Mardi dernier, j'ai répondu, avec quelques milliers d'autres personnes à un appel à se rendre, vêtu de rouge, sur l'une des artères de la ville, pour exprimer notre soutien avec les Palestiniens et demander leur protection. L'appel avait circulé sur réseaux, mais il ne s'agissait pas des organisateurs habituels. Un homme, dont la plupart des participants avec qui j'ai parlé avaient oublié ou n'avaient jamais connu le nom, avait, semble-t-il, lancé l'idée. Avec nos t-shirts rouges, robes rouges, foulards rouges, vestes rouges et autres accessoires couleur sang, nous nous sommes retrouvés avec d'autres après le boulot sur l'avenue Alsace Lorraine.
Au bout d'un moment, des gens ont suggéré qu'il était temps d'investir le carrefour en nous donnant la main, ce que nous avons commencé à faire. Il n'y avait pas d'organisateur clair, le truc était un peu insolite, nous n'étions tous pas bien sûrs de comment il convenait de procéder, mais nous avons commencé notre chaîne. Moi l'habituée des manifs, j'ai vu beaucoup de visages nouveaux. Plus jeunes que d'habitude. Pas de pancartes, pas de mégaphone, surtout des gens en rouge et aussi des drapeaux. L'une de mes collègues s'est joint à nous un moment. C'était une première.
Pendant un moment, nous avons marché au milieu du cours Jean Jaurès. Nous avons rejoint d'autres groupes, qui venaient de plus loin. Nous avons fait une chaîne, et puis deux, puis marché simplement. Chanté. Retenté la chaîne plusieurs fois, mais le coup de se donner la main, ça n'était pas très naturel pour la plupart. Des gens suggéraient quelque-chose, d'autres voyaient les choses différemment. Ça s'est fait comme ça, tranquillement. On a bloqué la circulation assez longtemps - voitures et tram - et pourtant beaucoup de voitures klaxonnaient en soutien en passant à notre niveau. Je n'ai pas vu UN flic. En deux heures et demi - mais ça a duré plus longtemps ; d'autres groupes étaient partis de bien plus loin et sont arrivés plus tard.
Je me suis dit "ça y est, voilà toute une partie des gens silencieux qui trouvaient ça atroce mais ne vont pas en manif. Ils se lèvent maintenant et ils sont vachement nombreux quand même." Ça m'a donné de l'espoir. J'ai fait plusieurs petites vidéos et, plutôt fière de moi, j'en ai envoyé une à Rawan, genre "je t'envoie en direct une action à Grenoble, tu vois, on essaie et on est nombreux, les choses bougent".... Genre.
Plus tard dans la soirée, Rawan m'a répondu. Je me disais qu'elle aimerait la vidéo mais Rawan ne l'a pas évoquée. Elle m'a envoyé une photo d'un sac de farine de 25kg accompagnée du message suivant :
"C'est vrai, dans notre pays, ton âme vaut 25 kg de farine."
La solidarité grenobloise m'a semblé moins glorieuse tout à coup.
Je n'étais pas bien sûre de ce à quoi Rawan faisait exactement allusion.
Le lendemain, elle m'a expliqué comment elle s'était trouvée, par chance, proche d'un site de distribution de farine et comment elle avait réussi à obtenir un sac et à le ramener chez elle.
Dans ses messages, on sentait la fierté d'être parvenue à ramener de la nourriture pour sa famille, les voisins, la fierté d'avoir surpris sa mère qui n'en revenait pas.
Dans ses messages perlait également toute l'amertume du reste, de vivre désormais ce que l'humanité peut faire de pire : une armée puissante qui détruit, vole, emprisonne, affame, massacre, kidnappe, torture et maintenant utilise la nourriture comme appât ; une société qui, sous la pression, se délite, dans laquelle la lutte pour la survie ronge évidemment les liens sociaux...
Rawan m'a expliqué comment, sur le chemin du retour, elle a subi 16 tentatives de vol, dont un homme qui l'a attaquée avec un couteau et blessée à la main. Elle m'a parlé des gens qui, rongés par la faim, deviennent fous. Elle m'a dit les voleurs qui, dans le chaos, ont pris des dizaines de sac pour les revendre ensuite pour des sommes invraisemblables - elle ne leur pardonne pas. Elle m'a parlé des Israéliens qui ont tiré sur les gens - elle ne leur pardonne pas non plus - et du sang qui s'est mélangé à la farine. Elle comprend très bien que cela était intentionnel. Elle comprend très bien ce à quoi elle fait face.
C'est elle même qui m'a rappelé son âge - 18 ans - en remarquant que voir le sang dans la farine et les morts lui était devenu normal. Tout comme la pensée obsessionnelle de trouver à manger, elle dont - elle me le rappelait - les centres d'intérêt principaux tournaient surtout autour des pâtisseries et du maquillage... avant.
Rawan est très lucide, ses mots sont tranchants, comme le monde dans lequel elle évolue désormais.
Rawan me parle beaucoup de mort, du jugement dernier et de l'au-delà, qui leur appartient.
Ses mots me font mal, tout particulièrement car elle a dix-huit ans.
Et car ce qu'elle vit n'est pas simplement le fruit de la puissance et de la folie génocidaire israélienne. C'est tout autant le résultat de ce que nous laissons faire, nous autres "alliés".
Alors je vais vous dire, mes ami.e.s, mes compagn.e.on.s, frères et soeurs : certes oui, il faut marcher, chanter, porter du rouge et exiger le cessez-le-feu et les sanctions. Mais à ce stade, nous nous devons d'être précis, surtout face à un discours officiel qui est en train de changer, avec un an et demi de retard. L'exigence, c'est la fin des massacres et du siège, c'est la protection immédiate et inconditionnelle des Palestiniens et leur libération. Nous n'en sommes plus au stade des appels et des menaces de reconsidération des accords de coopération.
Nous en sommes (depuis longtemps d'ailleurs) au stade de la cessation immédiate de toute relation commerciale et politique, de la pression maximale et de l'envoi, au delà de toutes les initiatives citoyennes, de navires officiels pour Gaza, territoire palestinien souverain ouvert sur la mer, et que seul le manque d'imagination et de courage empêche à une flotte de navires européens d'accoster avec, à leur bord, nourriture, médicaments et produits essentiels. Pour ceux que ça intéresse, le droit international non seulement nous autorise à accéder à Gaza, il nous y oblige.
J'ai un morceau du mur de Berlin quelque-part dans un carton. Il va falloir que je range un peu pour le retrouver car je compte le donner à Rawan quand je la rencontrerai enfin.
Le jour approche.
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PS :
La prochaine chaîne rouge est prévue à Grenoble pour le samedi 14 juin 14h place Victor Hugo. Ce même jour, des personnes d'une trentaine de pays devraient s'être retrouvées au Caire, en Egypte, et se mettre en marche vers Gaza.
Ce ne sont que deux initiatives parmi tant d'autres. C'est que nous avons, nous aussi, bien compris à quoi nous avons à faire. Ce n'est que sous la pression soutenue que nos "représentants" finiront peut-être par agir vraiment dans le respect des vies et du droit, c'est à dire dans notre intérêt à tous. D'ici là, ni repos, ni vacances - à moins qu'elles ne soient militantes...