Dans la cuisine, la femme s’active autour du plan de travail. Elle prépare un gâteau, un quatre-quarts. Pour la fête de charité de la paroisse. La femme n’est guère portée sur la religion, mais elle aime l’idée de s’occuper des autres, de se sentir utile en rendant service. Les bonnes oeuvres, pourquoi pas ? Elle n’a pas d’enfants à qui penser. Pas de chien, pas de hamster, pas d’amant. Elle a un mari, c’est assez. La preuve, rien qu’à l’évoquer elle a la migraine. Ou la nausée.
La femme jette un œil sur la recette pour vérifier qu’elle n’a rien oublié. D’abord elle a blanchi le sucre (250 g) avec le beurre ramolli (250 g), puis elle a ajouté les jaunes d’œufs. La recette dit qu’il en faut trois mais elle en a mis quatre, c’est plus fort qu’elle, elle adore ça, casser les œufs. Séparer le jaune charnu du blanc glaireux, en veillant à ne pas laisser d’éclat de coquille dans la préparation. Hélas, depuis qu’elle est mariée, depuis dix ans déjà au secours, elle n’a plus l’occasion de le faire. Car son mari souffre d’une grave allergie à l’œuf. Elle-même souffre d’une grave allergie à son mari. C’est moins grave, on n’en meurt pas. Quoique…
Elle revient à sa recette. Elle verse la farine tamisée (250g), puis elle mélange. Parfait. Il ne lui reste plus qu’à monter les blancs d’œufs en neige bien ferme… avec une pincée de sel fin. Et à incorporer le tout délicatement dans le saladier.
Quelques minutes plus tard, c’est chose faite. Elle a battu les blancs en neige à la main, avec un fouet. Le mixer c’est un truc de femmes actives, elle est une femme passive. Maintenant elle est en nage, elle a le poignet droit douloureux mais elle a obtenu une pâte superbe, ferme et légère. Elle la verse dans le moule à cake qu’elle a pris soin de graisser au préalable, avec un soupçon de beurre et de farine. Puis elle l’enfourne à four chaud (180°) et programme le temps de cuisson sur 40 minutes. Elle rajoutera peut-être quelques minutes en fin de cuisson tout à l’heure, après avoir fait le test du couteau. La lame, plantée au cœur du gâteau, doit ressortir sèche. Sinon le quatre-quarts n’est pas cuit. Simple, comme la vie.
La femme est contente. Elle s’apprête à laver le saladier qui a servi à la préparation et qui contient encore, accrochés sur ses bords, des lambeaux de pâte.
La porte d’entrée claque, la femme suspend son geste et repose le saladier. Elle regarde sa montre, fronce les sourcils. Seize heures, il rentre tôt, un client lui aura posé un lapin. La femme dit : « Bien ma veine… », mais elle le dit dans sa tête.
Le mari entre dans la cuisine.
Sur sa figure, le masque des hommes harassés par une rude journée de boulot et qui le soir ne veulent qu’une chose, que leur femme leur foute la paix, même si en vrai ils n’ont pas fichu une rame et ont passé leur temps à se curer le nez devant le net. Ce masque, c’est un Sésame pour s’asseoir les pieds sous la table. Et n’en bouger que pour aller aux toilettes, muni d’un bon journal sportif ou d’une grille de Sudoku.
Le mari balance son attaché-case au pied du réfrigérateur, s’affale sur une chaise et ne salue pas sa femme. Jusque-là, tout est normal. Mais soudain il se met à renifler comme un porc, le groin au vent, à s’en déchirer les narines. « Ça sent bon ça sent quoi ça sent le sucre et le beurre aussi je le crois pas t’as fait un gâteau ? »
La femme acquiesce, timide.
L’homme se rembrunit. « Un gâteau pour moi ça fait un bail mais pourquoi en quel honneur c’est pas mon anniversaire ni ma fête ni leur connerie de Saint Valentin t’as un truc à te faire pardonner ou qu… oh putain me dis pas… c’est pas vrai je le crois pas t’as bousillé la bagnole oh putain demain j’appelle l’assurance la bagnole fini tu l’approches plus même en rêve t’es bonne pour la trottinette salope ! »
Le mari s’approche du saladier non lavé et dégaine l’énorme index de sa main droite pour récupérer la pâte. « T’as pas mis d’œufs dedans au moins connasse ? »
La femme regarde l’index grotesque suspendu au-dessus du saladier comme une épée de Damoclès. Elle devrait répondre : non le gâteau n’est pas pour lui mais pour les pauvres, non la voiture n’a rien et si, elle a mis des œufs, beaucoup d’œufs, surtout qu’il ne mange pas, qu’il laisse cette pâte, replie son index et pense à autre chose le dîner sera bientôt prêt ! Mais elle ne dit rien de tout cela. Elle se contente de faire non de la tête, et ce non muet signifie : il n’y a pas d’œufs c’est sans danger aie confiance… Pire, elle sourit.
Enfin libéré, l’index du mari plonge tour à tour dans le saladier puis dans son gosier. L’homme ne cesse de lécher et d’engloutir de la pâte. Lui faire laver une assiette, il n’y a pas moyen, mais pour lécher les plats et coller ses empreintes poisseuses sur les meubles il est champion.
La réaction allergique ne se fait guère attendre. Choc anaphylactique, dit le langage médical. Le mari gonfle. Du cou, des joues, des oreilles, du nez et de la langue.
La femme n’en revient pas. Incroyable, le potentiel de gonflement contenu dans un visage si flasque. Au début il en devient presque beau, rajeuni, poupin. Après cela se gâte, façon mauvais remake d’Elephant man. La femme sort la boîte d’œufs de la poubelle et la lui met sous le nez. Calmement. L’arme du crime. Dans les yeux dilatés du mari, une lueur incrédule filtre. L’imbécile a compris. Il va pour hurler, l’engueuler encore, aucun son ne sort. La fin est proche. Pour la précipiter, la femme a une idée.
Elle fonce dans la salle de bains et revient avec une belle pince à linge verte qu’elle plante sur le nez turgescent de l’homme devenu bibendum. Il suffoque de plus belle et tente d’ôter l’objet, en vain. Il ne s’en est jamais servi pour étendre ne serait-ce qu’un slip ou une chaussette, il ignore comment ça marche. Quand bien même, ses doigts sont tellement boudinés désormais qu’ils semblent soudés entre eux. Encore quelques râles et le mari s’écroule, mort, sur le carrelage, devant la porte du four. La femme se baisse pour récupérer la pince à linge. Elle en profite pour jeter un œil au quatre-quarts. Le gâteau a bien gonflé lui aussi. Il promet d’être succulent.
La femme n’a pas une minute à perdre. Elle sort de chez elle par la porte de derrière. Ah oui, dans les ingrédients de la recette il faut penser à rajouter une porte de derrière. A défaut une porte de devant fera l’affaire, à condition d’opérer une sortie discrète. Bref, la femme sort par derrière et personne ne la voit.
Chez l’épicier, avec lequel elle discute assez longtemps pour qu’il se souvienne d’elle, elle achète deux trois bricoles, dont une bouteille de champagne. Avant de rentrer chez elle, par la porte de devant cette fois, elle veille à se faire remarquer d’autres personnes. La chance lui sourit, elle croise sa voisine. Elle lui confie son intention de mitonner un bon petit plat à son mari d’ici ce soir, pour fêter l’anniversaire de leur rencontre. Elle n’en fait pas trop, juste ce qu’il faut.
De retour chez elle, elle pousse un hurlement d’horreur en voyant le cadavre étendu sur le sol de la cuisine. Pour le cri elle ne se force pas, son mari a encore enlaidi depuis tout à l’heure.
Elle appelle les secours. Qui arrivent vite, sous la forme d’une ambulance du Samu et de deux policiers dont le plus âgé, vu sous un certain angle, semble un poil plus malin que l’autre.
Le corps du mari est vite évacué par les hommes en blanc. Entre deux sanglots, la femme s’accuse d’avoir tué son mari et hoquette des explications. Elle a fait un quatre-quarts aux œufs pour la paroisse, mais elle a oublié de laver le saladier contenant des restes de pâte, puis elle s'est absentée faire des courses. Son mari est rentré plus tôt, il a dû lécher le saladier sans soupçonner le danger, or il est allergique aux œufs, donc il est mort.
« C’est ma faute ! C’est ma faute ! » gémit la femme en se frappant la poitrine. Intérieurement, elle se félicite d’avoir repris des cours de théâtre cette année et choisi de travailler la tragédie, via des extraits de Phèdre. Extérieurement, elle s’écroule contre le policier le plus âgé, qui est aussi le plus musclé. Elle sent sous sa taille deux bras puissants qui l’enserrent, il y a là un côté force vive qui ne lui déplaît pas. Elle jette un œil à la main gauche de l’homme, pas d’alliance, tiens peut-être que… La sonnerie du four la tire de son rêve de chair. Le quatre-quarts est cuit.
La femme titube de douleur jusqu’au four, ouvre la porte et sort le gâteau. A sa vue, le jeune policier ne peut réfréner un cri d’admiration. Il y a de quoi. Doré, croustillant et gorgé d’œufs, le quatre-quarts a fière allure. La femme n’en a cure. Dans un geste ample et digne, un geste que Phèdre n’aurait pas renié, elle va pour le jeter à la poubelle. Non, elle ne nourrira pas les pauvres de la paroisse avec ce « poison ». Le jeune policier s’interpose avec fougue. Du poison, c’est vite dit ! Et puis c’est dommage de gâcher. Pendant ce temps, son collègue s’occupe de saisir la pièce à conviction, le saladier dans lequel le gâteau a été préparé. En voyant l’affreux récipient marronnasse en plexiglas, offert hors liste de mariage il y a dix ans par sa sorcière de belle-mère, disparaître pour toujours et à jamais dans un sac plastique de la police, la femme se dit que ce jour décidément est à marquer d’une pierre blanche.
Dix-huit heures. Seule avec les deux policiers qui ont fini de l’interroger, la femme leur propose un apéritif. Elle-même en est à son troisième whisky. Elle garde le champagne pour après, quand ils seront partis.
« Non merci Madame, jamais pendant le service.
- Du thé, alors ? »
Les hommes se laissent tenter.
Dix-huit heures trente. Les deux premiers quarts du quatre-quarts ont été engloutis par les forces de l’ordre. La femme n’y a pas touché. Elle a faim pourtant. Mais sous la table, elle enfonce son poing dans son ventre afin d’en couvrir les gargouillis. Phèdre et ses copines tragédiennes ne mangent pas et ne font pas de bruits de tuyauterie, c’est bien connu.
« Pas mal, ce cake sans les fruits. Mais un peu étouffe chrétien. »
La réflexion sort de la bouche encore à demi pleine du jeune flic pas très malin.
Son collègue, le musclé de service, lui donne une bourrade. Avale et tais-toi.
Alors la femme esquisse un sourire digne et douloureux : « Vraiment ? Pourtant, mon mari ne croyait en rien… »