Cet été mes vacances furent studieuses. Un long temps à Paris pour écrire, une dizaine de jours à Avignon pour rencontrer des producteurs, une semaine en Bretagne à ne penser à rien, regarder la mer et me gaver d’iode, d’huîtres, de galettes et de cidre.
Je ne me plains pas. Depuis quelque temps j’ai trouvé un moyen de voyager sans frais, en France ou au bout du monde. Je me glisse dans la valise ou le sac cabine de parfaits inconnus. Me voici déjà, comprimée dans la soute d’un Boeing à copiner avec un violoncelle ou étendue lascive en première classe, à inhaler des effluves de champagne ; me voilà encore, suspendue à mi hauteur dans la poche d’une veste dans un wagon de TGV qui secoue, j’ai mal au cœur ; ici je me cale comme je peux dans le coffre d’une voiture, entre la glacière à sandwichs et les serviettes pleines de sable, ça gratte ; ailleurs j’étouffe, dans l’obscurité d’un attaché case tapissé de velours synthétique. J’ai connu des déplacements plus confortables, tant pis, je bouge ! Et j’ai le don d’ubiquité. Je n’attends plus de rentrer pour repartir. Je pars partout, tout le temps, en même temps. Comment je réussis ce prodige ? Très simple : je suis sur la photo. Enfin les photos, les photos des autres. Je tape l’incruste à coups de pixels parmi leurs souvenirs de vacances, week-ends culturels et autres séminaires professionnels. Tout bête, très chouette.
Du temps des appareils photo argentiques, cela ne m’arrivait pas. Ou rarement. Prendre des photos à l’époque, ça demandait du temps, du savoir faire. Je le voyais venir de loin dans les rues, le touriste avide de souvenirs, le photographe du dimanche, avec son énorme appareil qui lui cisaillait le cou, le zoom brandi tel un étendard. Je les sentais passer, les longues minutes qu’il mettait à faire la mise au point, dans l’espoir d’immortaliser la pose avantageuse de sa moitié ou de ses gamins. Une fois que tout était calé, « le petit oiseau » sortait. Une fois. Deux dans le meilleur des cas. A l’époque, photographier ça coûtait cher. Pour changer la pellicule, c’était un sacré bordel aussi. Ne pas le faire en pleine lumière, veiller à placer les entailles du film dans les encoches, prendre une photo pour rien puis attendre le doux bruit de l’enclenchement réussi. Avant d’immortaliser quoi que ce soit, ou qui que ce soit, on se posait sérieusement la question de savoir si : 1- cette cathédrale, 2- nos proches, 3- notre chien, en valaient le coup. C’était un métier, mieux, une aventure. Comme je repérais sans souci ces afficionados du déclencheur, j’avais tout le temps de stopper net ma marche, de me baisser, voire de plonger dans le premier buisson venu, afin d’éviter de gâcher l’image par ma présence non souhaitée.
De nos jours, une telle gymnastique devient mission impossible. Pour ma part, j’y ai renoncé. Avec l’avènement des appareils photo sans mise au point, puis de ceux, numériques, qui permettent de faire douze fois de suite, au cas où, le même cliché de grand-papa, avec la prolifération des téléphones qui, smart qu’ils sont, photographient mieux qu’ils ne téléphonent, chacun de nous devient tôt ou tard et à son insu captif d’un cliché.
Au début ça m’agaçait. Désormais ça m’amuse. Chaque fois que ça m’arrive, je me dis : tiens, je suis sur la photo. Quelque part dans le monde ce gars à l’accent australien, cette Japonaise aux cheveux roses emporte un morceau de mon bras ou de ma cheville, un demi sourire, une mèche de ma frange, fige l’imperceptible mouvement de balancier de mon corps qui attend l’autobus. Où vont-ils atterrir ces bouts de ma personne ? Dans un cadre animé numérique sur la cheminée d’une maison du Middle West des Etats Unis, dans un vieux fichier paumé d’un ordinateur de Pékin ou au beau milieu d’un devoir de vacances poussif sur les singes, car il m’arrive de me promener au zoo ? Seront-ils un jour l’objet d’une querelle vivace entre un homme et une femme, dans un pays qui m’est étranger, au hasard par exemple, la Mordovie ?
J’imagine aussitôt la scène. La femme repère, sur l’une des photos souvenir de Paris exhibée fièrement par son homme, un truc qui cloche. Le truc en question, vous avez compris qui c’est, elle non. Le dialogue ci-dessous est librement traduit du mokcha (langue mordve) par mes soins.
La femme : C’est qui la grande tige ?
L’homme : Mais c’est la tour Eiffel, ma petite purée sans grumeaux (expression affectueuse locale, NDT)
La femme : Je parle de la pétasse à qui il manque un bras !
Décontenancé, l’homme scrute la photo et, horreur, m’aperçoit, à l’arrière plan et avec un seul bras, en effet. Dans ma vie de photographiée j’ai eu des moments plus… photogéniques, je l’admets. Au moins le rendu fait naturel, et on imagine que si l’autre bras venait rééquilibrer l’ensemble de ma personne, au final je ne serais pas si mal. Après un long silence, l’homme tente une explication.
L’homme : Je ne sais pas, ma courgette moelleuse. Une… Parisienne ?
La femme : Hgùqhefgùelzetbe ??????!!!!!! (insulte mokcha, intraduisible par crainte de la censure de la cour d’appel de Versailles) Une Parisienne devant la tour Eiffel ? Tu me prends pour une conne ?
L’homme : Mais non !
La femme : Mais si !
Etc. S’ensuit un bris de vaisselle mordve, réputée plus résistante que notre Limoges, mais avec ses limites quand même.
Voilà comment, grâce aux progrès de la technologie, je m’éparpille aux quatre coins de la planète en laissant galoper mon imaginaire. Que demander de plus à la vie ? Maintenant je peux l’avouer, parfois je fais exprès de squatter la prise de vue. Un peu, jamais trop. De toute façon, je reste lucide. Je sais qu’avec Photoshop, je peux disparaître d’un instantané à l’autre. Il en est ainsi de vos rides appuyées, kilos superflus, yeux rouges, pauvres contrastes et ciels gris. Vidées de leurs aspérités, et même des intrus(es), les photos deviennent lisses. Moches. Alors moi, tant que je peux, j’y reste. Vu que j'y suis. Sur la photo.