Ça y est... j'ai fini par tomber de vélo.
Il fallait s'y attendre. En fait, ce qui est extraordinaire, c'est que j'ai tenu si longtemps sur mon vélo, portant sur mon dos, sur mon ventre, sur les côtés, sur le guidon, sur le porte-bagage, dans ma tête et dans mon cœur, mes enfants et toute ma famille, un job nouveau requérant l'ultra polyvalence et surtout, surtout, un génocide que nos représentants ont laissé démarrer sur les chapeaux de roue au lendemain de l'attaque (terrible, oui, bien sûr... évidemment) du 7 octobre malgré tous les avertissements, un génocide que nos représentants, aux niveaux national comme européen, ont depuis laissé se dérouler sans essayer sérieusement de l'arrêter alors qu'il cible tout particulièrement une population composée pour moitié d'enfants qui sont livrés à la famine organisée, aux bombardements, aux exactions et que notre monde ne protège pas alors que nous en avons l'obligation juridique et morale. Je porte aussi depuis maintenant plus de cinq mois un questionnement profond par rapport à ce qui ressemble autour de moi à de l'indifférence ou à une sorte de léthargie. Ce questionnement est lourd aussi.
Il fallait donc s'y attendre, que je finisse par tomber. Je me trouvais drôlement forte, je me disais que ça devait être la conviction d'être là où il faut, d'essayer au maximum de mes forces, la conviction de mener la bataille qu'il fallait etc. D'ailleurs, quelle importance que moi, je sois tombée de vélo, quelque part en France ? J'imagine que pour la plupart des gens de mon entourage, ce sera l'épuisement bien compréhensible, la petite déprime de fin d'hiver, typique du mois de mars, etc.
Mais moi je sais qu'il n'en est rien. Je sais que mon état fait partie des dommages collatéraux - franchement mineurs, j'en conviens - du génocide et de la paralysie franco-européenne. Je sais aussi très bien que me morfondre par terre, à côté de mon vélo, n'arrangera rien et n'aidera personne. Je vais donc essayer de me reposer, de me requinquer suffisamment pour me remettre en selle et repartir. Même si là, tout de suite, les forces me manquent. Même si là, tout de suite, je ne suis plus très sûre que mes jambes vont continuer à me porter le temps nécessaire pour arriver là où je voudrais aller.
Je sais que l'équilibre du vélo repose en partie sur le mouvement et que si l'on s'interroge trop sur le pourquoi du comment, si l'on ralentit trop, si l'on tourne trop la tête, c'est là qu'on risque de perdre l'équilibre et de tomber. Mais comment faire du vélo et garder son élan en regardant la route droit devant alors que, sur le bord de la route, un peu loin mais pas tant qu'on ne puisse pas voir ou savoir, des gens, pour moitié des enfants, sont depuis cinq mois attaqués, affamés, mutilés, rendus orphelins ou tués par un État très puissant avec lequel nous avons beaucoup de liens - et autant de moyens de pression ?
Moi je ne veux pas rester à terre car ces gens, ces enfants tout particulièrement, ont besoin de nous. Les miens aussi d'ailleurs... Je vais donc me relever, relever mon vélo aussi, vérifier que rien n'est fêlé, remettre tout ce que je dois continuer à porter sur mon vélo ou sur mon dos, en essayant quand même de me décharger de ce qui n'est peut-être pas si important. Je vais donc me remettre en selle très vite, dès que les premières forces reviendront.
Par contre, je refuse que la recherche d'équilibre m'amène à regarder droit devant en ignorant les appels répétés, véhéments, terribles, du million d'enfants de Gaza et, plus largement, des Palestiniens à la merci d'une terrible répression qui ne respecte aucune règle, pas même celles de la guerre.
Et j'accroche à mon vélo la pancarte suivante, qui résume l'essentiel, pour maintenant comme pour après, pancarte dont j'espère qu'elle déstabilisera, un tout petit peu seulement, les cyclistes bien équilibrés, et les amènera à tourner un tout petit peu la tête, un tout petit peu seulement, ce petit peu qui permettra la compassion et, peut-être, par ruissèlement, la protection :
" Les Palestiniens ont les mêmes droits que tous,
en premier lieu celui de vivre."
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PS: (au risque d'être lourde)
Samedi dernier, en manif, nous avons notamment scandé les mots : "Rejoignez-nous, ne nous regardez pas ! Rejoignez-nous, ne nous regardez pas ! ... "
Clin d'œil du hasard, nous étions alors au bout de la rue Raoul Blanchard que les connaisseurs de l'histoire grenobloise associeront à la "Journée des tuiles" et aux premiers frémissements de la Révolution française. Pas qu'on en soit forcément à nouveau à un point comparable, bien sûr, mais cette rue représente pour moi le souvenir d'un héritage, notamment de l'idée que les peuples ont leur mot à dire et qu'à minima, la politique ne peut se faire contre eux et au mépris de leurs droits.
PPS:
Si la question des responsabilités par rapport à tout ça (un génocide qui ne donne pas lieu aux réactions internationales fortes et à la protection que la gravité des faits requiert) vous travaille, vous aussi, je vous suggère de jeter un œil sur l'édition 'Nos responsabilités', récemment lancée, notamment pour suivre ces citoyennes et citoyens de conscience qui en ont eu marre d'attendre un réveil de nos gouvernements et se sont rendus en Égypte dans le but de faire trembler l'un des verrous derrière lesquels se meurent les Gazaouis.
Vous pourrez notamment y suivre le parcours de Sarah.
Par ailleurs, ceux qui souhaiteraient contribuer à cette réflexion collective sur la question des responsabilités dans de telles situations sont les bienvenus... N'hésitez donc pas à me contacter, sans vous laisser impressionner par mon titre pompeux de 'rédacteur en chef' ...