Voici la première fiche de mon carnet urgent de lecture, dont vous pouvez trouver les objectifs ici :
Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, par Hannah Arendt
(et, en bonus, quelques mots sur Seul à Berlin, par Hans Fallada).
*
NB1 : Toutes les références des pages du livre de Arendt correspondent à l'édition Gallimard Folio histoire de 2002, parue en poche. Neuf, le livre coûte 12 et quelques euros.
NB2 : Dans les citations, les expressions en italiques sont conformes à l'original de Arendt, ce sont les expressions qu'elle met en valeur dans son texte. Les expressions en gras sont, par contre, celles que je souhaite mettre en valeur. Vous noterez par ailleurs que j'utilise les "doubles guillemets" pour les citations simples et un 'simple guillemet' pour les citations dans les citations (comme lorsque je cite l'ouvrage de Arendt, dans lequel elle cite le témoignage de Eichmann).
*
Je ne sais plus très bien comment j'ai identifié le livre de Hannah Arendt écrit dans les années 1960 comme un ouvrage essentiel aujourd'hui, en 2024, pour comprendre comment des atrocités peuvent être commises devant nos yeux (par écrans interposés) ébahis pendant des mois et des mois alors que nos représentants politiques nous déblatèrent le même discours orwellien sur le droit d'Israël à se défendre ("War is Peace, Freedom is Slavery, Ignorance is Strength").
Toujours est-il que j'ai lu au cours des dernières semaines l'ouvrage que Hannah Arendt a écrit sur le procès du haut fonctionnaire nazi Adolf Eichmann, kidnappé par les services secrets israéliens en Argentine puis jugé par un tribunal, à Jérusalem, en 1961, pour sa participation au génocide. J'ai lu cet ouvrage dans un but précis : celui de trouver des éléments qui me permettent de comprendre comment, dans le régime nazi du troisième Reich, tout un tas de gens apparemment normaux se sont retrouvés à faire du mal, massivement, à toute une population (d'autres gens a priori 'normaux') identifiée comme dangereuse, nuisible, dans le but de la détruire. J'avais été frappée par l'idée de 'banalité du mal', le sous-titre du livre, à propos duquel j'avais compris que Arendt considérait que Eichmann était sous toute une personne banale en dépit de l'horreur absolue qu'il avait contribué à orchestrer.
Germaniste, j'ai été marquée par le traumatisme que constitue le passé nazi allemand et par certains auteurs de cette époque, notamment Bertold Brecht. L'année dernière, j'étais tombée un peu par hasard sur un livre écrit peu après la guerre par un auteur allemand et qui donne une idée de ce que pouvait être la vie en Allemagne durant la période nazie. L'ouvrage 'Seul à Berlin,' (le titre français est un peu moins amer que le titre allemand, 'Jeder stirbt allein') est signé Hans Fallada - un nom de plume. On y croise tout un tas de gens qui essaient de naviguer la terreur totalitaire et la misère, et quelques-uns qui surfent sur la vague. Parmi les personnages se trouve un couple de vieux qui, leur fils unique tombé au front, en viennent à confectionner des petites cartes sur lesquelles ils écrivent des messages critiques du régime qu'ils déposent dans des endroits divers, une activité qui se révèle à la fois extrêmement dangereuse et relativement vaine (dans le climat de terreur, toutes les cartes sont immédiatement livrées aux autorités qui entament une enquête pour trouver leur auteur). La démarche de ce couple fictif rappelle celle - bien réelle - de la jeune Sophie Scholz et de son frère Hans, qui fondèrent l'éphémère mouvement de la Rose blanche (die weisse Rose) dans le cadre duquel ils imprimèrent des tracs qu'ils disséminèrent à l'université et dans les rues de Munich pour éveiller les consciences de leurs compatriotes. Le destin du vieux couple de Fallada est assez similaire à celui des jeunes et courageux Scholz : ils sont arrêtés et tués. L'autre personnage qui m'a fait particulièrement réfléchir est une femme dont le fils, lui, ne meurt pas bêtement sur le front. Ce qui lui arrive est, à mon sens, pire : sa mère réalise que son fils, embrigadé dans les forces nazies, a intentionnellement tué un enfant.
L'une des questions lancinantes que le régime nazi et son cortège d'horreurs posent sur notre humanité est celle de ce qui permet de transformer des gens a priori normaux en criminels capables d'atrocités à l'encontre de gens relativement semblables. Une autre question, connectée, est celle de la possibilité de résistance à l'horreur. Et à de nombreux niveaux se pose également la question du rôle de l'État. Je pense que beaucoup de lecteurs.rices percevront le lien avec la situation actuelle.
Je souhaite ici partager, un peu brut, les éléments que j'ai sélectionnés du livre de Arendt car ils me semblent utiles pour aujourd'hui. Je ne peux qu'encourager tout un chacun à emprunter ou acquérir le livre de Arendt pour vous faire une idée par vous-même.
Conscience, normalité, folie
L'une des questions centrales que se pose Arendt est celle de la conscience de Eichmann : avait-il conscience de ce qu'il faisait ? Sa participation à la 'solution finale' (le meurtre de millions de personnes en quelques années, un génocide, selon le terme imaginé par le juriste Raphael Lemkin, contemporain de cette époque - nous en reparlerons dans une prochaine fiche de lecture) préconisée par Hitler au 'problème juif' était-elle explicable par un endoctrinement, une haine viscérale, un trouble psychiatrique ou autre ? Qu'a dit Eichmann lors du procès, ou lors des entretiens préalables, qui donne des explications ? Voici ma sélection de ce qu'écrit Arendt sur la question :
Sur la question des mobiles de Eichmann, Arendt rappelle que l'accusation "supposait non seulement qu'il avait agi intentionnellement - ce qu'il ne niait pas ; mais aussi que ses mobiles avaient été abjects et qu'il avait parfaitement conscience de la nature criminelle de ses actes." (p. 80) Beaucoup de choses sont très troublantes dans le récit et la réflexion de Arendt. Mais nous touchons ici au cœur, se semble-t-il. En effet, Arendt rappelle qu'"une demi-douzaine de psychiatres avaient certifié qu'il (Eichmann) était 'normal'," (p. 80) notant d'ailleurs que son comportement à l'égard de sa famille et de ses proches étaient "non seulement normaux mais tout à fait recommandables" (p. 80-81). Au-delà, Arendt évoque ce que dit Eichmann de lui-même : "En ce qui concerne les 'mobiles abjects', il était persuadé qu'au plus profond de lui-même, il n'était pas ce qu'il appelait un innerer Schweinehund, un véritable salaud ; quant à sa conscience, il se souvenait parfaitement qu'il n'aurait eu mauvaise conscience que s'il n'avait pas exécuté les ordres - ordres d'expédier à la mort des millions d'hommes, de femmes et d'enfants, avec un grand zèle et le soin le plus méticuleux." Quant à la haine des Juifs, selon Arendt, "ce n'était sûrement pas un cas de haine morbide des Juifs, d'antisémitisme fanatique, ni d'endoctrinement d'aucune sorte." Citant ponctuellement Eichmann et retranscrivant ses propos, Arendt écrit que "lui, 'personnellement', n'avait jamais rien eu contre les Juifs ; au contraire, il avait de nombreuses 'raisons personnelles' de ne pas les haïr" (p. 81). Arendt déplore que personne n'ait semblé croire Eichmann, probablement car cela supposait d'"admettre qu'une personne moyenne, 'normale', ni faible d'esprit, ni endoctrinée, ni cynique, puisse être absolument incapable de distinguer le bien du mal" (p. 82).
Plus loin dans le livre, Arendt s'efforce d'identifier si Eichmann a eu, un temps, une réaction que l'on pourrait qualifier de 'normale' aux atrocités auxquelles il a contribué de manière tout à fait substantielle. Cela semble être le cas. Arendt se base sur le témoignage d'Eichmann qui relate les premiers actes de tuerie de masse auxquels il a assisté à Lublin, Chemno ou Lwow (Lviv, de nos jours en Ukraine - voir pp. 179-193 pour la description par Eichmann de ces 'visites'). Affecté par l'horreur de ce qu'il voit, Eichmann se serait notamment épanché auprès du commandant local des SS de Lwow en lui déclarant : "Eh bien, c'est horrible, tout ce qui se passe par ici ; j'ai dit qu'on transformait des jeunes gens en sadiques. Comment peut-on faire des choses pareilles ? Tirer ainsi sur des femmes et des enfants ? C'est impossible. Notre peuple va devenir fou ou aliéné, notre propre peuple" (p. 182). A la question "l'accusé possédait-il une conscience ?", Arendt répond sur la base de ces témoignages : "Oui, il avait une conscience, et sa conscience, qui avait fonctionné normalement pendant quatre semaines environ, s'était mise à fonctionner à l'envers" (p. 192).
Dans le post-scriptum, rédigé par la suite par Arendt, en réaction à l'intense débat que suscita son livre, elle écrivit encore à propos d'Eichmann : "Il n'était pas stupide. C'est la pure absence de pensée - ce qui n'est pas du tout la même chose que la stupidité - qui lui a permis de devenir un des plus grands criminels de son époque. ... Qu'on puisse être à ce point éloigné de la réalité, à ce point dénué de pensée, que cela puisse faire plus de mal que tous les mauvais instincts réunis qui sont peut-être inhérents à l'homme - telle était effectivement la leçon qu'on pouvait apprendre à Jérusalem" (p. 495). Dans cette partie-là de l'ouvrage, elle argumente, peut-être un peu en contradiction avec ce qu'elle relate des réactions initiales de Eichmann face à la réalité des meurtres, que, d'une certaine manière, par manque de pensée ou d'imagination, "il ne s'est jamais rendu compte de ce qu'il faisait" (p. 494), ce qui amène Arendt à évoquer la question complexe de "l'étrange lien entre l'absence de pensée et le mal" (p. 495).
Un peu plus loin dans le post-scriptum, Arendt utilise une expression qui m'a frappée, car elle correspond à ce qui me trouble profondément depuis de nombreux mois : il s'agit de ce qu'elle qualifie de "confusion assez extraordinaire à propos de questions morales élémentaires" (p. 506). - Je me permets de faire un lien ici car cette expression résume bien mon état de sidération face à des gens qui semblent 'normaux' et qui pourtant semblent trouver relativement 'normal' qu'un État a priori démocratique affame, bombarde, tue et malmène dans tous les sens du terme toute une population civile pendant des mois sous prétexte qu'une attaque a eu lieu un samedi d'octobre. J'ajouterais volontiers un terme et qualifierais le climat ambiant en France face à l'horreur qui se déroule depuis presque un an en Palestine de confusion assez extraordinaire à propos de questions juridiques et morales élémentaires.
Pour en revenir au contexte de l'Allemagne nazie, ce qu'Arendt pointe du doigt sur la question de la normalité, c'est le fait que "dans les conditions du IIIème Reich, il n'y a que de la part d''exceptions' qu'on pouvait attendre une réaction 'normale'. Cette simple réalité créait un dilemme auquel les juges ne pouvaient pas échapper et qu'ils ne pouvaient pas trancher non plus" (p. 82).
Droit et conscience
Cet exemple montre, selon Arendt, "l'inadéquation du système juridique en vigueur et des concepts juridiques courants qui ont trait aux phénomènes de massacres administratifs organisés par l'appareil d'État." Arendt considère que : "Dans tous ces procès où les accusations avaient commis des crimes 'légaux', nous avons exigé que les êtres humains soient capables de distinguer le bien du mal même lorsqu'ils n'ont que leur propre jugement pour guide et que ce jugement se trouve être en contradiction totale avec ce qu'ils doivent tenir pour l'opinion unanime de leur entourage... Puisque l'ensemble de la société respectable avait d'une manière ou d'une autre succombé à Hitler, les maximes morales qui déterminent le comportement social et les commandements de la religion - 'Tu ne tueras point' - qui guident la conscience, avaient virtuellement disparu. Ces hommes rares qui étaient encore capables de distinguer le bien du mal, ne le faisaient véritablement qu'à partir de leurs propres jugements, et cela librement ; il n'y avait aucune règle à laquelle obéir, sous laquelle ils auraient pu subsumer les cas particuliers auxquels ils étaient confrontés" (p. 506).
Résister
Je ne sais pas vraiment que penser des conclusions d'Arendt sur la question du mal, et du lien avec ce qu'elle qualifie d'absence de pensée ou d'imagination. Ses réflexions rejoignent les nombreuses maximes sur le fait que le mal se développe moins du fait de l'action de quelques affreux malintentionnés que de l'inaction des 'gens biens'. Dernière sur laquelle je suis tombée il y a quelques jours seulement : " Le monde ne sera pas détruit pas ceux qui font le mal, mais par ceux qui les regardent sans rien faire." (Albert Einstein, Comment je vois le monde, 1934).
Un élément qui pourrait corroborer cette idée, est le fait que dans le cas de Eichmann, d'après l'ouvrage de Arendt, il semble que personne ne vint le voir pour lui "reprocher quoi que ce soit" dans ce qu'il qualifiait d'accomplissement de son devoir (la logistique de la destruction des Juifs d'Europe), pas même un homme d'Église qui lui rendit souvent visite, le pasteur Grüber (p. 249). Si ces faits sont authentiques, se pourrait-il que le destin de Eichmann, et bien d'autres, surtout celui des personnes juives d'Europe, eut été différent si plus de gens, même sans aucun pouvoir, avaient eu le courage de simplement dire - et redire - qu'il s'agissait d'une horreur, d'une folie inacceptable ? Évidemment, il ne faudrait pas trop déduire du témoignable d'Eichmann, et il est fort possible qu'Eichmann ait entendu des critiques sans pour autant qu'elles ne l'affectent. Nous reviendrons dans une prochaine note de lecture sur la mécanique du déni, et en attendant, vous pouvez d'ores et déjà lire la série d'articles passionnants et terrifiants parus dans Médiapart sur l'Holodomor et les ouvrages auxquels les articles se réfèrent.
En dépit de la noirceur de la thématique traitée, j'ai trouvé quelques éléments dans l'ouvrage de Arendt qui m'ont donné du courage. Vraiment. Ils ont trait à la résistance. Les voici :
D'une part (je précise cependant que je n'ai pas eu le temps de lire d'autres travaux pour confirmer ce que décrit Arendt, avis aux historiens et connaisseurs), il s'agit de la manière dont les projets génocidaires allemands ont été largement déjoués dans certaines situations, notamment au Danemark (pp. 311-318).
Hannah Arendt passe en revue dans son livre la manière dont s'est déroulée la mise en œuvre par les nazis de leur projet génocidaire dans les différents pays qu'ils ont occupés, ou avec lesquels ils se sont alliés. Elle écrit à ce propos : "L'histoire des Juifs danois est sui generis, et le comportement du peuple et du gouvernement danois est unique dans tous les pays d'Europe - qu'ils aient été occupés, partenaires de l'Axe, neutres ou vraiment indépendants. En matière de science politique, on est tenté de conseiller la lecture obligatoire d'une telle histoire à tous les étudiants désireux d'apprendre quelque-chose au sujet de l'immense potentiel de pouvoir contenu dans l'action non violente et dans la résistance à un adversaire disposant de moyens de violence nettement supérieurs" (p. 311). Elle décrit une résistance aux multiples facettes (populaire, administrative, gouvernementale) qui a finalement permis la protection d'une large proportion des personnes juives se trouvant au Danemark à une époque durant laquelle des centaines de milliers de personnes se trouvèrent dépossédées de leurs droits, déportées et assassinées à travers toute l'Europe. Peut-être plus intéressant encore, politiquement et psychologiquement, d'après Arendt, est "le comportement des autorités allemandes au Danemark, leur sabotage évident des ordres de Berlin. Autant que nous le sachions, c'est le seul cas où les nazis rencontrèrent une résistance locale déclarée, et il semble que le résultat ait été que ceux qui y furent exposés ont changé d'avis. Apparemment, eux-mêmes ne considéraient plus l'extermination d'un peuple entier comme une évidence. Ils avaient rencontré une résistance de principe, et leur 'dureté' fondit comme beurre au soleil, ils furent même capables de montrer quelques timides débuts de courage authentique" (p. 317).
Plus loin dans le livre, Arendt relate un des témoignages recueillis au procès d'Eichmann concernant un sergent allemand, Anton Schmidt, qui avait, pendant quelques mois, et indépendamment de toute recherche de profit, aidé des partisans juifs en leur procurant des faux-papiers et des véhicules, jusqu'à ce qu'il soit arrêté et exécuté. Arendt décrit ensuite l'impact de ce témoignage sur la salle d'audience, et sur elle-même :
"Pendant les quelques minutes qu'il fallut à Kovner pour raconter l'aide qui avait été fournie par un sergent allemand, le silence régnait dans la salle du tribunal : comme si la foule avait spontanément décidé d'observer la minute habituelle de silence à la mémoire de l'homme dont le nom était Anton Schmidt. Et pendant ces deux minutes qui furent comme un flot de lumière projeté soudain dans une obscurité impénétrable et insondable, une seule idée, claire, irréfutable, l'évidence même s'imposait - comme tout serait différent aujourd'hui dans cette salle, en Israël, en Allemagne, dans toute l'Europe, peut-être même dans tous les pays du monde, si seulement on avait pu raconter d'autres histoires de ce genre" (p. 407).
Un peu plus loin, Arendt clôt son chapitre avec les mots suivants, que j'adopterai à mon tour en guise de conclusion de cette note de lecture :
".. La leçon de ces histoires est simple et à la portée de tous. Politiquement parlant, elle est que, dans des conditions de terreur, la plupart des gens s'inclineront, mais que certains ne s'inclineront pas ; de même, la leçon que nous donnent les pays où l'on a envisagé la Solution finale, est que 'cela a pu arriver' dans la plupart d'entre eux, mais que cela n'est pas arrivé partout. Humainement parlant, il n'en faut pas plus, et l'on ne peut raisonnablement pas en demander plus, pour que cette planète reste habitable pour l'humanité." (p. 409)