Vous connaissez le marchand de sable, ce copain qui vous aidait à vous endormir quand vous étiez gosse et dont vous compensez aujourd’hui l’absence cruelle par du Temesta, des shots de vodka ou la relecture du mode d’emploi de votre machine à laver. Vous connaissez les marchands de sommeil, experts en location à prix d’ennemi de logements insalubres, aux murs recouverts de peinture au plomb : si on la gratte, zéro chance au tirage (c’est pas le Tac-O-Tac), on se chope le saturnisme, une intoxication grave qui n’a rien à voir avec Saturnin le canard, autre ami d’enfance. Mais connaissez-vous les marchands d’horaires, qui opèrent dans le théâtre privé ? Jusqu’à tout récemment, je n’en avais jamais entendu parler. C’est Antoine Masure, délégué général de l’Association pour le Soutien au Théâtre Privé (l’ASTP, plus connue sous le nom de Fonds de soutien), qui les a évoqués lors d’un forum professionnel. Je le remercie pour les précisions qu’il m’a fournies à leur sujet.
A Paris, il existe actuellement une bonne quarantaine de salles de théâtre privé dont la jauge est petite, inférieure à cent places. Pour s’en sortir, leurs propriétaires transforment ces lieux en « garages ». Ils n’investissent pas un centime d’euro dans l’artistique mais louent à prix d’or leur espace à des comédiens, à des auteurs, bref à tous ceux qui crèvent d’envie de jouer et d’être joués, suivez mon regard. Ils peuvent ainsi afficher jusqu’à dix ou quinze spectacles différents par semaine, en jonglant avec les horaires. D’où leur surnom de marchands d’horaires. Pour vous donner une idée, l’offre théâtrale dans la capitale était de 246 spectacles pour la première semaine de juin 2003, dix ans plus tard pour la même période elle est de… 446 spectacles ! Soit un bond de 80%. Dans l’intervalle, le nombre de salles est seulement passé de 130 à 147 (+ 13%).
Amis lecteurs, qui aimez aussi le théâtre, je suis sûre que vous êtes d’abord tentés de saluer le phénomène. Plus de spectacles ? Chouette ! Cela signifie plus de talents à découvrir, plus de variété dans la programmation, plus d’occasions de se divertir. Vous faites sans doute le parallèle avec le Festival d’Avignon, du moins celui du Off, en marge de la programmation officielle et qui propose chaque année en juillet, dans un joyeux folklore, plus de 1 000 spectacles. C’est vrai, des marchands d’horaires dans le Off, il y en a. Oui mais… en Avignon c’est un peu différent, disons que c’est plus facile de fermer les yeux. Pourquoi ? Parce que ce Festival se concentre sur une période très courte, trois semaines. Le but du jeu est encore de faire émerger de nouveaux spectacles, de tester des projets. Et puis c’est l’été, l’ambiance est sympa, il fait beau… normalement. Qu’une ribambelle d’artistes se lance à l’arrache et investisse ses économies pour « jouer à tout prix » et séduire d’éventuels programmateurs, cela constitue un risque acceptable.
Le problème est ailleurs. Désormais les marchands d’horaires prospèrent partout, à Paris notamment, et durant toute l’année. Ils ont mis au point un système dans lequel de nombreuses compagnies théâtrales se font essorer, avec les dégâts financiers et psychologiques que vous imaginez. Ils s’assoient sur les conventions collectives de la profession, exercent souvent sans la licence d’entrepreneur de spectacles, pourtant obligatoire. Quant à leurs lieux d’accueil, les fameux « garages »… ils ne respectent guère les normes de sécurité, notamment en cas d’incendie. Que se passera-t-il le jour où un artiste mettra le feu, non par son talent, mais pour de bon, par mégarde ? Le jour où un projecteur fera des étincelles qui finiront en feu d’artifice ? En attendant, les autorités laissent courir, alors qu’elles n’hésitent pas une seconde quand il s’agit de fermer des restaurants à l’hygiène douteuse. Bizarre, et à la fois normal. Personne n’a envie de fermer, ou de voir fermer, une salle de théâtre, quelle qu’elle soit. Fermer une salle, c’est passer pour un salaud, un ennemi de la culture. Vous me direz que ces garages n’ont de théâtre que le nom, certes. Je pense que l’Etat pourrait déjà contraindre leurs propriétaires à toiletter leur bien pour le mettre aux normes. On verrait alors ceux qui accepteraient de jouer le jeu. Il y va de la vie du public qu’ils accueillent et des artistes qu’ils emploient, pardon, qu’ils exploitent.
L’autre aspect délicat dans cette histoire, c’est évidemment celui de la production. Un « vrai » théâtre privé est censé produire, mouiller sa chemise pour prouver qu’il croit en vous, en votre art. Vous l’aurez compris, la seule chose en laquelle croient les marchands d’horaires, c’est en l’argent qu’ils vous piquent d’une main, tandis que de l’autre ils vous tapotent affectueusement l’épaule en susurrant : « J’aime beaucoup ce que tu fais. » Cela les transforme-t-il pour autant en monstres ? Bonne question. Après tout, chaque artiste est libre de faire ce qu’il souhaite, et les marchands d’horaires n’encaissent pas leurs loyers à coups de Kalachnikov, que je sache. Payer pour être joué, pourquoi pas ? Je connais des auteurs qui paient (presque) pour se faire éditer, sous forme de compte d’auteur déguisé, d’autres qui acceptent des contrats indignes pour la joie de voir leur œuvre prendre vie sur du papier. Même si c’est une chose que je ne ferai jamais, parce que j’ai été élevée dans l’idée que tout travail mérite salaire et qu’écrire est un travail, je me garde bien de juger celles et ceux qui. Mieux, je les comprends. Ben oui. Quand je vois mes difficultés à me faire lire, à contacter des comédiens, à rencontrer les directeurs de théâtre et les producteurs, à passer les barrages téléphoniques (j’en ferai un billet !), à organiser des lectures de mes textes, à y convier les décideurs, à les convaincre d’y assister, à leur arracher un peut-être, à rester zen lorsque c’est non, ou d’abord oui puis au final non, quand je mesure l’énergie, la santé, la foi qu’il faut pour rappeler le même interlocuteur pour la dixième fois, renvoyer le énième mail de relance, se transformer en reine de la promo marketing et commerciale de ses écrits, de ses prix, de son parcours, patienter des mois, des années, sans jamais se décourager (un auteur découragé est un auteur mort), je comprends, oui, qu’on soit salement tenté. Tenté de payer pour que « ça » s’arrête et que le reste commence, à savoir qu’une de ses œuvres s’échappe enfin d’un tiroir ou d’un ordinateur pour exister face à un public.
Si les marchands d’horaires se développent tant, c’est probablement que l’offre de pièces excède largement la demande. Mais c’est peut-être aussi le signe d’une certaine carence au sein du « vrai » théâtre privé. J’ai beau naviguer depuis peu dans ses eaux, il me semble que le contact avec les auteurs se distend, voire se dégrade. Si je ne sens jamais d’hostilité ou de mépris à mon égard, je perçois souvent une indifférence ennuyée ou polie, rarement une curiosité spontanée, l’appétit pour de nouvelles plumes, l’envie de dévorer des textes inconnus, d’avaler des pages et des pages, là tout de suite, sans mollir. Bref, je trouve que ça manque d’ogres, dans le coin.
Du coup les petizenfants auteurs et comédiens vont se faire bouffer tout cru ailleurs, et c’est moins bien.