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Scénariste, autrice (radio, théâtre), script doctor, amoureuse du Brésil et chroniqueuse pour la São Paulo Review.

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Billet de blog 2 septembre 2013

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T'as de belles chaussures, mon pauvre

Sur Facebook circule un court métrage en anglais qui recueille moult suffrages et mentions « j’aime ». Il est introduit par le chapeau suivant : « Le meilleur court métrage au monde ». Bigre. Je me suis donc empressée de le regarder.

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Sur Facebook circule un court métrage en anglais qui recueille moult suffrages et mentions « j’aime ». Il est introduit par le chapeau suivant : « Le meilleur court métrage au monde ». Bigre. Je me suis donc empressée de le regarder. Intitulé « My shoes » (« Mes chaussures », pour les non anglophones), écrit et réalisé par l’Iranien Nima Raoofi, ce film met en scène, sur quatre minutes à peine, deux personnages de gamins d’une dizaine d’années.  (http://www.youtube.com/watch?v=SolGBZ2f6L0&list=TLcrr1U5y1BEc) 

Au sein d’un parc verdoyant et magnifique, sonorisé par de délicats chants d’oiseaux, un gamin maigrelet, blond de cheveux et blanc de peau, s’assied sur un banc. Il porte une chemise et un pantalon déchirés, des baskets sales dont le bout fendillé pendouille comme la gueule d’un crocodile fatigué. Sa mine contrariée atteste qu’il a, par le passé, vécu de meilleurs moments. Il remarque un autre gamin, assis à l’autre extrémité du banc. Blond et blanc lui aussi, il est plus gras et bien habillé. Il arbore un pantalon et un polo impeccables ainsi qu’une paire de baskets neuves qu’on imagine de marque, c’est-à-dire fabriquées au Bangladesh par d’autres gosses de son âge, mais ceci serait une autre histoire. Le deuxième gamin, appelons-le « le riche » pour faire simpliste, regarde son voisin de banc, lui sourit puis lui adresse un signe amical. Mais l’autre, « le pauvre », n’en a cure. La preuve : il se lève et va poser ses fesses rapiécées sous un arbre.

Le parc n’étant pas d’attractions, le pauvre s’ennuie. Alors il joue aux marionnettes avec ses godasses pourries et opportunément fendues. Il enfile une main dans chacune et le voilà qui leur donne vie et langue façon "Muppet shoe", histoire d’exprimer son malaise intérieur. Sa main gauche se plaint de la vie qui est injuste, tandis que la droite, fataliste, répond : « Je sais, mais que veux-tu y faire ? » Et le gamin pauvre de mettre tout le monde d’accord en déclarant qu’il aimerait être comme le gamin riche, point. Il le répète, ferme les yeux de concentration et, ô miracle, lorsqu’il les rouvre, il se retrouve assis sur le banc, à la place du riche et, surtout, vêtu comme lui, avec ses somptueuses baskets.

L’ex pauvre n’en revient pas. Il ne prête pas attention à l’ex gamin riche, désormais tout dépenaillé, qui court et bondit dans l’herbe, fou de joie. Le temps de reprendre ses esprits, l’ex gamin pauvre est abordé par une vieille femme élégante, sa grand-mère ou une infirmière pour V.I.P, qui pousse un fauteuil roulant taille enfant. La femme, dans un sourire suintant de compassion, s’excuse d’avoir mis tant de temps et lui demande s’il est prêt à rentrer. Horreur malheur, l’ex pauvre se rend compte de son infirmité. Il a de belles chaussures ça oui mais, niveau jambes, c’est pas le pied. Générique de fin.

Voilà le court métrage qui emballe le réseau et engendre des commentaires de haute volée philosophique comme « Il faut savoir se contenter de ce qu’on a » ou, en moins loser : « Il faut savoir apprécier ce qu’on a. » Autrement dit, quand on n’a rien, il faut goûter ce rien qui n’est pas grand-chose mais il paraît que pas grand-chose, c’est mieux que rien. Donc tout va bien. Au risque de voir mon blog saturé d’insultes (les rares sur Facebook à dénigrer le film s’en prennent plein la tête, « nantis » qu’ils sont, « insensibles aux douleurs humaines ») je vous avoue que ce court métrage me met dans un état proche de la nausée.

Sous couvert d’humanité et à grand renfort de sensiblerie, c’est encore et toujours une façon de dire aux pauvres : restez qui vous êtes et où vous êtes, c’est-à-dire… dans la mouise. Si vous tentez d’en sortir, ce sera pire. Corollaire de la brillante démonstration : les riches aussi ont leurs soucis, la preuve ils peuvent être paralysés, ou handicapés. N’empêche, mieux vaut être riche et paralysé que pauvre et paralysé. Dans le premier cas, on n’a pas de jambes, mais de quoi adoucir par intervalles le traumatisme. Dans le deuxième cas, on n’a pas de jambes, point. 

Dans « My shoes », le dindon de la farce, c’est le pauvre. Pour changer. Je ne questionne pas la sincérité de départ de l’auteur, que je ne connais pas, mais enfin, le problème de notre monde actuel n’est pas que les pauvres rêvent de devenir riches, mais que les riches rêvent de l’être davantage. Puisque morale il y a, c’est à ces derniers qu’elle devrait en priorité s’adresser.

A quand le même court métrage, mais avec un gamin riche fantasmant sur un autre qui semble l’être encore plus et découvrant à la fin, alors qu’il a réussi à prendre sa place, son infirmité  ? Il est à la mode de nous pondre des histoires sur des pauvres qui gagnent au loto et qui en crèvent (forcément, ils ne sont pas faits pour ça), j’aimerais en lire aussi sur des actionnaires richissimes du CAC 40 qui gagnent le milliard de trop et qui en crèvent, devenant dans un ultime et risible moment de gloire les plus dotés du cimetière. Il me semble que ce genre de message aurait un impact plus probant sur la répartition des richesses, non ? Après tout, comme disait Jules Renard : « Si l’argent ne fait pas le bonheur, rendez-le ! »

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