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Billet de blog 17 juillet 2016

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DE LA D2MOCRTIE, DU DÉMOCRATISME ET DU COMMUNISME

DE LA DÉMOCRATIE, DU DÉMOCRATISME ET DU "COMMUNISME" Le 1er juillet dernier, aux Rencontres économiques d'Aix-en-Provence, le professeur Brahma Chellaney du Centre for Policy Research de New-Delhi, concluait son intervention par une question: "pourquoi l'élargissement mondial de la démocratie s'est-il enrayé?"

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DE LA DÉMOCRATIE, DU DÉMOCRATISME ET DU "COMMUNISME"

Le 1er juillet dernier, aux Rencontres économiques d'Aix-en-Provence, le professeur Brahma Chellaney du Centre for Policy Research de New-Delhi, concluait son intervention[1] par une question: "pourquoi l'élargissement mondial de la démocratie s'est-il enrayé?"

Bonne question à laquelle, selon moi, on ne réfléchit pas suffisamment. Ou, surtout, de façon incorrecte. Ainsi, le professeur Chellaney me semble pécher sur le plan conceptuel, même s'il pose quelques diagnostics assez exacts,. En effet, la désintégration de l'Union soviétique a bel et bien "modifié le rapport de force mondial". Vrai aussi que, "la démocratie [soit] devenue la norme en Occident ". Vrai encore que des "oligarchies" ont proliféré "dans tous les États dirigés par des communistes". Ce sont par contre les notions auxquelles a recours M. Chellaney qui me semblent entretenir la confusion. À savoir celles de "capitalisme autoritaire", de "communisme" et même de "démocratie". Ainsi que les "liens" que tisse entre elles le professeur.

Commençons par la dernière.

"Démocratie"

M. Chellaney dresse un constat salutaire: "la libération des forces du marché n'est pas synonyme de démocratisation". L'Histoire démontre d'ailleurs que, le plus souvent, cette "libération" n'a pu se faire que grâce à des régimes autoritaires. Pour la mettre en œuvre ou la renforcer, comme en Corée du Sud. Pour la remettre en selle comme avec le général Pinochet. Repensons un instant aux 18-Brumaire des deux Bonaparte, oncle et neveu...

La "démocratie" n'est en effet pas consubstantielle à la libéralisation économique, comme l'a montré, e. a. Guy Van Temsche[2]. La "démocratie", avant d'être un idéal, un principe moral, est d'abord une forme de régime politique dont les relations avec l'"économie" peuvent - doivent - fluctuer en fonction des besoins des acteurs sociaux, notamment économiques.

Ce qui explique que le capitalisme peut avoir besoin de dictatures: pour se développer, pour se défendre. Ce qui implique que la "démocratie" - même "devenue la norme" - peut régresser en fonction des menaces que perçoit le capitalisme. Menaces qu'il crée d'ailleurs lui-même. Au vu de ce qui se passe dans "notre" Union européenne", il serait bon de tenir compte de cette possible régression: montée en puissance de groupes d'extrême-droite, nationalismes exacerbés, reculs démocratiques, frondes aussitôt baptisées "populistes" dans plusieurs pays d'Europe de l'Est, mais aussi en France.

Seulement voilà, comme le disait José Samarago, Prix Nobel de Littérature 1998, dans une interview au Monde (24.11.2006): «Nous vivons à une époque où l’on peut tout discuter mais, étrangement, il y a un sujet qui ne se discute pas, c’est la démocratie [...] C’est comme la Sainte Vierge, on n’ose pas y toucher. On a le sentiment que c’est une donnée acquise." Et ce tabou, me semble-t-il, la gauche dans son ensemble a contribué à le forger en abandonnant la question de "la démocratie" aux forces de droite.

Plus, il nous semble que la vision qu'a M. Chellaney de "la démocratie" est quelque peu idéaliste et même idéologique. "La démocratie" - dont on gagnerait à préciser qu'elle n'a pas qu'une forme possible, en l'occurrence la démocratie parlementaire - ne se propage pas par décret ou volontarisme politique. George W. Bush a pu en faire l'expérience dans son "Grand Moyen-Orient". Elle a besoin pour ce faire d'un "terreau" qui lui permette de croître et pas seulement de bons sentiments et d'activisme. Ghassan Salamé l'a bien montré dans l'ouvrage qu'il a dirigé: Démocraties sans démocrates (Fayard, 1994). Un ouvrage traitant des difficultés de "la démocratie" au Moyen-Orient, mais qui incite à faire des parallèles instructifs avec nos sociétés. L'ouvrage montre en effet de quoi se compose le "terreau" en question: à commencer par des "nations achevées" (le sentiment d'appartenance national primant sur tous les autres) et un niveau de vie suffisamment décent pour être supportable par les moins bien lotis.

Question corolaire et valable pour nos contrées également: qu'est-il susceptible d'advenir si ces composants en viennent à disparaître?

Dernier point: le statisticien polonais Adam Przeworski écrivait dans le Courrier international (15 mars 2011) que la démocratie - parlementaire - est le seul système qui permette que... rien de fondamental ne change. Si Przeworski dit vrai, cela permettrait de s'interroger sur l'engouement actuel, post-Chute du Mur, à faire de la démocratie - parlementaire - un "remède miracle" universel et l'avenir de l'Homme. Que ce soit chez nos dirigeants ou de la part de ceux qui dirigent les démocraties "non véritables" dont parle M. Chellaney. La démocratie serait-elle devenue - paraphrasons quelque peu Ghassan Salamé[3] " un discours de légitimation d’une nouvelle doctrine stratégique qui n’a que peu à voir avec l’expansion de la liberté?". Sur ce thème d'ailleurs, Bertrand Badie[4] surenchérit: la "démocratie" "devient une marque de distinction du noyau dur de l’aristocratie mondiale" (les "démocraties" occidentales), rendant celles-ci "plus habilitées à intervenir chez les autres".

Autres avantages: primo, "non seulement la référence à la démocratie unifie le monde occidental […], mais elle vient confirmer [sa] particularité [...] Elle identifie un groupe d’États, non plus en fonction d’une opposition qui n’existe plus – comme à l’époque de la GF –  mais d’un ordre interne qui les place non plus en face, mais au-dessus de tous les autres". La "démocratie" remplit donc en quelque sorte le rôle du légitimisme au XIXe siècle. Secundo, cette culture démocratique commune est "un atout diplomatique pour maintenir à la marge la Russie et surtout pour disqualifier la Chine".

C'est ce que nous entendons par démocratisme: une utilisation idéologique - urbi et orbi - du thème de la démocratie à d'autres fins que celles énoncées.

"Communisme"

Comme sans doute une majorité de personnes dans le monde actuel, le professeur Chellaney a une vision négative du "communisme". Peut-on le lui reprocher? L'on sait combien les régimes qui se sont réclamés de ce dernier ont contribué à en faire, sous bien des aspects, un repoussoir. Ce qu'ont par ailleurs exploité au maximum tous ceux qui s'ingéniaient à saper lesdits régimes.

Comment  le professeur Chellaney comprend-il la notion de "communisme"?

Comme, écrit-il, "antithétique à la  démocratie du fait qu'il est centré autour de la monopolisation du pouvoir politique". Il est vain, je pense, de rappeler que ce n'était pas là la vision de Marx. Il reste que M. Chellaney semble partager une vision tronquée du "communisme" que, comme le disait l'historien François Fejtö[5], l'"on est trop enclin du côté occidental, à se représenter [...] comme une entité monolithique où la volonté du 'sommet' se fait obéir du haut en bas de la hiérarchie avec une rigueur quasi mathématique." L'on peut, certes, expliquer cette vision "monolithique". Il reste que, comme l'a bien montré Michel Dreyfus dans son Siècle des communismes[6], l’idée d’une unicité du communisme et "l’emploi non critiqué de l’article singulier" lorsque l’on en parle - si elle repose sur une part de réalité, n’en est pas moins "très idéologique" et ne constitue pas moins un préjugé qui a pour conséquence de «réduire[…] le communisme à une propriété fondamentale: le crime d’Etat, l’utopie, une religion séculière...

Ce qui n'explique guère - au-delà de l'"illusion" chère à François Furet - pourquoi des dizaines de millions de gens, pas plus bêtes ou naïfs que d'autres, y ont vu un espoir et lui ont sacrifié leurs vies...

Certes, B. Chellaney reconnaît, très judicieusement, que "dans tous les États dirigés par des communistes, des oligarchies protégées ont émergé à mesure que l'idéologie originelle cédait la place à de nouvelles façons de garder le pouvoir politique, parmi lesquelles les liens familiaux, les réseaux de connaissances, la corruption et l'autopromotion brutale".

Mais, ce faisant, le professeur ne dissocie-t-il pas en quelque sorte l'idée du communisme de ce qu'il dénonce? Plus: c'est bien à ces "oligarchies protégées", prônant un "capitalisme contrôlé" - mais un capitalisme quand même - qu'il impute l'émergence d'un "capitalisme autoritaire" dont il voit des exemples en Chine, au Vietnam, au Laos... pays qui tous se réclament peu ou prou du "communisme"[7]. M. Chellaney semble presque suggérer de ne plus parler - en Chine, au Vietnam ou ailleurs - de "communisme", mais de "capitalisme autoritaire". Ce qui serait au demeurant fort bénéfique à une meilleure compréhension des choses. Quel sens y aurait-il donc à continuer de qualifier lesdits régimes, lesdits partis, de "communistes", si ce n'est de pouvoir continuer à titiller de vieux réflexes datant de la Guerre froide?

Et ce d'autant plus, je crois, que dans un sens marxien, le "communisme" - objectif final - est censé se caractériser par une réduction drastique des prérogatives de l'État, la disparition du salariat, l'autogestion, une démocratie "directe" et une économie au service de la majorité et non plus destinée en dernière instance à servir les intérêts d'une minorité de possédants. C'est à dire l'exact opposé de ce qu'on mis en œuvre les régimes dits "communistes", le stalinisme. Question "sacrilège" pour certains: le "capitalisme autoritaire" qu'évoque M. CHELLANEY n'a-t-il pas constitué dès le début la caractéristique de ce stalinisme? Ce qu'on dénoncé, très tôt, une bonne partie de la gauche et d'innombrables... communistes. Ce que n'ont pas vu - ou pas voulu voir - d'autres millions de "communistes". Le plus grand des partis communistes, a-t-on dit, fut celui des exclus...

Le "capitalisme autoritaire" auquel M. Chellaney impute le blocage de l'extension de "la démocratie" de par le monde et la persistance de démocraties "non véritables" ne peut s'expliquer par le seul fait d'une résistance entêtée des "communistes" ou de leurs avatars. Ce blocage ne résulte pas d'une simple volonté politique. Il révèle aussi l'incompatibilité d'une démocratie, mondiale et véritable, avec le capitalisme. En ce sens, les "démocraties non véritables", les régimes "capitalistes autoritaires", ne sont pas seulement gênants ou tolérés par le capitalisme mondialisé et dominant, mais lui sont indispensables. Pour éviter, dans un monde fondé sur les inégalités et la domination inhérentes à ce dernier, une explosion mondiale qui risquerait de le jeter bas.

Paul DELMOTTE

Professeur retraité de Politique internationale, d'Histoire contemporaine et d'Histoire du socialisme à l'IHECS, Bruxelles

16 juillet 2016


[1]  Reproduite partiellement dans Le Monde du 9.7.16

[2]Les paradoxes de l'État, Labor, 1997

[3] Interview à Alternatives internationales, n° 25, juin 2005

[4]La diplomatie de connivence. Les dérives oligarchiques du système international, La Découverte, 2011

[5] Le Monde, 11 mars 1955

[6]Editions de l’Atelier / Editions ouvrières, 2004

[7]C'est aussi le capitalisme - mondial - qu'il accuse de fournir à ces "oligarchies protégées" les moyens d'"utiliser de façon plus efficace la technologie et les autres moyens de répression interne et de contrôle de  l'information"

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