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Billet de blog 5 juillet 2024

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Il faudra bien démocratiser le pays pour dissiper une menace toujours plus pressante

Je voudrais poser que la menace de l’extrême droite, pour des pans entiers du pays, pour les personnes perçues comme non blanches, pour les LGBTI+, pour les femmes, pour les précaires, elle ne prend pas une forme insidieuse, progressive et patiente, elle est immédiate, dans toute sa brutalité et son horreur.

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Je comprends bien que les gauches ont tout de suite saisi – et ont été saisies – par la gravité d’une entreprise xénophobe qui taquine toujours d’un peu plus près le précipice dans lequel elle semble vouloir emporter le pays. J’entends bien, exemples à l’appui, ici russe, là hongrois, comment se décrivent le basculement lent, têtu, vers toujours plus d’autoritarisme, toujours plus d’inégalités et de brutalités, pas à pas, insidieusement, d’abord par des lois qui semblent bien trop techniques pour lever les protestations, qui s’attaquent à l’indépendance de la Justice, de la Presse ou visent des minorités que des masses de gens regardent avec une certaine indifférence. Je comprends bien que les gauches sont saisies par l’effondrement des principes, des valeurs, c’est-à-dire des promesses qui se fondent à la Révolution et posent une République qui tarde à les tenir tout à fait, dont on devine le saccage auquel se livrerait un pouvoir d’extrême droite.

Mais je voudrais poser que la menace de l’extrême droite, pour des pans entiers du pays, pour les personnes perçues comme non blanches, pour les LGBTI+, pour les femmes, pour les précaires, elle ne prend pas une forme insidieuse, progressive et patiente, elle est immédiate, dans toute sa brutalité et son horreur.

Parce que cette menace, on la connaît, on vit avec. Elle est notre quotidien. Je ne crois pas qu’on le dise assez, parce qu’on sait faire bonne figure, mais elle est ces regards de travers, chaque jour, plusieurs fois par jour, ces insultes, ces airs ou ces propos menaçants. Nous vivons avec la conscience aigüe que des gens ont une haine à ce point délirante contre nous qu’ils veulent notre peau. Ca veut dire que nos vies, jusque dans leur banalité, s’organisent en tenant compte de cette menace. Ca veut dire qu’on change de trottoir, qu’on fait des détours, qu’on évite tel groupe qu’on aperçoit au loin, qu’on ne relève pas tel propos, qu’on ne discute pas avec telle personne, qu'on apprend à donner tort, et qu'on sait très bien contourner… Il n’y a pas une personne minorisée qui n’ait pas mis en place une stratégie, même anecdotique, pour parer une menace qu’on pressent pressante, changer de vêtements ou d’attitude, envoyer sa localisation à son groupe d’amis au cas où on disparaitrait… Ces stratégies, il me semble, qu’elles imprègnent tellement notre quotidien, qu’on n’en parle pas. De toutes façons, entre nous, on se comprend. Une femme sait qu’il ne faut pas rester seule avec ce type, un gay, une personne perçue comme non blanche sait qu’il ne faut pas relever les blagues homophobes ou racistes, qui ne manqueront jamais de tomber, surtout quand on s’y attend le moins. A peine se demandera-t-on ce que le propos implique, si la personne qui fait la blague pourrait aller jusqu’à nous tabasser et dans quelles circonstances ça lui prendrait… Et je sais que les personnes non discriminées n’en ont qu’une conscience abstraite. Je le sais parce que je vois que ça ne leur vient pas à l’idée du tout la raison pour laquelle on a l’air quand même toujours un peu sur le qui vive.

Je voudrais poser aussi que ce qui fait qu’on construit nos vies, malgré tout, qu’on rit, qu’on aime, même en restant en alerte, je veux le dire ça, je ne crois pas du tout que ce soit perçu comme l’évidence que c’est, c’est qu’on mise sur l’idée que la plupart des gens sont de bonne volonté. C’est aussi une stratégie de survie, la bienveillance qu’on se doit d’accorder aux autres et qu’on parie que les autres nous accorde. Il y a quelque chose d’ironique à regarder la malveillance de l’extrême droite supposer que nous sommes animé·es des mêmes intentions à leur endroit qu’elle au notre, qu’on attendrait simplement notre tour pour leur rendre la pareille, parce que non. Vraiment pas. Nous sommes obligé·es de miser sur la bienveillance, l’indulgence et la bonne volonté, des autres, de nous.

Je voudrais maintenant poser quelque chose clairement, en toutes lettres. Je voudrais la chose assertée tout à fait. Je voudrais dire l’effroi que c’est pour nous, pour des pans entiers du pays, la simple idée que cette menace-là, ces gens qui veulent notre peau, ces gens contre lesquelles ont met au point toutes nos stratégies pour vivre quand même, soient là, installés, comme ça, au pouvoir. Je ne suis pas sûr que ce soit évident pour tout le monde à quel point c’est concret pour nous, à quel point on se dit que ce qu’on est parvenu·es à tenir à distance jusque-là, tout à coup, s’apprête à nous accabler.

Alors voilà, j’entends des partis de gauche se demander ce qu’ils feront pour le bien-être animal, si les fleurs vont pousser sous leur gouvernement, ou s’ils vont teindre les nuages en rose… Et, en temps normal, je comprends bien, forcément. Mais je ne peux pas, là, mû par cet effroi-là, ne pas ressentir comme une dissonance cognitive, me dire que c’est irréel, que la maison brûle et qu’il y a encore des gens pour se demander s’ils vont mettre un sucre ou deux dans leur café.

Je ne sais pas comment le dire : les propositions de gouvernement, auxquelles plus personne ne croit de toute façon, sont, pour l’heure, pour moi, tout à fait inaudibles. Ce que je veux entendre, c’est comment n’importe quel parti au gouvernement va renforcer les contre-pouvoirs, les institutions et les corps intermédiaires, qui limiteront les dégâts ou retarderont la catastrophe d’extrême droite, dusse-t-elle mettre la main sur le pouvoir exécutif : des élections à la proportionnelle pour qu’une force minoritaire ne jouisse pas d’une prime qui lui permette de disposer d’une majorité difforme ; l’indépendance de la Justice, qui ne peut pas, en France, se poser en contre-pouvoir, puisqu’elle n’est constitutionnellement qu’une « autorité » ; le démantèlement des empires non pas de presse mais de propagande ; le renforcement voire l’indépendance du pouvoir législatif, en conférant, déjà, une légitimité aux élu·es qui contournerait les pouvoirs centraux des partis ; décentraliser encore, toujours le pouvoir exécutif ; et puis revigorer le tissu social, protéger les journalistes, les associations, le planning familial, les militants et les opposants politiques… Que sais-je…

On a pu se frustrer, s’inquiéter même, devant la faillite d’un chef d’Etat qui aura été élu pour faire barrage à l’extrême droite et qui, plutôt que de renforcer les mécanismes démocratiques du pays, n’aura fait que consolider un pouvoir solitaire, autoritaire, tout à fait prêt à se laisser saisir par le premier dingue venu, dans le pays dont les contrepouvoirs sont, pourtant, déjà, les plus faibles des démocraties à l’entour. On se rappellera la mise en garde d’un Charles de Courson en riposte à une des nombreuses mesures qui éloignaient encore un peu plus le pays de sa posture démocratique : « Le jour où vous aurez un autre gouvernement, vous verrez  ! Le jour où vous serez dans l'opposition, avec une droite extrême au pouvoir, vous verrez, mes chers collègues  ! »[1]. Il est temps, s’il n’est pas déjà trop tard, de se consacrer avec vigueur et ténacité à l’éventualité de ce jour-là.

Alors je voudrais qu’on se concentre, avec toute la détermination qu’on saura puiser. C’est pour sûr qu’il faut voter, pour la gauche, pour la droite, pour un chien coiffé, pour n’importe qui, qui nous offrira le temps, le délai, le répit nécessaire pour transformer et démocratiser le pays, non pas pour retarder la menace, mais pour parvenir, coûte que coûte, à la dissiper, ne serait-ce que pour qu’on puisse vivre, quand même, un peu plus tranquilles, celles et ceux pour qui la menace est imminente, comme celles et ceux pour qui la menace sera peut-être plus insidieuse mais tout autant sévère et brutale.

[1] https://www.lepoint.fr/politique/le-coup-de-gueule-de-charles-de-courson-contre-la-loi-anti-casseurs-31-01-2019-2290352_20.php#11

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