Je viens d'avoir dix-sept ans, un an de moins que dans la chanson de Dalida. Comme son héros, j’ai soif d’aimer, de filer ailleurs chercher du nouveau. Je pars un mois dans un collège quelque part près de Londres. C’est l’été. En Angleterre l’été ressemble à s’y méprendre à l'automne. Je m’en fous. Je pars ! Officiellement, dans le but d'améliorer mon anglais. Officieusement, dans le but d'améliorer mon indépendance loin du giron familial, ainsi que ma connaissance, voire ma pratique, de ces drôles d’oiseaux que sont les garçons.
Je rentre en France quelques semaines plus tard. Je ne sais pas si j’ai progressé en anglais. Mais je suis sûre d’avoir appris quelques rudiments d'italien, suffisants pour comprendre qu’au pays de la Vespa, de la pasta et de la mamma, amore ne rime pas avec sempre mais avec mal di cuore. Le cœur, déjà.
J’ai dix-sept ans et dans l'avion qui m'emporte de Heathrow à Paris je pleure à m'en déshydrater l'âme, planquée derrière des lunettes de soleil bon marché achetées à un marchand ambulant de Londres et qui me donnent un air de Sofia Loren, juste un air. Je pleure sur moi et aussi sur ces fichues lunettes, pas assez opaques pour cacher mon désespoir à mon voisin de rangée. Il est vieux - il a l’âge que j’ai aujourd’hui sans doute - il est moche, il me regarde avec l'affreux sourire de condescendance bienveillante qu'ont ceux qui ont renoncé depuis longtemps, persuadés que mes larmes ne vivent que de jeunesse et que, comme cette dernière, elles finiront par sécher. L’imbécile. Aujourd’hui je pleure autant qu’avant, peut-être plus. Je n’ai jamais renoncé à me déshydrater, mais je refuse de me dessécher.
J’ai dix-sept ans, je rentre chez moi retrouver ma famille et mes amis et je ne suis pas d’accord.
En Angleterre, dans ce collège où j’ai passé l’été, j’ai trouvé une chose, non deux, dont j’ignorais tout. La première, la plus insignifiante mais qui m’a marquée, c’est la sauce à la menthe qui nappe l'assiette de gigot blanchi par une cuisson excessive et qu’on nous sert régulièrement. Depuis j’ai arrêté le gigot. Pas la menthe. La deuxième, c’est... l’amour. Simplement. Mon premier vrai amour de jeunesse, dont le doux souvenir m'habite encore. Un amour qui me pousse à acheter dès mon retour à Paris la méthode Assimil pour apprendre l'italien en 90 leçons, puis une deuxième méthode, puis une grammaire, puis un lexique de vocabulaire. Un amour qui, longtemps après sa mort - c’était un amour d’été puis d’automne, pas des quatre saisons - va me faire découvrir et adorer toute l’Italie, parfois seule, souvent en compagnie d'autres amours, français le plus souvent. Un amour qui me fait rire et pleurer devant la pluie de chefs d'œuvre en vo de Risi Scola Monicelli Comencini Fellini Brusati Germi de Sica Pasolini. Un amour qui me souffle dans les oreilles les chansons de Lucio Dalla Lucio Battisti Pino d'Angio Renato Zero.
Mais, surtout, un amour qui me fait entendre un soir pour la première fois, à dix-sept ans, dans la chambre du dortoir des garçons où loge mon bel amoureux italien, la voix cassée, douce et étonnamment puissante d'un chanteur napolitain, déjà star dans son pays à l’époque, un certain Pino Daniele. Mon prince de Milan et moi nous écoutons en boucle, sur un walk man au son pourri, l’album Bella’Mbriana, qui reste à ce jour, rien d’étonnant, mon préféré, et dont vous trouverez un extrait à la fin de ce billet. Même lorsqu’on parle italien, les paroles sont difficiles à comprendre car il chante en dialecte napolitain, mâtiné d’anglais ou d’italien « traditionnel ».
Depuis mes dix-sept ans j’achète chaque nouvel album de Pino Daniele, poussée par le même désir, la même impatience. Lundi dernier j'apprends via un court article du Monde que je ne le pourrai plus. Pino Daniele nous a quittés. Impossible ! Je me précipite sur le site du Corriere et là, je vois la une consacrée à la disparition du cantautore (chanteur compositeur) adoré des Italiens et des Napolitains, ce qui prouve, pour qui connaît l’Italie, que cet artiste avait un talent formidable, capable de fédérer les passions de deux peuples aussi différents. Je vois des photos de Pino Daniele quand je l’ai « connu », des photos d’aujourd’hui, des vidéos de ses concerts, de ses chansons.
C’est fini. J'écris ces lignes et mon cœur se serre. Le cœur, encore. Dans la nuit de dimanche dernier à lundi, dans sa villa de Toscane, Pino Daniele a eu un malaise. Il est mort lors de son transfert à l’hôpital de Rome. A seulement 59 ans. La cérémonie d’adieu a lieu ce mercredi à midi à Rome, puis ses cendres seront inhumées à Naples, sa ville natale et de cœur. Le cœur, toujours. C'est le coeur qui a tué Pino Daniele, de la même maladie qui a emporté il y a vingt ans son grand ami l’acteur et réalisateur Massimo Troisi.
Pino Daniele est mort mais mon cœur à moi bat encore. Vite et fort, comme un tambour. Il applaudit. De ses battements vifs et saccadés il salue cet autre cœur qui a lâché, quelque part sur un chemin qui menait à Rome.
Je ne serai pas là-bas ce midi mais peu importe : mon cœur, lui, y est déjà.
Il a la flamme il a la foi il a des ailes. Il a dix-sept ans.