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Billet de blog 11 janvier 2024

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Vivre un génocide de loin... et dire non quand même, samedi 13 notamment

Que fait-on quand on a conscience que se déroule quelque-part loin quelque-chose de très grave, quelque-chose d'inacceptable ? Il est, d'un côté, relativement facile d'être indifférent de loin. De l'autre, il sera vraiment impossible de dire que nous ne savions pas. Cette horreur doit et peut s'arrêter. Samedi 13 janvier est une journée globale d'action contre la guerre à Gaza.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Que fait-on quand on a conscience que se déroule quelque-part loin quelque-chose de très grave, quelque-chose d'inacceptable ? Quand on se sent impuissant et qu'on sent bien quand même qu'on doit faire tout ce qu'on peut ? Quand beaucoup de gens qui nous entourent semblent résignés ou centrés sur leurs propres vies, parfois déjà bien complexes ou sur d'autres combats ? Se résigne-t-on en acquiesçant quand on nous affirme que le monde est ainsi (mal) fait, qu'il est injuste et qu'on n'y peut pas grand-chose ? 

En trois mois, je suis passée par d'innombrables phases successives : Sidération, incrédulité, honte, colère, impuissance, dégoût, découragement, inconsolable tristesse, détermination, effondrement, recherche d'un équilibre malgré tout, tentation du détachement, sagesse fataliste, indignation, désespoir, espoir ... entre autres. 
En trois mois, j'ai envisagé tout un tas de choses. J'en ai entrepris quelques-unes. 
En trois mois, j'ai eu tout un tas d'échanges avec beaucoup de gens, certains écorchés comme moi, d'autres moins concernés, plus éloignés de cette violence. Chacun de ces échanges a nourri une réflexion sur ce que cela veut dire, vivre un génocide de loin. J'ai aussi beaucoup pensé à ceux qui ont déjà vécu des situations semblables. Repensé aux ouvrages de philosophes et politologues américains que j'avais lus et qui s'intéressaient à la question de la responsabilité collective pour les crimes commis lors de la guerre du Vietnam. J'ai repensé à ce que moi-même j'ai écrit sur de telles situations et sur ce que nous, modestes individus, pouvons choisir de faire à notre niveau devant les plus terribles violences, en particulier lorsque les acteurs supposés agir dans de telles situations (États, organisations internationales) ne le font pas, lorsque les plus faibles sont sans protection. 

Les plus faibles, ce sont aujourd'hui, entre autres, mais tout particulièrement, les enfants de Gaza. Malgré l'incapacité de nos journalistes français  de se rendre à Gaza, nous avons tous une idée suffisamment précise de ce qui s'y déroule depuis trois mois pour appeler un chat un chat. Depuis la terrible attaque du 7 octobre, les autorités israéliennes ont lancé toute la force d'un État d'une grande puissance militaire à l'encontre de toute la population civile (composée à 50% d'enfants) d'un tout petit territoire - population civile et enfants qui n'ont bien évidemment aucune responsabilité dans l'attaque du 7 octobre et qui ne peuvent se réfugier nulle part. Toutes les agences onusiennes et organisations non-gouvernementales de type MSF, Croix Rouge, Save the Children, Handicap International etc. confirment une violence cataclysmique. Les chiffres sont faciles à obtenir et à vérifier, à ce détail près qu'ils se périment quotidiennement puisque chaque jour des centaines de personnes supplémentaires sont tuées et blessées, certains gravement avec des capacités de prise en charge médicale extrêmement réduites. Ces derniers jours, les personnes tuées avaient dépassé les 23 000, les blessés avaient dépassé les 58 000, les disparus avaient dépassé les 7 000. Nous avons tous bien conscience qu'une large part des victimes sont des femmes et des enfants (le pourcentage de 70% est le plus couramment mentionné). Nous avons également tous bien conscience que le territoire fait l'objet d'un siège total avec des autorités israéliennes n'autorisant ni nourriture, ni médicaments, ni eau, et que les habitants de Gaza n'ont pour la plupart plus de quoi manger suffisamment, pour certains plus de quoi manger du tout. De nombreux avertissements ont été émis à propos du risque tout à fait réel de famine. Bien sûr, tout le monde ne va pas mourir de faim, enfin pas tout de suite, mais dans de telles situations, ce sont les plus faibles qui s'affaiblissent encore un peu plus, qui souffrent le plus, qui meurent potentiellement. 

Les plus faibles. 

Il y a également plus de 300 attaques qui ont endommagé 26 hôpitaux et 38 ambulances (il est estimé que 23 des 36 hôpitaux du territoire ne sont plus en état de fonctionnement). Difficile de rater aussi le degré de destruction du territoire (j'étais tombée il y a un mois sur des images de la BBC ou du Guardian hallucinantes, en mode "avant"/"après"), et le fait que 85% des personnes ont dû quitter leur domicile, souvent détruit, et sont actuellement déplacées. Ces dernières statistiques datent d'il y a une semaine, elles sont donc dépassées, mais je n'ai franchement plus envie de regarder où on en est exactement ce soir. Difficile de rater aussi les nombreuses déclarations de responsables israéliens déshumanisant les Palestiniens et appelant à leur destruction. Dernière en date, toute fraîche d'aujourd'hui, la déclaration d'un député du Likoud annonçant qu'"il n'y a pas d'innocents à Gaza" et préconisant la destruction du territoire par le feu. 

Cette phrase est choquante, mais l'est-elle plus que les chiffres listés plus haut, et que le chiffre de plus de 9 000 enfants tués en trois mois ? Lorsque l'on vit un génocide de loin se pose la question des chiffres et des bribes d'histoires, des discours et interprétations de ce qui se passe. De ce qu'on en fait lorsque l'on est loin et que l'on vit une vie en façade non affectée par tout ça, une vie d'obligations diverses et variées et pour lesquelles on ne peut pas se défiler en disant que plus de 9 000 enfants ont été tués à Gaza en trois mois, et qu'on a besoin de tout arrêter et de mettre toutes ses forces dans des efforts - sûrement insignifiants à l'échelle du monde - pour que cela s'arrête. 

Lorsque l'on vit un génocide de loin, on peut très vite laisser glisser sur soi des chiffres en fait atroces et infiniment clairs, tout comme les chiffres simplement invraisemblables du nombre de personnes qui meurent chaque jour d'extrême pauvreté. D'ailleurs c'est bien l'un des arguments qu'on nous renvoie souvent si l'on évoque avec certains amis ou connaissances à quel point on est touché par ce qui se passe : la dureté du monde, la multiplicité des endroits sur Terre dans lesquels des innocents sont tués, les guerres ou injustices qu'on a ignorées etc. 

Lorsque l'on vit un génocide de loin, il y a donc tout un tas de choses parallèles et éloignées les unes des autres à gérer simultanément, et des décisions à prendre. En particulier celle de la place qu'on laisse le génocide, avec ses chiffres et ses témoignages, prendre dans notre vie : allons-nous faire l'effort douloureux de nous connecter chaque soir pour voir où en sont les choses, et faire un tour d'horizon des violences et des souffrances du jour ? Allons-nous faire l'effort douloureux de réfléchir à ce que représente la souffrance indicible laissée par chacun des plus de 9 000 enfants tués ? Allons-nous faire l'effort douloureux de penser aux plus de 1 000 enfants amputés des suites de leurs blessures au cours des trois derniers mois, des enfants jusque-là en bonne santé a priori, et qui, par ce qu'ils sont, par leur naissance, se retrouvent au milieu d'un déluge de haine et de feu dans lequel aucune loi et aucune pitié ne semble plus les protéger ? Allons-nous faire l'effort douloureux de penser aux nombreux enfants amputés sans anesthésie - siège oblige -  et d'écouter le témoignage du docteur Ghassan Abu Sitta, un de mes anciens collègues de l'American University of Beirut, de retour de Gaza après y avoir passé les premières semaines de la guerre et survécu notamment à l'attaque de l'hôpital Al Shifa ? Allons-nous faire l'effort de penser à la souffrance de ce petit garçon de 3 ans dont la maman, médecin elle aussi, a été tuée et que le docteur Abu Sitta a dû amputer d'un bras et d'une jambe ? Qu'est-ce que cela veut dire, perdre sa maman, un bras et une jambe d'un coup, à trois ans ? Quel genre de vie cela promet-il ? Comment ces enfants tiennent-ils le coup dès maintenant, alors que médicaments et soins sont devenus quasiment inexistants ? Mais enfin comment est-ce possible qu'à l'heure actuelle, les soldats d'un pays allié du nôtre, présenté comme démocratique, puissent bombarder ainsi toute une population civile, l'affamer, exécuter des familles entières dans leur logement, une grand-mère portant un drapeau blanc et tenant la main de son (tout) petit-fils (disparu depuis), fassent exploser une école en se congratulant etc (cet 'etc' est très très lourd, malheureusement) pendant trois longs mois ? Tout cela dans des proportions désormais internationalement perçues comme génocidaires ? Et comment survivent les parents dont on a vu les photos, penchés sur les linceuls de petits corps ? Comment sont morts ceux, petits et grands, qui ont été ensevelis sous les décombres, trop profond pour être atteints ? Ont-ils souffert beaucoup ? Ont-ils eu du mal à respirer ? J'espère qu'ils ont perdu connaissance vite...

Eh bien voilà, c'est encore arrivé : j'ai laissé le génocide prendre sa place et me lacérer le cœur. Ça m'arrive beaucoup, ça m'arrive à tous les coups, en fait, si je lis les actualités en m'efforçant de réaliser ce à quoi chiffres et témoignages correspondent vraiment. 

Il y a une part de choix, de suivre l'actualité, par sens des responsabilités ; par respect pour les victimes qui font leur possible, à défaut de pouvoir se protéger et protéger leurs enfants, pour qu'on puisse les identifier et qu'on sache ce qui leur est arrivé ; par respect pour les journalistes qui risquent leur vie, littéralement et je crois comme dans aucun autre conflit, pour que le monde (c'est nous, je crois...) puisse prendre conscience de ce qui se passe ; par respect pour mes collègues palestiniens qui nous exhortent à ne pas nous détourner, à diffuser, à parler, à écrire, à ne pas rester silencieux. 

Il y a une part de choix, peut-être un peu, mais au fond il me semble qu'il n'y a pas de vrai choix quand on a pris conscience que se déroule quelque-part, même loin, quelque-chose de très grave, quelque-chose d'inacceptable. On en revient, bien sûr, à la question de notre impuissance, de notre incapacité à arrêter ça. Une amie m'a envoyé une carte de vœux sur laquelle est écrit "J'aime celui qui rêve l'impossible". Je sais qu'elle souhaitait m'encourager. Un proche que j'aime beaucoup a répondu à mes vœux de courage et de paix que cela semblait quand même assez utopique, vu le contexte. 

Alors vu le contexte - trois mois d'une orgie de violence, une vengeance complètement aveugle qui fait payer à toute une population sans aucune responsabilité dans l'attaque du 7 octobre le prix ultime, même plus. Trois mois que c'est toute la population de Gaza, pour moitié des enfants, qui est assiégée, bombardée, affamée, blessée, au mépris de toutes les règles de droit international, au mépris de tous les principes -, oui, vu le contexte, il me semble à moi qu'il n'est ni utopique ni impossible que chacun d'entre nous qui a conscience que ce qui se passe est intolérable demande à ce que les enfants et les civils ne soient plus massacrés, plus pris pour cibles, plus assiégés, plus raflés. Vu le contexte, il me semble qu'il s'agit en fait de la seule position un peu décente que l'on peut avoir, nous autres qui vivons ce génocide de loin.

Samedi 13 janvier sera une journée globale d'action. Ne détournons pas le regard. Manifestons-nous. 

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