Sommes-nous vraiment en train de faire tout ce qui est en notre pouvoir pour arrêter les massacres et répondre aux appels à l'aide de ceux qu'États et instances internationales laissent mourir sous les bombes ?

-Est-ce acceptable de continuer à vivre nos vies malgré tout ?

-Quel visage de notre monde et de notre humanité donnons-nous aux habitants de Gaza ?

-Nous pardonneront-ils un jour ?

-Comment pourrons-nous panser les plaies béantes que tant d'horreur laissera ?

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