Je vous écris de la vallée du Grésivaudan, vous qui n'êtes pas loin de la vallée du Jourdain.
C'est ma seconde lettre en deux jours, mais la première n'a certainement pas dû vous atteindre : je n'ai pas beaucoup de visibilité et vous êtes bien occupé. Si j'ai bien compris, vous êtes en mission. En tant que citoyenne française ayant longtemps vécu au Proche-Orient et y ayant travaillé en tant que chercheure, je vous en remercie.
Il n'est pas facile de représenter la France dans ce contexte de grande violence et de naviguer entre le soutien que vous souhaitez exprimer vis à vis de l'État israélien suite aux attaques du 7 octobre dernier et le soutien que probablement vous souhaitez aussi exprimer vis à vis du peuple palestinien, victime lui aussi d'attaques de grande envergure depuis le 7 octobre (j'utilise, vous l'aurez remarqué, le terme de "peuple" à défaut d'un "État" palestinien, puisque ce dernier est toujours en gestation soixante-seize ans après le plan onusien de partage de la Palestine. Je profite d'ailleurs de l'occasion pour vous dire que je fais partie de ceux, assez nombreux je crois, qui suspectent que le fœtus est mort depuis longtemps in utero).
Je vous remercie, sincèrement, d'avoir essayé, même s'il me semble que le message essentiel que l'on pouvait attendre d'un président français dans de telles circonstances vous a échappé, alors même qu'il n'était pourtant pas si compliqué (voir à ce propos ma lettre d'il y a deux jours, vers la fin de laquelle j'en viens aux points essentiels qui devraient nous unir et nous guider, nous autres Français - parenthèse dans la parenthèse: au cas où vous lisez ma lettre, merci de bien vouloir la faire suivre à M. Darmanin). Moi qui n'ai pas les mêmes calculs politiques à faire que vous pour ne pas froisser les puissants, moi qui n'ai à gérer que ma conscience lorsque je me couche le soir, je vais me permettre de poursuivre ma lettre avec le sarcasme que m'inspire la situation. A chacun ses responsabilités.
Merci, M. Macron, d'avoir pris la mesure fine de ce qui est à l'œuvre ici, et d'avoir su, entre toutes les règles de droit international, attirer l'attention sur ce qui compte vraiment à l'heure actuelle et sur les meilleures voies à suivre pour sortir du bourbier. Merci d'avoir exprimé votre soutien à nos frères israéliens et même évoqué la possibilité d'une coalition militaire pour venir à bout du Hamas.
Une solution militaire pour éradiquer un mouvement terroriste, quoi de plus efficace ! Nous avons, en plus, de nombreux exemples utiles desquels nous allons pouvoir nous inspirer : en premier lieu, évidemment, la coalition qui a bien efficacement renforcé la sécurité des Etats-Unis en allant envahir l'Afghanistan il y a tout juste 22 ans, suivie de la coalition qui a achevé le travail en envahissant l'Iraq quelques mois plus tard. Le lien avec votre bonne idée d'hier est évident : vous évoquiez la coalition internationale contre Daesh. Or Daesh (ne pas confondre avec Al Qaida, on s'y perdrait) est né dans les prisons iraquiennes lors de l'occupation américaine. Je me garderai de faire un parallèle en comparant Gaza à une prison à ciel ouvert depuis plus de 15 ans, on l'a assez entendu. Si le Hamas a pu planifier et mettre en œuvre des attaques si odieuses le 7 octobre dernier, cela ne peut en aucun cas être connecté avec cette situation. C'est fortuit. C'est tout simplement dû à la nature monstrueuse de certains Gazaouis emplis d'une haine inexplicable, et au soutien de l'Iran.
Moi, cela me questionne beaucoup, ces jeunes hommes qui, à un âge où, en règle générale, de par le monde, on aime s'amuser et vivre, sont allés massacrer des gens avant de mourir. Je rêve d'un Proche-Orient dans lequel Israéliens et Palestiniens pourraient danser ensemble jusqu'au petit jour dans des raves parties, et plus si affinités, sans que murs, grillages et lois ne les séparent. Et je suis sûre que cela arrivera un jour, tout comme Français et Allemands dansent aujourd'hui ensemble et coexistent de multiples façons en dépit d'un passé d'une grande violence et dans lequel il y a eu tant de ressentiment et d'envie de revanche. Je pense qu'avec un peu plus de courage à pas mal de niveaux, le processus démarré à Oslo au début des années 1990 aurait pu mener à ça. Il a en fait mené à tout l'inverse, à mon sens du fait du rapport de force si inégal entre Israéliens et Palestiniens. Quel gâchis...
C'est ici que j'en reviens à la question de la France. M. Macron, comment se fait-il que les responsables politiques européens, français notamment, aient tellement de mal à demander un cessez-le-feu immédiat alors qu'il semble que plusieurs centaines de Palestiniens aient été tués au cours de votre visite sur place ? Comment se fait-il que les responsables politiques européens confondent légitime défense (article 51 de la Charte des Nations Unies) et vengeance (pas de référence ici, car la vengeance est interdite en droit international comme j'ai essayé de le rappeler dans ma lettre précédente) ? Comment se fait-il qu'au cours des décennies passées (je vous pose la question d'une manière un peu rhétorique, là, car je sais bien que vous n'êtes aux commandes que depuis quelques années) la France n'ait pas rappelé les autorités israéliennes à leurs obligations, notamment en vertu des accords d'Oslo (le bien mal nommé "processus de paix"), en vertu du droit international humanitaire et des droits humains les plus fondamentaux ?
J'aurais aimé, moi, vous entendre dire aux Israéliens ce que le droit international le plus fondamental et la morale la plus simple nous dictent : que vous les souteniez dans leur souffrance et que vous leur rappeliez néanmoins que les opérations militaires qui tuent massivement des civils et détruisent habitations et infrastructures civiles dans la bande de Gaza ne leur rendront pas leurs morts, risquent de tuer leurs (et nos) otages et n'accroitront pas leur sécurité. Que la France ne soutient pas des opérations militaires qui, du fait de leur caractère indiscriminé et disproportionné, s'apparentent à des crimes de guerre. Qu'entre le siège et pilonnage de Gaza, les arrestations massives et assassinats en Cisjordanie et le langage de déshumanisation employé à plusieurs reprises par des responsables israéliens ces derniers jours, vous êtes extrêmement inquiet pour les Palestiniens et demandez de ce fait de la manière la plus ferme l'arrêt immédiat de toutes les violences et violations graves des droits humains. Voilà le type de message qu'à mon sens, vous auriez dû faire passer avec la plus grande clarté mardi au lieu de lancer l'idée farfelue (pour utiliser un terme généreux) d'une coalition militaire internationale contre le Hamas.
Monsieur Macron, il est déjà bien tard, mais il n'est jamais trop tard pour changer de course et porter le seul message qui soit à court, moyen ou long terme dans l'intérêt de tous : Israéliens, Palestiniens, Moyen-Orientaux, mais aussi Français, Européens et nous tous, vraiment. Cela peut sembler un peu excessif, de connecter tout le monde à ce qui se déroule au Proche-Orient et à votre réaction en tant que chef de l'État français, et pourtant... Comme nous le voyons depuis plusieurs semaines, ce conflit attise de fortes tensions bien au-delà des territoires concernés. Prendre le parti d'un arrêt immédiat et inconditionnel des violences et d'une paix qui soit respectueuse des droits de tous au même titre pourrait certes fâcher ceux qui aimeraient avoir les coudées franches pour continuer à tuer et à se venger. Mais ce ne sont pas les personnes qui vous ont élu et que vous représentez. Vous représentez la France, et devez donc faire le choix des valeurs et principes sur lesquels s'est fondée notre démocratie.
Je m'excuse de l'embarras qu'un rappel public de cet ordre peut vous causer, mais que sont votre ego et le mien au milieu du tourbillon de violence qui sévit, du climat malsain qui règne en France, et surtout, des corps sans vie qu'on empile depuis presque une vingtaine de jours ?
Je vous remercie pour l'attention que vous porterez à ma modeste missive. J'aimerais tant qu'elle vous amène à réfléchir sur ce qui est à l'œuvre ici et sur les portes qu'une position française plus équilibrée pourrait ouvrir.
Coralie Pison Hindawi