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Billet de blog 3 février 2021

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Hébaristo, le saule qui mourut d'amour (traduction d'un conte d'Abraham Valdelomar)

Évaristo Mazuelos, le pharmacien de P. et Hébaristo, le saule funèbre de la parcelle, étaient deux trajectoires parallèles; les deux cordes d'une seule harpe; les deux yeux d'une unique tête mystérieuse et théorique; les deux bras d'une même croix désolée; les deux étoiles insignifiantes d'une vieille constellation.

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Hebaristo, le saule qui mourut d'amour

(traduction d'un conte créole d'Abraham Valdelomar, auteur péruvien)

I

Incliné sur le bord de la parcelle jumelée à des friches stériles, entouré de poivriers et de divers plantains, regardant s'écouler l'eau entre ses racines tremblantes, le courant froid et troublé du fossé, cet arbre corpulent et encore luxuriant, devait s'appeler Hebaristo et avoir trente ans. Il devait s'appeler Hebaristo et avoir trente ans, parce qu’il avait le même aspect las et pessimiste, le même regard renfrogné et âcre qu'avait le jeune pharmacien de L'ami du peuple, boutique de médicaments qui se trouvait au coin de la Place d'Armes, accoudée au Conseil Provincial, au rez-de-chaussée de la maison où, aux temps de l'Indépendance, le colonel Marmanillo, lieutenant du Grand Maréchal d'Ayacucho, avait trouvait refuge alors qu'harcelé par les réalistes, il s'apprêtait à se lancer dans cette singulière bataille de la Macacona. Marmanillo était le héros du village de P. parce qu'il y était né, et, bien qu'à ses portes eut lieu une malheureuse escarmouche, durant laquelle chevaux et cavaliers décampèrent en trombe face à quelques audacieux, cela, d'après les gens patriotes de P., n'enlevait rien au courage et aux mérites de leur héros, car on savait que cette escarmouche fut uniquement perdue parce que le capitaine Crisóstomo Ramírez, propriétaire jusqu'en l'an 23 d'un pressoir et fait capitaine des patriotes par Marmanillo, n'arriva pas à l'endroit des faits au moment opportun. Ceux de P. gardait pour Marmanillo un glorieux souvenir. Le salon de coiffure s'appelait  Salón Marmanillo; la poste de la rue Droite, qui devait s'appeler ensuite 28 juillet disposait en lettres rouges et imposantes, contrastant sur cet immense et monotone mur bleu, d’un écriteau disant : Au repos de Marmanillo; et pour finir au sein de la société Confédérée de Secours Mutuels, il y avait un portrait fait à l'huile, posé sur l'étagère de la "direction",  laissant apparaître le héros aux couleurs rougeâtres comme de la poterie, avec ses galons dorés et une main posée sur la ceinture, traduction fidèle d'une gaillardise toute milicienne.

Je dis que le saule était jeune, d'environ trente ans et s'appelait Hebaristo, car à l'instar du pharmacien il avait la mine taciturne et endeuillée, et ils pouvaient bien l'un et l'autre se réjouir durant la journée d'être réchauffés par les lueurs du soleil, le problème était qu'une fois dite la prière, à la nuit tombée, tous deux sombraient dans une mélancolie effarante et une peine abyssale et silencieuse, s'en était à "fendre l'âme". Au son des cloches à midi Hebaristo et son homonyme pharmacien, s'en allaient vaquer aux mêmes affaires. Ce dernier mettait un terme à sa discussion dans la boutique, laissant choir lourdement sur son crâne à moitié chauve le chapeau de tissu noir, tandis que sur le saule de la parcelle venait se poser, comme à l'accoutumée, l'urubu noir et ronfleur. Plus tard la nuit les enveloppait tous deux dans le même mystère et c'est vrai, la vie du boutiquier paraissait aussi impénétrable que le destin ignoré d'Hebaristo, le saule...

II

Évaristo Mazuelos, le pharmacien de P. et Hébaristo, le saule funèbre de la parcelle, étaient deux trajectoires parallèles; les deux cordes d'une seule harpe; les deux yeux d'une unique tête mystérieuse et théorique; les deux bras d'une même croix désolée; les deux étoiles insignifiantes d'une vieille constellation. Mazuelos était orphelin et conservait, tout comme le saule, qu'un vague souvenir de ses parents. Pareil à l'arbre qui n'était bon qu'à servir de refuge aux paysans à l'heure suffocante de midi, Mazuelos n'était bon qu'à écouter les bavardages bien connus de celles et ceux qui se réfugiaient à l'intérieur de sa boutique; et tandis que le saule indifférent se voyait obligé de fournir une ombre rafraîchissante à des fermiers en sueur, laissant toutefois immergées ses racines rougeâtres et mouillées ailleurs, dans le fossé pour se distraire, Évaristo se trouvait également obligé d'entendre inlassablement toutes les discussions de ses visiteurs. Pareil à Hébaristo, le pharmacien trouvait à s'échapper de ce quotidien harassant grâce à des jeux sordides ; il manipulait parfois la chaîne de sa montre, l'esprit ailleurs, égaré sur une idée lointaine, d'autres fois son passe-temps consistait à utiliser l'index tel un crocher, faire balancer ainsi une guêtre en plastique de gauche à droite et d'avant en arrière comme s'il s'agissait d'une pendule. Bien sûr toujours il conservait ses jambes discrètement croisées, l'une sur l'autre, faméliques et tordues.

Mazuelos s'était amouraché de la fille du juge en première instance, une gamine au regard radieux, maigre et rachitique, aux yeux vivaces et aux lèvres anémiques, nez crochu et cheveux couleur acajou, vêtue d'une robe bleue en mousseline de Prusse ainsi que d'un petit gilet en laine blanche. Elle est restée un mois et quelques jours à P. mais aurait bien pu y séjourner la vie entière si seulement son père, le docteur Carrizales, ne s'était pas vu détesté par le secrétaire de la sous-préfecture, un certain De la Haza, de surcroît l'un des rédacteurs de La Voix Régionaliste, journal qui disposait alors d'un singulier pouvoir à P. Le docteur Carrizales, malgré son amitié avec le chef de la région dut s'en aller pour toujours et abandonner la judicature, tout-ça des suites d'un article intitulé "Jusque quand?", publié en première page de La Voix Régionaliste. Très sulfureux et tendancieux, il rappelait, entre autres choses désagréables, certaines histoires sentimentales liées au nom, prénom et habitudes de sa femme, aujourd'hui tragiquement disparue. La fille du juge avait été le seul véritable amour du pharmacien qui durant ces trente ans, à pressentir, à attendre, n'avait fait que guetter la venue de sa promise. Blanca Luz fut pour Mazuelos la réalisation d'un rêve de vingts ans, l'illustration tangible et vivante des quelques vers d'Évaristo, poésie dans laquelle il plaça l'intégralité de son esthétique.

Les vers de Mazuelos étaient, comme nous le verrons, le portrait pressenti de la jeune fille du docteur Carrizales; et ils commençaient de cette manière:

Comme une brise offerte au promeneur sera-t-elle ?

la tendre demoiselle pour qui je laisse ici le cœur

puisse le Destin funèbre apporter bientôt cette Jouvencelle

jusqu'à mes tristes bras, ne faisant que l'attendre, la dame et ses douceurs... 

C'est sûr que Mazuelos manquait un peu de technique dans sa poésie; évoquer ses propres bras dans le troisième pied du vers usant du qualificatif "tristes" était une chose tout bonnement inacceptable dans une conception stricto sensu de l'art poétique; il faudrait aussi bien rappeler que la réplique "ne faisant que l'attendre" se trouvait complètement de trop dans le dernier vers à moins de considérer qu'évidemment, afin de bien comprendre l'idée fondamentale de ce poème, l'idée de l'attente, elle ne fusse néanmoins nécessaire. C'est certain que le pauvre Évaristo a passé vingts ans de sa vie dans ce fourre-tout sentimental qu'était son amour: en attendant. 

Il est aussi certain que Blanca Luz était exceptionnelle, pas seulement au cœur des fantasmes d'un pharmacien. C'était l'idéal devenu chair, le vers fait vérité, le rêve incarné dans la vie réelle, l'illusion qui par surprise, se dévoilait à Évaristo, deux yeux vivaces, un nez crochu, une chevelure d'acajou; et bien plus: pour le pharmacien de L'ami du peuple, Blanca Luz était un amour en gilet blanc et mousseline bleue, aux jolis petits mollets pis aux belles chaussettes mercerisées... une amour indubitablement impeccable.

III

Hébaristo, le saule mélancolique de la parcelle, n'était pas, comme la majorité des saules, le fils de la nécessité agricole; non, le saule solitaire était le fruit du hasard, d'un caprice, de la déraison. Il était l'enfant arbitraire du Destin. Si au lieu d'avoir été semé en bordure de P. ce saule avait été planté comme il eut été logique, au milieu d'une grande colline au sein d'une petite propriété paysanne habitée par une armée de saules, sa vie n'aurait pas été si solitaire, mais surtout, elle n'aurait pas été si tragique. Cet arbre, comme le pharmacien de L'ami du peuple, éprouvait le besoin irrésistible d'un attachement et ce depuis de nombreuses années, la nécessité d'un doux baiser féminin, la tendresse parfumée d'une union indispensable. Chaque caresse du vent, chaque oiseau qui se posait sur ses branches fleurissantes parvenait à faire vibrer tout l'esprit et le corps du grand saule esseulé. Hébaristo, dont les branches nubiles fleurissaient magnifiques savait que par le souffle d'une brise, le pic d'un colibri ou sur les ailes des abeilles devait bien se trouver le pollen de son amour. Ses congénères devaient hélas vivre très éloignées de lui, car le printemps a passé sans que ne vienne aucun baiser doré du pollen tant attendu au creux des branches joliment fleuries.

Hébaristo commença à se dessécher de même que le pauvre jeune travailleur abattu de L'ami du peuple. Sous le ciel de P. naguère empli d'espérance, finirent par se refermer sur eux les ailes de la désillusion, funèbres et stériles. 

IV

Évaristo s'est fait vieux, le boutiquier amoureux, sans revoir jamais Blanca Luz. Hébaristo, le saule désespéré de la parcelle, s'est fait vieux lui aussi, car chaque printemps il voyait faner inutilement ses fleurs somptueusement écloses. Mazuelos, le pharmacien, par instinct qui sait, avait l'habitude d'aller se promener au crépuscule vers ce recoin isolé au bord de la rivière, là où le saule dépérissait. Il s'asseyait sous les branches sèches de ce vieil arbre, presque seul, pour regarder la nuit conquérir tout le ciel. Le compagnon pétrifié, peut-être comprenait-il alors la tragédie de cette vie parallèle car on le voyait laisser tomber ses feuilles, tendrement, au dessus du corps fatigué et recourbé d’Évaristo, le boutiquier.

Un jour le saule habitué à cette compagnie humaine récurrente attendit pourtant en vain son ami. Mazuelos ne revint jamais. Ce même soir un homme, le charpentier de P., se présenta à la parcelle avec entre les mains une hache gigantesque et fit trembler de peur le triste saule, amoureux et jeune. Le charpentier coupa le joli tronc d’Hébaristo, aujourd’hui tout sec, il lui enleva ses branches et ses brindilles pour l'emmener avec son âne jusqu'au village. L'eau de la rivière pleurait, pleurait et pleurait mais le tronc tout rigide, chargé et ligoté, continuait de disparaître au loin et de se perdre entre les ornières, parmi le bourbier de la Rue Droite jusqu'à s'arrêter devant la Charpenterie et fabrique de cercueils Rueda & fils... 

V

Par la même rue s'en revenaient finalement ensemble, Mazuelos et Hébaristo. Le tronc du saule servit à fabriquer le cercueil du pharmacien. La voix Régionaliste, dont la première page "Jusque quand?" avait jadis déclenché l'épuisement précoce du pharmacien, lamentait dorénavant la disparition d'un "ami noble et dévoué, d'un employé scrupuleux, d'un citoyen des plus intègres", et en ce jour sinistre la mémoire du boutiquier fut honorée, ceux qui le connaissaient de son commerce promirent ensemble de la garder éternellement vivante, et puis bien sûr, penché dessus la tombe, le jeune De la Haza jetait des roses, des joubarbes de montagne, des fleurs...

Monsieur le maire du village, Unzueta, qui avait été autrefois le propriétaire de L'ami du peuple prit aussi la parole en publique lors de cet enterrement et son discours, publié ensuite dans La Voix Régionaliste, commençait ainsi: "Bien que je ne dispose pas des talents oratoires de certains, je me réjouis de l'honorable requête adressée par la Société des Secours Mutuels à mon égard, m'encourageant par sa déférence à bien vouloir dire les derniers adieux pour cet ami noble et dévoué, cet employé scrupuleux et ce citoyen des plus intègres, puisse-t-il dans ce cercueil en chêne massif, hum, hum...", l'éloge finissait par ces paroles: "Mazuelos! Tu n'es pas mort. Car tu vis en nous. Repose enfin en paix".

VI

Le propriétaire de la Charpenterie et fabrique de cercueils Rueda & fils apporta le jour suivant la facture à ce monsieur le maire Unzueta:

Le monsieur N. Unzueta à Rueda & fils... Doit... pour un cercueil en chêne... 18.70 soles.

-Mais il n'était même pas en chêne ce cercueil - argumenta Unzueta - Il était taillé dans ce vieux saule...

-C'est vrai - répondit l'atelier commercial Rueda & fils - c'est vrai; mais dans ce cas écrivez saule dans votre discours... et retirez la mention "en chêne massif"... 

-Ce serait dommage - remâcha Unzueta en payant - ce serait dommage; il faudrait retirer toute la ligne: "ce citoyen des plus intègres, puisse-t-il dans ce cercueil en chêne massif..." Mais vous voyez bien que cette phrase fit son petit effet, je vous le dis sans fausse modestie... N'est-ce pas Rueda? Ou ne me croyez-vous pas ?

-Je vous crois monsieur le maire ! répondit la voix commerciale de Rueda & fils.

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