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Billet de blog 17 avril 2024

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La mémoire, le Vercors et les (petits) fantômes de Gaza

Hier, les fantômes des plus de 14 000 enfants tués depuis six mois à Gaza étaient dans le Vercors, aux côtés de ceux des résistants de l'époque que le chef de l'État était venu honorer. Aura-t-il senti leur présence ?

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Le monde est mal fait. Alors que les frontières empêchent les résidents de Gaza de quitter l'enclave de leur martyr, elles deviennent poreuses dès qu'ils sont morts, permettant aux fantômes des plus de 14 000 enfants tués depuis six mois de venir nous hanter, nous qui sommes loin mais nous efforçons de garder les yeux ouverts même si ça fait (si) mal. Ces petits fantômes sont accompagnés d'adultes qui les surpassent en nombre, parfois des membres de leur famille lorsque les bombes ont fait leur travail efficacement. Souvent, ils sont accompagnés des fantômes des parents d'autres enfants qui, eux, survivent au déluge et à l'horreur, mais sans la protection de ceux qui les aimaient, ou tellement meurtris que l'on se demande bien à quoi pourront ressembler leurs vies une fois que les bombardements, la famine organisée et les exactions auront cessé.

Hier, les fantômes de Gaza étaient dans le Vercors, aux côtés de ceux des résistants de l'époque (voir Une montagne apolitique, la Palestine et les fantômes du Vercors) que le président français était venu honorer à Vassieux, au sein d'un périmètre soigneusement préparé et sécurisé pour l'occasion. De nombreux médias étaient présents pour couvrir l'évènement. Au milieu de toute cette effervescence, le chef de l'État français aura-t-il ressenti la présence des fantômes de Gaza, petits et grands ? Quand bien même un fantôme l'aurait frôlé de suffisamment près pour qu'il ressente un instant le lien entre la mémoire de notre passé résistant et la nécessité de la résistance d'aujourd'hui, contre l'horreur qui se déroule vraiment pas si loin, aura-t-il la volonté d'en tirer les conséquences que requiert l'honnête travail de mémoire ?

Un groupe de montagnard.e.s et citoyen.n.es de conscience s'était rassemblé spontanément dans un autre lieu de mémoire du Vercors, un peu à distance du périmètre sécurisé - histoire de ne pas se retrouver bêtement traités comme des délinquants voire pire alors qu'il.elle.s ne demandent que l'arrêt des massacres et la levée du siège qui asphyxie à Gaza des gens comme nous. Du site de Valchevrière, village détruit par les forces d'occupation, un autre lieu de mémoire, au milieu de tous petits flocons de neige virevoltant dans le vent, ce groupe s'est efforcé de se faire le porte-voix des jeunes fantômes et, plus encore peut-être, de ceux qui leur survivent et sont eux-mêmes en danger. Il.elle.s ont dénoncé :

"la dissonance entre [l]es discours [du président] honorant la mémoire des victimes civiles et des résistants d'hier et ses (non) prises de position face au massacre en cours à Gaza.

Comment peut-il en même temps :

-honorer les victimes de guerre en 1944 sur le Vercors,

-reconnaitre 30 ans après la responsabilité de la France dans le génocide rwandais,

-tout en étant complice de l'action génocidaire en cours à Gaza et de la colonisation galopante en Cisjordanie ? "

Sur l'une des affiches, à Valchevrière, il était écrit :

"Vercors hier,

Gaza aujourd'hui.

L'État français toujours complice ?"

Sur une autre pancarte : "Génocide au Rwanda, on a attendu 30 ans ! Et pour Gaza? "

Sur une autre, enfin : "Occuper est un crime. Résister est un droit".

Ah, celle-ci risque de faire couler un peu d'encre. En ce qui concerne le Vercors, c'est bon, c'est acté de longue date : les terroristes des nazis sont nos héros. Pour la Palestine d'aujourd'hui, c'est par contre toujours compliqué. Même en France, il faut vraiment bien peser ses mots pour ne pas se faire accuser d'"apologie du terrorisme". Quant à ceux qui justifient les massacres perpétrés par l'armée israélienne à l'encontre des si jeunes habitants de Gaza dont l'écrasante majorité n'a strictement rien à voir avec l'attaque du 7 octobre, ils ne sont, eux, aucunement inquiétés ...

Plusieurs dizaines d'années après les faits, après "coup", il est facile de se positionner du bon côté de l'histoire, d'honorer ceux qui sont devenus héros ou victimes aux yeux de tous et des livres d'histoire. Le fait que ce soit relativement facile ne veut pas dire qu'il ne faille pas le faire. C'est pourquoi les montagnard.e.s et citoyen.ne.s de conscience n'ont pas souhaité parasiter l'hommage d'hier après-midi. L'une des questions à se poser, cependant, est celle du pourquoi. Pourquoi honorer ceux que d'aujourd'hui nous considérons comme des héros, ou des victimes ? A quoi l'acte d'hommage est-il destiné à servir ?

Le travail de mémoire sur des périodes sombres de l'histoire permet notamment d'identifier et d'honorer les justes, et à l'inverse, d'identifier et de dénoncer celles et ceux qui, vus du futur, auront fait les "mauvais choix". Mais le travail de mémoire a également pour objectif évident, à travers la conscience de notre passé, de mieux le comprendre, pour que nous puissions nous en inspirer et nous efforcer de ne pas commettre les mêmes erreurs. Tous ceux d'entre nous qui sont passés par le système scolaire français et ont grandi en France, ont probablement bien perçu le message du "plus jamais ça" associé au travail de mémoire autour du fascisme, des totalitarismes et de la seconde guerre mondiale.

C'est précisément ce message maintes fois répété, explicitement et implicitement à travers des années et des années d'enseignement de notre histoire européenne, et profondément intégré, qui anime, il me semble, beaucoup d'entre nous lorsque face à l'attaque multiforme d'une population largement sans défense par l'une des armées les mieux dotées au monde, face aux preuves multiples d'un processus à l'œuvre qui coche toutes les cases des pires crimes dont l'humanité est capable, nous demandons à ce que nos représentants fassent VRAIMENT TOUT ce qui est en leur pouvoir pour que massacres et exactions s'arrêtent.   

C'est ce message du plus jamais ça qui nous amène à connecter l'hommage aux résistants d'hier à la lutte d'aujourd'hui pour la protection et la libération des Palestiniens. Et à rappeler que le travail de mémoire ne peut pas être soigneusement déconnecté des souffrances de notre monde actuel, mais qu'il doit au contraire nous servir de boussole pour savoir comment nous comporter aujourd'hui pour être du côté des justes.

Ah, j'allais oublier !

Le travail de mémoire permet aussi de mettre en lumière ce que l'on veut garder d'une époque. Quand on honore les résistants du Vercors, on insiste sur le rôle qu'ils ont joué, lorsqu'ils ont, d'une position de faiblesse, sans le recul de l'histoire et en acceptant tous les risques associés, choisi ce qui leur semblait juste, quoi qu'il leur en coûte, alors même qu'il s'agissait de s'opposer à des forces puissantes et prêtes au pire. C'est grâce à ces personnes courageuses que la flamme de la liberté et de la justice ne s'est pas complètement éteinte, même durant l'occupation et la collaboration, et c'est grâce à elles qu'il a été possible de dire par la suite que la France ne se trouvait pas à Vichy, mais à Londres. Une partie de la France, en tout cas.

Nous laisserons aux survivants palestiniens le soin de décider si, pendant qu'ils étaient bombardés, mutilés et affamés sous prétexte de combattre le Hamas, la France était à l'Élysée, quelque part entre le soutien au "droit d'Israël à se défendre",  les collaborations multiples avec Tel Aviv, les appels au cessez-le-feu (pour rappel, on a dû attendre les 11 000 morts côté palestinien pour que le chef de l'État français commence timidement à appeler à un cessez-le-feu) et l'absence de mesures sérieuses à l'encontre de l'État israélien, ou si elle était dans les rues, semaine après semaine, ou en montagne, à demander avec véhémence un cessez-le-feu.

En ce qui concerne la journée d'hier, tout en honorant les fantômes du Vercors, y compris de Vassieux, et ceux de Gaza, nous laisserons aux survivants palestiniens et aux générations françaises futures le soin de décider si l'honnête travail de mémoire se trouvait à Vassieux ou à Valchevrière. Nous aurions aimé qu'il n'y ait pas à choisir, et que le chef de l'État français puisse faire le lien naturel entre la résistance à l'oppression d'un régime prêt au pire il y a 80 ans (une résistance, rappelons-le, illégale dans la France de Vichy) et la nécessité de la résistance à l'oppression d'un régime prêt au pire de nos jours. Nous aurions aimé que les hommages aux résistants d'hier s'accompagnent d'une politique française qui soit à la hauteur de l'insupportable réalité actuelle: celle d'un État allié avec qui nous avons beaucoup de liens et dont les forces armées s'adonnent depuis plus de six mois à la tuerie de masse et à l'étranglement de tout un peuple après l'avoir soigneusement déshumanisé, une situation qualifiée de plausiblement génocidaire par la Cour Internationale de Justice (et Dieu sait qu'il est compliqué pour une bande de juristes pointilleux comme ceux-ci d'envisager la plausibilité d'un tel crime qui, rappelons-le, implique que divers types d'atrocités soient commises dans l'intention d'éliminer un groupe, en tout ou partie).

Est-il vraiment si compliqué de comprendre que lorsque l'on tue plus de 14 000 enfants en six mois après avoir déclaré qu'il n'y pas d'innocents dans un territoire composé pour moitié d'enfants, on n'est pas en train de se défendre, on est en train de détruire un peuple ? Est-il vraiment si compliqué de demander qu'on arrête de bombarder, mutiler et affamer une population composée à moitié d'enfants ?

N'avions-nous pas précisément dit "plus jamais ça" ?

N'avons-nous vraiment rien appris de l'histoire ?  

Mais à quoi diable a servi tout ce travail de mémoire ?

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PS : Et que notre premier ministre - ou qui que ce soit d'autre - ne vienne pas me dire "mais enfin, c'est le Hamas qui a commencé tout cela le 7 octobre, comment pouvez-vous ne pas le rappeler? "  

Parce que les attaques du 7 octobre étaient certainement terribles mais cela ne justifie pas de massacrer des civils et de détruire tout un territoire - et je ne rentre même pas dans l'histoire du contexte de dépossession des Palestiniens sur soixante-quinze ans. Les plus de 14 000 petits fantômes qui hantent le Vercors ces jours-ci n'avaient strictement rien à voir avec l'attaque du 7 octobre. L'écrasante majorité de leurs parents non plus. Les milliers d'enfants mutilés à vie non plus.

L'une des leçons les plus basiques de l'Histoire est que l'on ne gagne rien de bon en se vengeant de quelque-chose, même terrible, sur plus faible que soi.

L'une des autres leçons c'est que nous sommes tous libres et égaux en droits. Sans exceptions.

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