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Scénariste, autrice (radio, théâtre), script doctor, amoureuse du Brésil et chroniqueuse pour la São Paulo Review.

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Billet de blog 14 février 2013

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Amour pour tous

Ce 14 février 2013, la France est divisée. D’un côté les riches, qui vont ripailler à deux les quatre jambes en l’air, de l’autre les pauvres, qui vont se bourrer la gueule tout seuls jusqu’à voir double, se berçant ainsi de la cruelle illusion d’une solitude rompue. Cette scission de notre population s’opère non sur la base de possessions matérielles, encore que, mais sur celle d’une denrée aussi rare que précieuse : l’amour.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Ce 14 février 2013, la France est divisée. D’un côté les riches, qui vont ripailler à deux les quatre jambes en l’air, de l’autre les pauvres, qui vont se bourrer la gueule tout seuls jusqu’à voir double, se berçant ainsi de la cruelle illusion d’une solitude rompue. Cette scission de notre population s’opère non sur la base de possessions matérielles, encore que, mais sur celle d’une denrée aussi rare que précieuse : l’amour.

Aujourd’hui, c’est la Saint Valentin. Contrairement à notre cérémonie du mariage, cette fête n’est pas pour tous, et ne le sera jamais. Les blessés ou les fragiles du palpitant ne célèbreront rien ce soir, ou à défaut leur célibat, tout frais ou permanent. Les amoureux ne seront pas forcément plus vernis, car la Saint Valentin n’est guère accessible à tous les budgets. L’amour en ce jeudi glacial et pluvieux est avant tout un marché. Tu m’aimes, donc tu paies, parce que je le vaux bien.

Le fleuriste près de mon domicile semble très au fait de cette étrange équation. Sur sa vitrine il affiche depuis quelques jours : « Nous vous informons qu’en raison de la saint valentin, la promotion des trois bottes 10 euros n’est pas valable. Merci de votre compréhension. La Direction » La preuve par la photo ci-dessous. 

En lisant je me suis pincée pour le croire. J’ai eu un bleu, j’y ai cru : l’amour coûte plus cher le 14 février. Après j’ai réfléchi. Et si aujourd’hui j’ai une envie folle, voire une obligation majeure, d’acheter des fleurs, mais pour une tout autre occasion ? Par exemple, un dîner chez des amis, que j’aime oui mais pas du même amour, une naissance chez des proches, ou même un décès ? J’ai beau refuser farouchement d’entrer dans le Saint Valentin business et système, il se peut que je doive passer chez le fleuriste ce jour même. Pourquoi me contraindre à payer plus cher ? Visiblement la direction en chef n’est pas disposée à faire d’exceptions. Pire, elle attend de moi que je la comprenne. Ayant la comprenette, comme le cœur, sensible, j’ai entrepris de négocier.

Une fois entrée dans le magasin, j’ai d’abord tenté de faire celle qui n’avait pas lu les étranges avertissements, pourtant placardés sur tous les espaces vitrés encore disponibles. J’ai saisi sans mollir trois lumineuses bottes de tulipes jaunes, je les ai posées sur le comptoir puis j’ai exhibé avec aplomb un billet de dix euros tout en décochant mon plus beau sourire au vendeur qui s’apprêtait à me faire un bouquet : « Inutile merci, c’est pour moi. » Le vendeur a rengainé son bolduc mais n’a pas pris mon billet. « C’est 15 euros madame. » J’ai gardé le silence, et lancé un regard plein d’étonnement candide. Le vendeur a poursuivi : « A cause de la Saint Valentin. Vous n’avez pas vu les affiches ? » J’ai hésité quelques secondes, que répondre ? En disant non, je me grillais. Le vendeur à coup sûr allait me lire l’affichette, me la coller sous le nez, m’en faire une explication de texte, tout ça pour m’obliger à payer plus, même si j’aimais moins. J’ai donc choisi de faire celle qui était au courant. « Oui monsieur, j’ai lu votre mise en garde, mais elle ne me concerne pas, vu que ces tulipes sont pour moi. » Comme le vendeur insistait, j’ai rétorqué que le mot de sa direction précisait bien que le tarif changeait en raison de la Saint Valentin, or cette raison m’était parfaitement étrangère, les fleurs m’étant destinées. « Que je sache, ai-je conclu, le mariage avec soi-même n’est pas encore permis en France, voici donc mes dix euros. » Un peu ébranlé, le vendeur s’en est allé quérir un responsable, face auquel j’ai entamé le monologue qui suit. « Monsieur le Directeur, ces bottes de tulipes, je me les offre à moi-même, elles n’ont par conséquent rien à voir avec votre Saint Valentin et ses déclarations ou témoignages d’amour. » J’ai baissé la voix, dans un souci de discrétion. « Car entre nous je peux vous le dire, je ne m’aime pas beaucoup, surtout en ce moment. Je traverse une période où je suis en froid avec moi-même. Je me supporte difficilement. C’est vrai quoi, je ne fais aucun effort. Je sème mes chaussettes sales au milieu du salon, je ne referme plus le tube de dentifrice, je m’embrasse à peine quand je pars en voyage, je ne me félicite pas quand je cuisine un bon petit plat, je me grommelle un "salut" inaudible au réveil, le moindre match de foot n’est qu’un prétexte pour me faire sortir boire des bières avec des potes et rentrer à point d’heure, le cheveu en bataille et avec une haleine de cheval roumain, je ne fais plus de sport, je ne remarque plus quand j’ai une robe neuve ou une nouvelle coiffure, ou alors trois ans plus tard, bref c’est pas la joie, et j'en ai marre de moi. Vous comprendrez donc qu’en ce jour des amoureux, je n’ai pas l’intention de faire le moindre effort. Déjà l’année dernière je me suis fait avoir en me mitonnant un super petit dîner aux chandelles, mais la moitié de moi est rentrée très tard du bureau, les mains vides qui plus est, et le rôti a cramé, ainsi que les chandelles, la nappe, et une bonne partie de mon immeuble, mais l’histoire serait trop longue à raconter. Voilà vous savez tout Monsieur le Directeur. Ces tulipes ne sont pas pour moi, mais pour la table de mon bureau. Du reste, on n’offre pas des tulipes jaunes à quelqu’un qu’on aime d’amour, n’est-ce pas ? »

Le directeur m’a écoutée, mais n’a rien voulu entendre : « En raison de la Saint Valentin les prix changent Madame. Pour tous.

-       C’est crétin, ai-je fait.

-       C’est la Saint Valentin. 15 euros les 3 bottes.

-       Etonnez-vous après ça de trouver du cheval dans les lasagnes ! Au prix où sont les bottes ! » Sur ce, j’ai jeté mes tulipes sur le comptoir et je suis sortie dignement.

 A la maison, bien sûr, je m’attendais. Ça n’a pas loupé, je me suis fait engueuler par moi-même, un sacré savon j’ai pris : « Quoi ?! Tu oses arriver les mains vides, comme l’année dernière ? Un soir de Saint Valentin ?! Même pas foutue de m’offrir un bouquet de roses ou un diamant éternel, tu te moques du monde ! Avec la pub qu’ils font partout ! »

J’ai d’abord souhaité me justifier, sur l’air de « désolée pas eu le temps journée de dingue au bureau et puis la Saint Valentin franchement on a dépassé ça depuis longtemps je t’aime 365 jours par an ça ne suffit pas quel besoin de marquer le coup comme tous ces couillons qui tombent dans le panneau de la dictature de l’amour célébré commercialisé à date fixe à croire qu’on a besoin du calendrier pour s’en souvenir on vaut mieux que ça non ? » mais rien à faire, je n’ai pas voulu en démordre, donc j’ai fini par lâcher l’affaire, épuisée. Comme j’insistais pour poursuivre la bagarre, le coup des fleurs, pardon le coût des fleurs n’étant au fond je le sentais qu’un prétexte, j’ai fini par faire ce qui me démangeait depuis longtemps, à savoir rompre avec moi-même. Je me suis balancé mes quatre vérités, je me suis traitée de tous les noms, j’ai hurlé, pleuré, claqué des portes, et puis je suis allée dormir sur le canapé du salon. Je ne me suis pas lavé les dents. Bien fait pour moi. Avant de me glisser dans mon drap housse j’ai troqué mon affriolante nuisette en soie que je m’étais offerte pour mes 40 ans de vie commune contre le pyjama en pilou rescapé de mon adolescence, avec un gros nounours imprimé à la place du cœur.

Avant de m’endormir, j’ai tenté une manœuvre de réconciliation et je me suis murmuré : « Heureuse Saint Valentin, mon amour. » Seul mon ronflement sonore et buté m’a répondu. « Pas grave, ai-je songé. Je me rattraperai à mon anniversaire, au printemps. Ce sera encore la saison des tulipes, pourvu qu’elles soient en promo. » 

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