Vous connaissez sans doute le programme Flying Blue d’Air France, chargé de fidéliser les clients volants, avec ou sans tapis. Grâce à des miles accumulés au cours de nos voyages en l’air, on peut gagner des vols ou profiter d’offres commerciales irrésistibles.
Membre Flying Blue depuis un moment déjà, je ne décolle pas du statut de base, le statut Ivory. Ivory c’est ivoire en français, mais ivoire rime (pauvrement) avec ringard, tandis que la version anglaise nous propulse illico vers des sommets d’exotisme, tendance voyages voyages, en chanson dans le texte. L’ivoire, cette teinte pâlotte et vieillotte qui dit bien ce qu’elle veut dire : je ne suis pas une grande voleuse et, quand je vole, je le fais les genoux collés au menton et le coude fiché dans les côtes de mon voisin, dans la bétaillère de la classe éco, parmi les autres sans-grade, j’ai nommé mes amis Ivory. Ce qui me console, c’est que pour obtenir ce statut garanti zéro prestige, nous n’avons ni maltraité ni dépouillé un éléphant.
Régulièrement je reçois par mail l’état de mon compte et de mes maigres avantages. Un bulletin scolaire d’envol, en somme. Le dernier date du 14 août dernier. Pas brillant. En 2013 aux yeux d’Air France je suis une mauvaise élève. Jugez plutôt : je n’ai effectué que deux vols qualifiants, avec des pilotes qualifiés certes, mais ce détail ne compte pas. Honte à moi. En fait d’oiseau, je suis un albatros de pacotille. Exhilée sur le sol au milieu des huées, mes ailes de nabot m’empêchent de voler. Le verdict du grand manitou Flying Blue est tombé sans appel. Pour espérer accéder au statut Silver (Argent), il me manque quinze vols, dont treize, accrochez vos ceintures, à effectuer avant la fin de l’année 2013. Sachant que nous sommes en septembre, que mon prochain envoi en l’air se fera à bord d’Easy Jet pour des raisons gastronomiques évidentes (j’adore leurs sandwiches) je m’attends au pire et me prépare à la position d’atterrissage d’urgence. Désormais c’est sûr, cette année encore je vais redoubler et coiffer le bonnet d’âne d’Air France, ô rage ô désespoir je rempile à l’ivoire. Entre deux trous d’air, bon an mal an, j’ai tout de même réussi à grappiller 8000 miles… que je dois utiliser avant 2015. Oui, car le mile est semblable au contenu d’un pot de Nutella, il ne dure pas.
Telle est donc ma routine de vie de membre Flying Blue. Pas folichonne, j’en conviens. Pourtant, elle vient de traverser une zone de fortes turbulences dont elle se remet à peine. Deux jours après avoir eu mon médiocre bulletin d’été mentionné plus haut, je reçois, le 16 août donc, un nouveau mail commençant par ces mots : « En raison d’un problème technique, votre précédent relevé de compte par E-mail mentionnait que vous aviez presque atteint le statut de Platinum à vie. Nous sommes désolés, mais cette information était inexacte. Nous vous présentons toutes nos excuses pour l’éventuelle gêne occasionnée. » Ah ! qu’en termes galants, ces choses-là sont mises ! « L’éventuelle gêne occasionnée » ?! Ce n’est pas une gêne ! C’est un choc… c’est une claque ! Que dis-je c’est une claque ? … c’est un coup de poignard !
Platinum à vie, vous vous rendez compte ? J’ignore ce que ça signifie mais ça sonne riche, important. Pas Platinum tout court non, encore que ce soit déjà pas mal, mais Platinum à vie, Platine for life quoi ! Ils ont même précisé la chose en français, pour être sûrs que je comprenne ce dont il s’agit : « à vie », à savoir jusqu’à ce que la mort me sépare de mon fidèle statut. En quoi consisterait-il ? Mystère. Je me prends à rêver… Le matin de mon départ, Air France me fait livrer à domicile du champagne que je lape goulûment dans mon bol Mickey du petit déjeuner, tandis qu’un employé zélé finit de boucler ma valise. Puis je pars pour l’aéroport, lovée au fond d’une limousine aux vitres teintées. En vol, c’est l’apothéose, les stewards sont nus, jeunes et beaux, ils composent puis interprètent des hymnes à ma gloire. Ils me servent des mets délicieux accompagnés de brioches dorées et craquantes dont la saveur n’égale pourtant pas celle du pain de mie d’Easy Jet, mais qu’importe. Le commandant de bord en personne, qui ressemble à s’y méprendre à Robert Redford (celui d’Out of Africa), me prend sur ses genoux dans la cabine de pilotage. Il m’explique les choses de la vie aérienne, répond patiemment à mes questions naïves et sourit à mes blagues de comptoir d’ex-Ivory. « Faire du ciel le plus bel endroit de la terre ! » comme dit la publicité. Hélas le rêve s’évapore. Je vomis mes illusions et mes espoirs dans le sachet papier biodégradable prévu à cet effet. Et j’atterris… sur les fesses.
J’avais une chance de côtoyer les grands de ce monde, les puissants volants. C’est râpé. Chez Air France, ils se sont gourés, ils se sont fourré le manche dans l’œil comme on dit dans le langage fleuri aéronautique. Je ne sais pas ce qu’ils ont fumé ou bu pour célébrer le 15 août chez Flying Blue, mais je leur conseille de changer de fournisseur, et de nom aussi par la même occasion, parce que « Volant bleu », franchement… En tout cas leur bourde a dû semer une belle panique au sein de la direction. Cette plèbe qui a failli, par leur faute, virer Platinum à vie ! De quoi s’infliger de profondes insomnies. Car comment gérer des pauvres qui soudain croient devenir riches ? Personne ne le sait, chez Air France pas plus qu’ailleurs, c’est la raison pour laquelle on les maintient à un solide niveau de pauvreté qui confère à leur peau cette teinte si particulière, diaphane et cireuse, tirant sur… l’ivoire.
Voilà mes espoirs d’ascension sociale aérienne anéantis. Ivory je suis, Ivory je reste. Le plus étrange dans l’histoire, c’est que le premier mail daté du 14 août ne me faisait pas miroiter l’imminence de l’obtention de ce statut princier. Chez Air France ils se sont aussi fourvoyés en pensant me l’avoir proposé. Je n’aime pas médire mais j’aime être lucide : rapport à la communication clients, ce ne sont pas les Platinum du clavier. Je suppose qu’ils ont dû annoncer la bonne nouvelle par erreur à d’autres clients, qui se sont empressés d’avertir leurs proches : « Tu causes à un futur Platinum à vie, alors respect ! » Moi je me serais fait faire des cartes de visite Platinum : Corinne Klomp, Auteure Platinum à Vie. Ça en aurait jeté, bon sang ! J’aurais présenté ma dernière création théâtrale : « En attendant Platinum », une pièce à quatre personnages interprétée par quatre comédiens bankable (synonyme de Platinum dans le monde artistique) qui en attendent un autre, le fameux Platinum, sans savoir qu’il ne viendra pas. Comme le statut Platinum d’Air France. Pour l’obtenir, je peux toujours courir, enfin voler !