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Billet de blog 14 avril 2022

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Mais l’extrême droite ne quitterait plus le pouvoir

La Hongrie et la Pologne offrent des exemples de ce que c’est qu’un pays victime des ravages des délires de l’extrême droite. Médias, Universités, Musées, Justice…, tout ce qui sert de point de référence est tombé. Le pouvoir étend son emprise jusque dans les têtes des citoyens. Les familles, les amis, les voisins ne peuvent plus se parler. La démocratie semble devenue impossible.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1
Capture d'écran du site Amnesty.fr

Les pays, autour de nous, qui se sont perdus dans des aventures d’extrême droite offrent un spectacle similaire de désolation et d’effroi. La Pologne, la Hongrie, les Etats-Unis de Trump semblent être devenus les proies de ce que d’aucun verrait comme une bande de brigands sans scrupules qui ont fait main basse sur la chose publique et l’ont saccagée.

On ne voit pas comment on en revient. On ne voit pas comment on reconstruit tous les outils nécessaires à la démocratie, les institutions, les procédures, les débats mêmes sans lesquels il n’y a pas de vie démocratique dans un pays. On ne voit pas non plus comment on récupère un peuple submergé par les mensonges et les délires qui semble hors de portée de l’argumentation rationnelle et des faits que l’on peut venir produire pour tenter de les convaincre.

Des millions de républicains états-uniens continuent de se convaincre que les élections présidentielles sont truquées, et ce après que des dizaines de juges, y compris nommés par Trump, ont retoqué leurs arguments ; des millions de polonais affichent leurs auto-collants « zone sans gays », persuadés, ahuris qu’ils sont, d’avoir mis au jour une terrifiante conspiration LGBTI ; des millions de hongrois pourfendent les intrigues délirées et folles de Georges Soros, un milliardaire juif qui a eu le malheur de dire que l’Europe devrait accueillir celles et ceux qui fuient la guerre. Et à ces millions de gens, on ne peut plus parler. Ils sont perdus pour la démocratie qui ne peut se faire sans délibération et raison ; ils sont perdus pour leurs parents, leurs amis, leurs voisins, qui renoncent devant l’impossibilité d’une tâche qui était pourtant si simple il y a encore quelques années, celle de prendre des nouvelles.

Main basse sur la chose publique

L’extrême droite procède des mêmes stratégies. Arrivée au pouvoir, elle commence par faire tomber les têtes et installer des serviteurs loyaux partout où cela se peut. On se rappelle de ce directeur du FBI, James Comey, refusant de garantir sa « loyauté » à Trump et ce faisant scellant son sort.

La télévision publique semble présenter un intérêt certain[1]. En Pologne, après une victoire de l’extrême droite d’une courte majorité en 2015, des présentateurs populaires, des journalistes expérimentés se sont vus remplacés par des blogueurs extrémistes, des trolls des réseaux sociaux. En Hongrie, les médias ont été méticuleusement détruits, d’abord par la menace, puis en bloquant leurs ressources publicitaires, enfin en organisant leurs reprises par des hommes d’affaires amis. On sait qu’en Hongrie, en 4 ans, l’opposition a bénéficié de 5 minutes d’antenne à la télévision publique.

Aucune institution n’est épargnée. L’extrême droite polonaise a su nommer ses hommes juges ou directeurs de musées, jusqu’aux plus prestigieux. Malheur aux juges dont le verdict s’écarterait de la politique du gouvernement, ils seront intimidés, puis punis. L’Académie des Sciences est placée sous le contrôle du pouvoir hongrois. Tant d’universitaires ne publient plus leurs travaux par peur des représailles, certainement pas quand ils démontrent que le parti au pouvoir a triché aux élections. Des campagnes de harcèlement, des contrôles fiscaux inopinés, des accusations relayées par les médias sont organisés pour faire céder les plus récalcitrants.

Délire collectif et corruption

Et ces musées, ces chaines de télévision, ces médias, finissent par se faire relai des théories conspirationnistes les plus loufoques. C’est ce magazine hongrois, jadis de référence, Figyelo, qui attaque les organisations non gouvernementales en les comparant à Daesh ou publie la liste des « mercenaires de Soros » et les offre à la vindicte. C’est cet hebdomadaire polonais, Gazeta Polska, qui distribue ces fameux auto-collants « zone sans gays », tandis que la télévision publique programme un documentaire dont le titre, Invasion, éclaire sur le propos : les LGBTI auraient un plan secret à l’œuvre en Pologne, lors même que l’archevêque de Cracovie appuie de ses sermons le délire en qualifiant les LGBTI de « peste ». C’est ce prestigieux musée hongrois qui commémore la Révolution russe de 1917 avec une exposition qui la présente comme le fruit des intrigues d’espions allemands. C’est cette université, fondée par Georges Soros, qui a fini par baisser les bras devant les accusations les plus folles et fuir la Hongrie. C’est encore l’appareil d’état qui lance ses enquêteurs à la poursuite des théories du complot les plus ahuries comme cette commission en Pologne nommée peu de temps après l’accession au pouvoir de l’extrême droite, qui s’attache à découvrir la « vérité » quant au crash d’un avion, dans lequel le frère du président polonais trouva la mort. La commission, composée d’un musicologue, un psychologue, ou encore d’un économiste russe, comme autant d’ « experts » de l’aviation, parviendra-t-elle à révéler cette « vérité » qui forcément se dissimule ? Et ces délires ne restent pas, pour sûr, sans conséquence. Ainsi la télévision publique polonaise qui s’acharna à inventer des accusations de trahison contre le maire de Gdansk, jusqu’à ce qu’un malheureux les prenne au mot et, en janvier 2019, le poignarde à mort.

Tandis que les campagnes de propagandes, les délires conspirationnistes ont pris en otages ces pays, les affaires de ces hommes d’extrême droite prospèrent. Les chefs d’entreprises intimidés, harcelés et forcés à vendre leurs propriétés aux hommes du pouvoir et leurs amis ne se comptent plus. Le gendre du président hongrois a été accusé de divertir des fonds européens, l’appareil d’État n’a pas jugé bon de procéder à une enquête. Qui viendrait les inquiéter ? Les fonds publics, de la banque nationale, des ministères, du trésor, se consacrent à soutenir les médias qui détournent l’attention du public vers les complots et conspirations du moment.

On pourrait se demander si ces hommes au pouvoir croient aux théories irrationnelles qu’ils avancent. Sont-ils des doctrinaires illuminés ? Ou des intrigants qui s’emploient à faire diversion ? Ou comme les menteurs invétérés finissent-ils par croire à des inventions, qui de toutes façons les arrangent ? Au moment de l’invasion russe de l’Ukraine, Poutine a expliqué envoyer des soldats « maintenir la paix » au Donbass. Trump a salué la manière dont le président russe a présenté la chose. On peut supposer que cet enthousiasme trahissait non seulement la reconnaissance que le propos était faux, mais son admiration pour l’audace qu’il peut y avoir à affirmer une chose qu’on sait mensongère. On le voit avec l’agression russe en Ukraine. Les versions les plus farfelues viennent se contredire sans que le pouvoir s’attache à une seule, le but n’est pas d’imposer une contre-vérité crédible, mais de noyer les faits, de les assaillir de toutes parts.

Démocratie et propagande

Le rapport aux faits, l’exigence de pouvoir vérifier, recouper, appuyer ce qu’on avance, n’est pas incluse dans l’emploi de la parole ni du savoir. Les collectivités humaines n’ont pas inventé leurs savoirs pour s’approcher de la réalité, connaitre et dépeindre au plus précis les faits. Dans toutes les cultures, les savoirs ont été développés pour permettre au pouvoir de se maintenir et de s’étendre. L’écriture semble avoir été inventée pour comptabiliser les échanges. Des pans entiers d’histoires sur les origines des peuples semblent s’être développés pour légitimer et asseoir le pouvoir en place. Les procédures de vérifications par les pairs sont très récentes dans l’histoire de l’humanité. Elles sont pleines de défauts, ne serait-ce que parce qu’elles excluent de leurs procédures de vastes majorités de citoyens qui finissent par contester leur légitimité même. Ces expériences d’extrême droite nous apprennent qu’elles sont aussi très fragiles et qu’il paraît plus commode de s’en débarrasser plutôt que de les renforcer et les démocratiser. Les peuples ne sont pas si attachés à recouper, ni même questionner les opinions qui courent et traversent leurs corps. La démocratie n’est pas ancrée au point où elle serait de l’ordre du réflexe. Et la propension à se laisser submerger par des superstitions irrationnelles hante nos pays.

Et même, le décalage entre ce qui est dit et ce qui est actualisé, entre ces régimes qui se prétendent démocratie et leur réalité oligarchique ; ces régimes qui ont le mot égalité à la bouche quand les inégalités se creusent ; ces régimes qui brandissent la liberté quand leurs polices resserre toujours un peu plus leur prise sur les peuples, ce décalage, donc, est tel que je comprends bien qu’il doit être tentant de tout renverser. Mais s’il y a quelque chose sans quoi la démocratie n’est pas même concevable, c’est la délibération, bien avant des questions de majorités et de minorités. La qualité du pluralisme et du contradictoire qui permet aux citoyen.nes de former un avis éclairé pour participer à la prise de décision est la condition de la démocratie. Et on voit bien qu’on préfèrerait toutes et tous être jugé.es, le cas échéant, par une poignée tirée au sort à qui serait donné le temps de délibérer, plutôt qu’à des millions de gens qui, sans entendre des arguments contradictoires, ni connaître les tenants et les aboutissants, formuleraient leurs opinions à l’emporte pièce. Le défi de rendre possible la délibération et le contradictoire à très grande échelle est la gageure démocratique. Ce que la démocratie exige, c’est bel et bien des citoyen.nes éclairé.es qui puissent prendre part aux décisions. Et on voit bien que l’aventure d’extrême droite ne constitue pas seulement une menace à la qualité de ces délibérations, elle les rend impossibles, elle les attaque et les submerge de ses délires.

L’histoire de la démocratie, c’est l’histoire de peuples qui reprennent et redistribuent un pouvoir qui semble avoir vocation à se laisser thésauriser dans une poignée de mains, si je peux dire. Ce sont les Athéniens ou les bourgeois des Communes européennes médiévales qui revendiquent leur part à la prise de décision, quand les plus puissants multiplient les intrigues pour éloigner et exclure les plus fragiles du lieu où on délibère. Nous sommes aujourd’hui dans nos fausses démocraties représentatives à un moment où il nous faudrait redoubler d’efforts pour contester l’autorité des plus puissants, investir les lieux où les décisions se prennent. Et nous sommes aujourd’hui à un moment où les plus puissants accaparent de plus en plus le pouvoir sur nos vies, lors même que nous sommes de plus en plus instruits et de plus en plus informés, c’est-à-dire de plus en plus à même de contester leur légitimité autoritaire. Laisser l’extrême droite arriver au pouvoir serait précipiter un cours contre lequel nous devrions pourtant lutter de toutes nos forces. Ce serait baisser les bras, renoncer à cette bataille pied à pied qui consiste à récupérer le pouvoir millimètre par millimètre des serres où il se trouve étouffé.

Regardez ces familles, ces amis, ces voisins qui ne peuvent plus se parler, en Hongrie, en Pologne. Qui n’a pas entendu ces témoignages d’Ukrainiens qui ne peuvent plus prendre des nouvelles de leurs familles en Russie qui leur déversent les contre vérités délirantes de la propagande du pouvoir ? Ou ces récits d’amis en Pologne, dont les parents sont accaparés par la propagande diffusée sur les ondes radio, qui se concluent toujours : « J’ai perdu ma mère. Elle vit dans un autre monde » [2]. Comment fait-on un pays avec des gens, jusqu’aux plus proches, à qui on ne peut plus parler ? Comment fait-on démocratie quand on ne débat plus, parce que les mots n’ont de toutes façons plus du tout le même sens ? Regardez la faillite morale, politique, sociale des pays victimes des délires de l’extrême droite. Et je voudrais insister : on ne sait pas comment on les récupère les gens perdus de l’extrême droite, comment on renoue le dialogue, comment on parvient à se mettre d’accord à nouveau que cette chose-là on l’appellera « arbre » et que celle-ci là ici on la nommera « liberté ».

[1] J’emprunte un certain nombre d’exemples aux deux premiers chapitres du livre d’Anne Applebaum, Twilight of Democracy, Doubleday, New York, 2020.

[2] Ibid., p. 13.

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