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Billet de blog 2 février 2021

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Finis Desolatrix Veritae (traduction d'un conte d'Abraham Valdelomar)

Lorsque je me redressai j'eus la sensation d'avoir été animé par un courant électrique. Mon squelette demeurait intact et je pouvais bouger les membres sans difficulté, faire des gestes sur le paysage tragique.

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Finis desolatrix veritae

(traduction d'un conte fantastique d'Abraham Valdelomar, auteur péruvien)

Lorsque je me redressai j'eus la sensation d'avoir été animé par un courant électrique. Mon squelette demeurait intact et je pouvais bouger les membres sans difficulté, faire des gestes sur le paysage tragique. De l'étendue stérile rien ne trahissait la présence de la vie. Tout ce qui un jour s'était trouvé animé, tout ce qui avait surgi sur la terre par l'étrange souffle d'un germe, les édifices, les arbres, les hommes, les eaux, le bruit de la mer, tout avait trouvé son terme. Je me trouvais sur une terre déserte et désolée. A l'horizon obscur et illimité, rien ne se détachait du sol. Le soleil, comme un phare énorme et jaune, était immobile dans les vastes confins, et ses rayons aujourd'hui froids n'animaient plus la terre. De gigantesques masses figées de nuages noirs recouvraient le ciel. Autour de moi s'entassait une telle quantité d'os qu'il m'était impossible de voir la surface du sol. En un éclair je sentis une vibration uniforme qui agitait toutes les carcasses. Comme contrôlés par un courant électrique fluctuant, les os luttaient pour se mettre debout et à chaque fois retombaient inertes, comme évanouis. Le tin pâle du Soleil, déjà mort, chlorotique, offrait une certaine vie à cette vision mortuaire.

Alors me revint en mémoire, après maintes efforts, le passé. Il me semblait que je m'étais réveillé un peu trop vite d'un rêve. Je rassemblai mes souvenirs et mis en lumière ceci: La dernière fois j'étais dans mon lit. Une pâle lueur illuminait ma chambre et un ami, mon médecin, prenez mon pouls, grave, sans prononcer un mot. Bientôt entrèrent dans la pièce ma mère et mes sœurs. Je perçus un chuchotement de voix, je vis leurs visages attristés, et sur une parole du médecin, elles éclatèrent en sanglots. Le docteur fit un signe. Je ne pouvais plus bouger; j'avais perdu le contrôle de mon corps et les paupières tombaient sur mes yeux, lourdement. Mais ma conscience était parfaitement claire. J'entendais encore les sanglots; je sentis que quelqu'un, ma mère, m'embrassait en pleurant; je sentis qu'un Christ de métal se reposait sur ma poitrine; une main plaça sur mes lèvres un miroir, y ensuite c'est tout qui s'évanouit. 

Je dus être enterré, naturellement dans le cimetière de mon village. Le cimetière était à moins d'un kilomètre des habitations; ma famille y possédait un mausolée. Pourquoi, alors, je me retrouvais dans ce paysage de désolation, mon esprit redonnant vie à mon squelette en cette heure définitive? Qui avait pu transférer mes restes en cet endroit étrange? D'autre part, où se trouvaient celles et ceux que j'aime? Pourquoi je me retrouvais tout seul au milieu de toutes ces carcasses? Un doute froid et mortel m'oppressait. Je portai la vue au loin pour chercher dans l'étendue grise jonchée d'os quelque chose de tangible à quoi me référer et je vis au loin, vraiment au loin, sur un énorme monticule d'os, un squelette qui comme moi, s'élevait en cette contrée de la désolation. Parmi cette foule d'os certaines carcasses commençaient à se redresser dans une tentative de se tenir debout; mais elles retombaient à terre, inanimés. Je m'acheminai difficilement entre les couches osseuses jusqu'à l'autre squelette. Sous mes pas roulaient parfois, à la hâte, des tibias, des omoplates et des crânes allant se réunir avec le reste de leurs corps. J’arrivai où le squelette, grave et solennel, se dressait. Il regardait avec une tristesse déchirante cette lande déserte et ne se rendit pas compte quand, m'approchant, je me mis à côté de lui.

-Qui êtes vous, esprit, et où sommes nous? - le questionnai-je

Il ne répondit pas.

-Que s'est-il passé? Quel étrange cauchemar me prend? Qu'est-ce que je fais ici? Vous ne pourriez pas me répondre? Qui a animé mes os? Qui m'a redonné ses sensations afin que je puisse raisonner? Pourquoi mon corps est-il apparu ici? Depuis quand, dîtes-moi, j'ai disparu de la vie? Où se trouvent celles et ceux que j'aime? Est-ce cela la terre? Est-ce cela le Soleil? Parlez-moi, au nom de votre plus cher souvenir, donnez-moi une lueur pour éclaircir ce doute cruel... Sommes-nous en enfer?...

Le squelette ne me répondait pas.

-Dîtes-moi quelque chose, pour l'amour de Dieu! Depuis combien de temps j'ai cessé d'exister?...

Je venais d'un pays jeune, d'un continent nouveau; quand j'étais vivant, la vie était bonne, les arbres faisaient le bonheur du monde, les fleuves s'écoulaient et débordaient, un souffle d'activité révolutionnait les créations. Où sommes-nous?...

-Sur la terre.

-Mais, à quelle époque?

-Il n'y a plus d'époque.

-Et le monde?

-Il n'y a plus de monde.

-Et le soleil?

-Vois, il est là qui agonise; il ne bouge plus.

-Qu'est-il arrivé à la terre?

-Les siècles.

-Et bien, alors, on est à la fin? Dieu nous a appelé?...

-Qui sait!

-Apparaîtra bientôt une manifestation divine, et si nous étions destinés à aller sur autre planète, à avoir une autre vie?...

-Qui sait!

-Beaucoup de siècles ont passé? L'humanité a-t-elle perduré longtemps? Où est le progrès des hommes? Rien n'a subsisté, peut-être, de tous les efforts, de toutes ces peines; le temps a-t-il pu détruire tant de choses magnifiques?

-Qui sait!

-Parlez-moi, pour l'amour de Dieu! Montrez-moi la lumière, sortez-moi de cette torture ou laissez-moi dans le néant, mais ne prolongez pas mon agonie. Cette nuit aura-t-elle une fin? Verrons-nous une nouvelle aurore?

-Qui sait!

Sur cette lande sombre et désolée, certains squelettes commencèrent à bouger et à retrouver vie. Ils marchaient loin de nous, en diverses directions.

-Vous êtes peut-être chrétien? Connaissiez-vous et aimiez-vous le Christ?

-Tu parles du Christ. A ton époque on le connaissait encore? Tu es si vieux? Bien d'autres visages prit la terre. L'humanité connut de nombreux cycles. On a vu d'autres prophètes, d'autres idéaux, d'autres religions, et tellement, que l'Humanité a douté un jour que le Christ ait vraiment existé et que sa religion ait compté des croyants.

-C'est impossible. Le Christ vit au ciel. Le Christ me sauvera. Le Christ se tient à la droite de Dieu, il fut son Fils, il veillait sur le genre et l'Esprit humain.

-Qui sait!

-Le Christ, à l'heure dernière de l'Univers, viendra retrouver ses fils, il plaidera pour eux devant Dieu, ils se verront offrir un royaume de plaisirs...

-Qui sait!

-Nous qui sur terre nous sommes aimés là-haut nous nous réunirons. Dans ce royaume nous retrouverons celles et ceux que nous aimions. En ce lieu l'esprit des justes jouira d'une douce consolation.

-Qui sait!

-Mon âme et mon corps seront rendus à la vie. Et celles et ceux que j'aime seront rendus à la vie et tout ce qui fut de nouveau sera.

-Toi, tu n'es pas toi. Toi, tu ne fut pas toi. Toi, tu ne seras pas toi. Ton corps venait de la terre. Ce qui un jour dans la vie fut ton sang, avait constitué autrefois la vie latente d'une série de substances. Ton sang vint du minéral que la plante absorbe, et qui offrit son fruit sucré en guise de nourriture à ton père; dans ton sang se trouvaient des gaz de l'atmosphère qui alimentèrent les poumons de celui qui t'engendra. Dans ton cerveau se trouvaient des neurones qui se composaient de substances chimiques et qui s'agitaient à la chaleur du soleil, sous l'effluve des corps composés, suite au stimuli d'excitants divers. Tu étais sorti de la Nature, entièrement. Quand tu retournas à la terre, tes gaz décomposés brûlèrent dans les flammes et donnèrent la sève pour les arbres du cimetière; de ton cerveau sortirent des vers qui donnèrent vie à des chrysalides, et un jour les chrysalides déplièrent leurs fines ailes dans l'espace réduit du cercueil, dans l'ombre, et moururent, et aussi se furent des gaz nouveaux qui filtrèrent le zinc de ton caisson. Dans ton corps se trouvaient des huiles qui pénétrèrent le bois et le firent pourrir; dans tes os se trouvaient des sels et des substances qui se décomposèrent et se désagrégèrent et servirent d'engrais aux racines des arbres qui les adorent. Un seul jour et ton corps ne fut plus rien. Tout ce qui faisait l'harmonie de ton être, est aujourd'hui éparpillé. Une partie alla se transformer en planche pour un meuble; une autre partie, végétale, alla se filtrer dans les neurones d'un homme; les minéraux servirent de composants à une fortification de guerre; quelque chose de toi alla dans l'espace avec d'autres éléments. Tu es désintégré dans la Nature. Mais le soleil dorénavant n'anime plus les choses et la substance ne vibre plus, et tout, tout, arriva définitivement à son terme... Aujourd'hui nous ne sommes plus qu'une vaine image intangible; qu'un souvenir; mais touche tes membres, cherche tes os; tu ne trouveras rien, rien.

Et je touchai mes membres et n'éprouvais aucune sensation. J'étais un espèce de fluide, une idée, une chose indéfinissable, vague.

-Mais l'humanité ne peut pas finir ainsi. Nous avons une destinée. Je suis croyant. Moi je crois en Dieu.

-Dieu était celui qui donnait vie au monde et tu vois maintenant que le monde n'existe plus. Alors, où est-il, Dieu?

-Dieu existe et il est éternel. Il reviendra pour ses fils. Jésus-Christ m'accompagne. Moi je crois qu'il viendra; il est l'espérance, il est l'ancre de la délivrance du monde. Il donna sa vie pour les hommes...

-Qui sait!

-Il ne peut pas abandonner les siens. Nous allons l'invoquer. Nous allons aller vers lui. Prions. Prions, pour l'amour de Dieu, prions; la prière nous rapprochera du Créateur, Jésus-Christ entendra nos supplications. 

Le squelette demeura un long moment silencieux, le crâne incliné sur les côtes thoraciques, l'air sinistre.

Je commençai à prier, horrifié, contrit, possédé par une angoisse tragique: Mon seigneur Jésus-Christ, Dieu et Homme Véritable à la fois, Créateur du ciel et de la terre...

-C'est inutile, ne prie pas.

-Mère, mère! Où es-tu? Pourquoi n'entends-tu pas mes appels? Pourquoi abandonnes-tu ton fils? Qu'as-tu fait de ton esprit, de ton amour immense, de ton abnégation et de ta vie de martyre? Mère, mère! - je criais désespéré et ma voix se perdait sans écho par cette terre désolée.

-C'est inutile, ne l'appelle pas!

-Mais, pourquoi cette torture? Pourquoi cette cruauté? Pourquoi m'a-t-on rendu la vie, pourquoi cette maudite conscience?...

-C'est inutile, ne proteste pas!

Alors je me mis à genoux aux pieds de cet étrange squelette, et lui dis en sanglotant, avec toute la sincérité de mon âme:

-Écoutez-moi: allons vers le Christ. Invoquons-le; lui seul peut nous sauver, il ne nous abandonnera pas; prions, monsieur, prions; soyez pieux, soyez croyant, peut-être à cause de votre manque de foi, il ne nous entend pas. Unissons nos prières; croyez en Jésus-Christ...

Et lui, avec une tristesse infinie, avec une mélancolie désolante, avec une déception indescriptible, inclina pesamment la tête et me prononça ces paroles:

-Mon frère, le Christ c'est moi.

Les os reprenaient vie, ils reprenaient vie, et le soleil peu à peu s'assombrissait, immobile à l’horizon.

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