Converser avec Rawan, comme avec sa sœur ou sa mère (Lina, mon alter-ego de Gaza), est quelque-chose d'étrange. Elle m'envoie des messages et des photos du front de l'horreur dont elle est prisonnière avec plus de deux millions d'autres personnes. Contre toutes mes attentes, elle m'a envoyé des photos de pâtisseries superbes confectionnées pour certaines envers et contre-tout au cours des derniers mois. Elle devrait être en deuxième année d'études supérieures mais le génocide a tout changé, bien entendu. Pas d'études, plus de maison, plus d'espoir désormais de la reconstruire (leur terre a été volée), plus de biens. Beaucoup de deuils.
Hier, c'est le père d'une amie, quelqu'un qu'elle aimait beaucoup, qui a été assassiné et Rawan n'a plus le cœur aux pâtisseries. La semaine dernière, elle m'avait déjà envoyé un message dans lequel elle disait que le martyr était la meilleure chose qui puisse arriver. Hier, Rawan m'a dit : "Tu sais ce qui fait le plus peur ? C'est que tu rentres à la maison, et que quelqu'un soit mort. C'est que tu sortes, et que tu ne reviennes plus" (la maison, c'est une expression. Il s'agit désormais d'une tente).
Ce matin enfin, elle m'a écrit : "Nous allons tous mourir, ce n'est qu'une question de temps".
(Elle ne faisait pas référence à l'inéluctabilité de la mort qui clôt toute vie, elle a utilisé le terme istishhad, qui signifie mourir en martyr).
Il m'a fallu attendre quelques heures pour écrire ce billet. Quelques heures de trucs à faire ici où se déroulent nos vies, entre contraintes professionnelles et familiales, entre courses, repas, réunions etc. Pourtant, à quelques heures d'avion d'ici, Rawan et les siens sont strangulés, spoliés, bombardés, affamés, blessés, privés de tout, intentionnellement, par un Etat avec lequel nous continuons d'avoir des relations diplomatiques et commerciales et des partenariats, notamment dans le secteur militaire. La manière dont l'Etat israélien traite les Palestiniens à Gaza a pourtant été très précisément documentée et qualifiée juridiquement par toute une série d'experts : Il s'agit d'un génocide. Il dure désormais depuis plus d'un an et demi.
J'écris ce billet car je ne peux pas envoyer à Rawan un énième message dans lequel je dirai que nous pensons à eux, que nous essayons de faire notre possible pour que nos représentants respectent enfin leurs obligations internationales, que nous prions pour que Dieu les protège, eux et tous les autres, pour que cette abomination invraisemblable s'arrête.
J'écris ce billet pour relayer le message de Rawan, pour que sa voix porte au-delà de mon téléphone.
L'entendez-vous bien ? Rawan a dix-huit ans et elle n'a plus d'espoir. Elle a mal et elle attend la mort. Elle n'habite pas si loin de nous. C'est un Etat allié du nôtre qui détruit son peuple.
De mon côté, j'ai mal aussi. Et mon espoir est ténu. Pourtant, je ne me résigne pas.
Il se trouve qu'un génocide n'est pas une fatalité, c'est un projet qui demande de nombreux efforts de contrôle, de destruction, financiers, politiques, et que chacun de ces efforts peut être contré, critiqué, rendu compliqué, retardé, saboté et j'en passe. Il existe une capacité de résistance et d'action même dans des systèmes totalitaires, alors dans une démocratie, si imparfaite soit-elle...
Pour en prendre conscience, il faut bien sûr arrêter de se répéter que l'on ne peut rien et commencer à faire tout ce que l'on peut.