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Billet de blog 4 février 2021

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Les yeux de Judas (traduction d'un conte d'Abraham Valdelomar)

Le port de Pisco apparait dans ma mémoire comme une ville paisible, d'une beauté étrange et sereine sublimée par la présence de la mer.

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Les yeux de Judas

(traduction d'un conte créole d'Abraham Valdelomar, auteur péruvien)

I

Le port de Pisco apparait dans ma mémoire comme une ville paisible, d'une beauté étrange et sereine sublimée par la présence de la mer. Il comptait trois places. L'une, la principale, couverte de sable, offrait une sorte de petit chemin pour se promener, bordé de planches, en face duquel stationnait la navette qui allait "au village"; une autre, était la petite place désolée où se trouvait ma maison, sa face orientale clôturée par une haie de magnolias; et la troisième, au sud des habitations, où devait se dérouler cette tragédie qui marqua mes premières années.

J'aimais tout du port et je me rappelle de tout parce que là-bas tout était beau et digne de s'en souvenir. J'avais neuf ans, le chemin sinueux de la vie commençait, et ces premières expériences des choses, qui ne s'effacent jamais, s'inscrivirent en moi de manière si tendrement douloureuse et fantastique qu'elles m'ouvrirent dès l'enfance les portes de la tristesse. Le bord de mer toujours nous invite à penser; le va-et-vient perpétuel des vagues; l'horizon qui à chaque instant s'offre à la contemplation; les bateaux au large qui traversent l'océan sans que personne ne sache d'où ils viennent et où ils vont; le brouillard matinal dans lequel résonne le sifflet désespéré des navires, se cherchant les uns les autres dans la brume, telles les âmes en peine d'un monde ténébreux; les "paracas", ces vents fameux qui rejettent vers la plage les petites embarcations et soulèvent des colonnes de poussière monstrueuses et légères; le bruit quotidien de la mer, et ses tons si curieux, changeants comme les heures du jour; et parfois, la paisible tranquillité marine, qui laisse percer le cri soudain et bruyant de quelques animaux étranges, des tritons vivaces, gonflés, aux petits yeux et de couleur visqueuse, dont la peau étanche rejette les eaux chaotiques qui s'abattent sur eux.

Les soirs, quand le soleil retombe, on assiste au voyage des oiseaux marins qui s'en reviennent du nord, en de larges cordons, sur plusieurs lignes, écrivant dans le ciel je ne sais quelles paroles étranges. Armées gigantesques de voyageurs venus de terres inconnues, de régions lointaines qui s'en vont vers le sud agitant en rythme leurs ailes noires, jusqu'à ce qu'elles s'évanouissent, bleutées, dans l'or crépusculaire. La nuit, à travers la profonde obscurité mystérieuse, et la berceuse solennelle des eaux, on discerne de vaines lumières qui surgissent et se perdent au loin comme des vies infertiles... Chez moi, ma chambre avait une fenêtre qui donnait sur le jardin dont l'unique vigne abîmée et rachitique, les feuilles rongées par le sel, serpentait entre ses barreaux rouillés en s'y agrippant. A l'aube j'ouvrais les yeux et contemplais, par dessus le jardin, la mer. Et les navires à vapeurs traversaient l'horizon leur chevelure blanche enfumée s'évaporant dans le ciel bleu. D'autres arrivaient au port, grossissant peu à peu, entourés de mouettes qui flottaient autour d'eux tels des flocons d'écume et, une fois ancrés, on voyait de petits bateaux agiles les encercler. Les navires étaient alors comme des cadavres d'insectes, assaillies par des fourmis affamées.

Je me levais après le baiser de ma mère, j'avalais le café fumant de la tasse familiale, j'attrapais mes affaires et partais pour l'école en longeant la plage. Une fois au port, tout était lumière et mouvement. La lourde locomotive, crépitante, parcourait les docks. Les vieux rails braillaient comme s'ils étaient écartelés, les pêcheurs préparaient leurs embarcations, les porteurs poussaient leurs charrettes sur lesquelles s'élevaient des tas de filets comme des pyramides, la cloche joyeuse de la navette sonnait; sur leurs ânes patients et laineux, a travers les champs verdoyants de luzerne, teintant de bleu le paysage lors des floraisons, s'en venaient les jeunes filles du village; d'autres transportaient dans des paniers en osier ce qui avait été péché la veille, et les employés, avec leurs petites casquettes blanches à la visière noire, ils déambulaient jusqu'aux bureaux, à la capitainerie, à la douane et sur les quais du train. Avant midi je revenais de l'école en passant par la plage où je ramassais des coquillages, des os qui avaient appartenu à des oiseaux marins, des pierres aux couleurs étranges, des plumes de mouettes et des yugos, ces espèces d'algues qui étaient comme des bandelettes multicolores et transparentes qu'on aurait pris pour du verre, tout ce que la mer recrachait.

 II

Mon père qui travaillait à la Douane était un beau brun. Le visage calme, le regard brillant, une moustache touffue. Les jours d'arrivée d'un navire à vapeur il s'habillait de blanc et sur la vedette rapide, éblouissante et légère, un drapeau froissé par le vent flottant à la poupe, il s'en allait en mer le recevoir. Ma mère était alors toujours un peu triste. Elle avait l'habitude de nous emmener tous les soirs, ma petite sœur et moi, au bord de mer pour voir le coucher du soleil. D'ici on voyait le port, sa longue jetée de planches monotones sur lesquelles se dressaient les f des colonnes, qu'à l'école dans nos cahiers, on dessinait comme ça:

f   f   f   f

xxxxxxx

Et depuis le crochet des f pendaient les lanternes durant la nuit. Mon père revenait par la jetée, quand la journée finissait, il nous cherchait de loin du regard, nous lui faisions des signes avec des mouchoirs et lui disparaissait un moment derrière les bureaux qui bordaient la terre ferme pour apparaître aussitôt à nos côtés. Nous voyions alors tous ensemble "la procession des lumières" quand le soleil était couché et que de la mer parvenait un chant nocturne si distinct de celui qui s'en échappait la journée. Après la procession nous retournions à la maison et durant le dîner papa nous racontait tout ce qu'il avait fait durant l'après-midi.

Ce jour-ci, comme d'habitude, nous avions été voir le coucher du soleil et attendre papa. Pendant que ma mère au bord de l'eau contemplait silencieusement l'horizon, nous nous jouions autour d'elle, les chaussures pleines de sable, nous façonnions des forteresses garnies de pierres, sitôt détruites par les vagues qui mourraient sur leurs remparts, laissant parmi les ruines leur mousse blanchâtre. Le soir tombait peu à peu. Tout d'un coup maman s'aperçut d'un point sur la lointaine bande que formait la mer.

-Vous le voyez? - qu'elle nous demanda préoccupée – on dirait pas un bateau?

-Si, maman, je répondis. On dirait un bateau...

-Papa va revenir? - l’interrogea ma sœur.

-Probablement qu'il ne mangera pas avec nous ce soir - ajouta ma mère. Il devra recevoir ce navire. Il arrivera dans la nuit. La mer est agitée. Et elle soupira tristement...

Le soleil se noya dans le sang à l'horizon. Le navire découpé au loin sur ce fond ocre se distinguait alors nettement. Puis sur le port tomba la nuit. En silence nous reprîmes le chemin de la maison, pendant qu'ils allumaient le feu du phare et que sur la jetée défilait "la procession des lumières".

Nous appelions par cette expression la charrette pleine de lanternes lumineuses qui sortait de la capitainerie et allait conduite par un marin sur toute la distance du quai, elle ne s'arrêtait que tous les cinquante mètres, accrochant pour chaque pilonne une lanterne jusqu'à arriver à l’extrémité de la longue jetée linéaire;  et puis, comme cette manœuvre se faisait une fois la nuit entamée, ne se voyaient avancer sur la mer, que les lumières, sans qu'aucun homme ni charrette ni port ne se distingue, ce qui donnait à ce fanal en ces heures de profonde obscurité, un aspect bizarre et chimérique.

Cette charrette ressemblait à un bateau fantôme flottant sur quelques eaux mortes. Tous les cinquante mètres elle s'arrêtait et une lumière suspendue portée par une main invisible allait se placer en haut d'un pilonne, lui aussi invisible. Ainsi, à mesure que la charrette avançait, les lumières se figeaient dans l'espace comme des étoiles sanglantes; et le fanal voyait son éclat diminuer laissant échapper le long du port toutes ses lumières, comme une famille qui serait emportée membre après membre par la même maladie. A la fin la dernière lueur finissait pendue au vent, oscillante dans le lointain, sur la mer qui rugissait des abysses ténébreux de la nuit.

Quand on accrocha la dernière lanterne, tous les trois, ma mère nous tenant par la main, nous abandonnâmes la plage pour retourner vers la maison. Notre mère nous enfila nos bavoirs blancs. Le dîner se passa en silence. Maman ne ne mangea rien. Et dans le mutisme de cette nuit triste, je voyais que ma mère ne quittait pas des yeux la place normalement réservée à mon père, elle était prête avec la serviette pliée dans l'assiette, ses couverts tout reluisants et sa coupe retournée. Tout semblait immobile. On entendait juste le bruit que faisaient nos couverts contre les assiettes et le pas éteint de ma mère attentionnée, ou le murmure du vent lorsqu'il s'infiltrait entre les arbres du jardin. Maman de sa voix douce et triste ne s'adressa à nous qu'à deux reprise:

-Gamin, on ne tient pas comme ça sa cuillère...

-Ma fille, ne mange pas aussi vite...

III

Papa dut rentré très tard, car lorsque je fus réveillé, après avoir sursauté de les entendre s'exclamer si fort, les cloches de deux heures sonnèrent, froides, lointaines. Je n'entendis pas en détail la conversation de mes parents; mais je ne peux oublier certaines phrases qui restèrent profondément gravées en moi

-Qui aurait cru ça! - disait papa – Tu connais Luisa, tu sais à quel point son mari est correct et honorable...

-Ce n'est pas possible, pas possible! - lui répondait ma mère, la voix tremblante. 

-Si seulement c'était le cas. Le fait est que Fernando est emprisonné; le juge s'est emparé de l'enfant et il a menacé Luisa de le garder si elle n'avouait pas la vérité, et tu vois bien, la pauvre femme a tout déclaré. Elle a raconté que Fernando était arrivé à Pisco avec la ferme attention d'y retrouver la trace de Kerr, lequel il avait juré de tuer pour une vieille histoire d'honneur...

-Et c'est elle qui l'a délatté son propre mari? Quelle trahison horrible, vraiment horrible!

Quel sens au juste avait la question de ma mère?...

-Elle ne voulait rien dire. Mais, rends-toi bien compte. Ça s'est passé à quatre heures de l'après-midi; Kerr est mort à cinq heures des suites de ses blessures, et c'est alors qu'on transportait son cadavre qu’a résonné dans la rue ce grand vacarme, on a entendu crier, des hurlements terribles, nous sommes allés sur place et nous l'avons vue qui hurlait, Luisa, elle s'arrachait les cheveux, et, comme une folle, appelait son fils. Il avait été enlevé!

-On lui a volé son fils?

Je sentis que ma mère pleurait. Apeuré je me cachai le visage sous la couverture et commençai à prier, inconscient et terrifié, pour tous ces malheureux que je ne connaissais pas.

-Que Dieu te sauve Marie, tu es pleine de grâce, le Seigneur est avec toi, tu es Bénie...

Le jour suivant, au petit matin, une carte arriva avec des condoléances écrites en très grand dessus et papa sortit dans la rue habillé tout en noir.

IV

Je me souviens qu'en sortant du village, je suis passé par la petite place qui se trouve au bout du quartier "du Château" et j'ai commencé à m'éloigner le long de la côte, sur les chemins de la courbe qui menaient à San Andres, occupé à ramasser les coquillages, les plumes et quelques plantes marines. Je marchai un long moment et subitement je me trouvai à mi-chemin. Au nord, le port déjà lointain de Pisco apparaissait comme enveloppé d'une vibrante vapeur, les maisons se voyaient toutes petites, et les grands pins, presque effacés par la distance, s'élevaient à peine. Les navires au port semblaient abandonnés, comme si le vent du Sud les avait fait s'échouer là. La jetée du port paraissait à peine pénétrer dans la mer. Je parcourus du regard la courbe que décrivait la côte jusqu'à finir à San Andres. Devant la solitude inspirée par le paysage, je ressentis qu'une certaine angoisse m'entravait. Le chant de la mer ne s'entendait presque pas. Le soleil quant à lui était tendre, et tiède. Un oiseau de mer est apparu au loin, je l'ai vu venir très haut dans le ciel, très haut, juste sous les nuages, seul et serein comme une âme errante; il volait sans agiter les ailes, planant délicatement, là-haut, là-haut. Je le suivais du regard, en levant la tête, et le ciel m'a paru voûté, bleu et immense, comme s'il avait gagné en profondeur et que mes yeux le voyaient plus profondément.

L'oiseau se rapprocha, je tournai la tête et j'aperçus la campagne à l'intérieur des terres, pauvre, s'étalant sur une longue bande étroite, derrière laquelle commençait le vaste désert, jaune, monotone, comme une autre mer de peine et de désolation. Une rafale ardente souffla de sa bouche vers l'océan.

En cette heure, je sentis seul, isolé, et puis j'avais la sensation de m'être perdu sur une de ces plages inconnues et lointaines, blanches et solitaires où vont les oiseaux pour mourir. Alors je ressentis le divin prodige qu'était le silence; peu à peu le murmure des vagues s'estompait, moi je restais immobile à cet endroit qui voyait la côte se courber sur elle-même et quand s'éteignit le dernier son de la mer, l'oiseau se perdit au loin. Rien n'accusait dorénavant la présence de l'Humanité ni celle de la vie. Tout était mort et silencieux. Ne demeurait qu'un bourdonnement dans mon cerveau qui aussitôt disparut, et je pus sentir le silence, clair, immédiat, précis. Mais ce ne fut qu'une seconde. Une étrange torpeur vint ensuite m'envahir, je me couchai sur le sable, portai la vue vers le sud, distinguai la silhouette lointaine d'une femme, et lentement, doucement, comme un sourire, tout s'effaça, tout, et je m'endormis. 

V

Je me réveillai avec l’image en tête de la femme que j'avais vue à l'instant de m'assoupir, c'était pourtant en vain que mes yeux la cherchèrent, elle avait disparu. Sûrement que j'avais dormi longtemps,  et pendant que je rêvais, l'inconnue habillée tout en blanc, avait pu parcourir toute l'étendue de la plage. Je m'aperçus, néanmoins, de traces de pas qui venaient du bord de mer. De petites empreintes de femme que la mer avait effacées par endroits, elles encerclaient le lieu où je m'étais endormi et continuaient vers le port. 

Dubitatif et anxieux je ne voulus pas continuer jusqu'à San Andres. Le soleil allait déjà tomber à l'horizon, et les yeux plissés, je me remis en marche le long de la plage, sur la piste de cette inconnue. De temps en temps la mer avait rogné les empreintes, je les cherchais, presque en les devinant, et enfin je les retrouvais qui étaient là sur le sable humide. Je ramassai une drôle de coquille, je voulus la ranger dans ma poche et ma main toucha un objet étrange. C'était quoi? Une médaille de la Purissime, en argent, pendue à une petite chaînette, longue et froide. J'inspectai l'objet sous tous ses angles et j'en vins à la certitude que quelqu'un l'avait placé dans ma poche. J'eus un soupçon, celui de cette femme, et pendant un instant j'allais jeter la médaille à la mer, mais finalement j’y renonça.

Je gardai la médaille et c'est en méditant au sujet de cette trouvaille, que j'arrivai à la maison alors que le soleil finissait par tomber. Ma curiosité m’incita à ne rien dire à son sujet ainsi qu'à la cacher en attendant; et le jour suivant, mardi de la Semaine Sainte, à la même heure, je retournai sur la plage. L'océan pendant la nuit avait fait disparaître toutes les marques du lieu où j'avais dormi la veille, je décidai pourtant, à un endroit plus ou moins proche, de me recoucher. La silhouette blanche ne tarda pas à apparaître. Je sentis mon cœur faire un bond terrible et qu'une angoisse indicible m'envahissait. Et cependant j'éprouvais une grande sympathie pour cette inconnue habillée de blanc qui s'approchait vers moi.

La peur s'emparait de tout mon être, je voulais m'en aller en courant et devais lutter pour demeurer immobile. La femme s'approchait toujours davantage. Elle me regarda de loin, encore une fois je voulus m'enfuir; mais il était déjà trop tard. La peur et puis les yeux paisibles de cette femme m'en empêchaient. La femme me rejoignit. Debout, j'enlevai ma casquette et lui dis:

-Bonne soirée, madame...

-Me connaîtrais-tu?...

-Maman m'a dit que je devais saluer les personnes adultes... La dame me caressa la joue en souriant tristement et me demanda:

-Tu aimes beaucoup la mer?

-Oui, madame. Je viens tous les soirs.

-Et tu t'endors sur la plage?...

-Vous étiez là  hier madame?...

-Non; mais quand les enfants s'endorment au bord de l'eau, et qu'ils sont gentils, on dit qu'un ange vient et leur offre une médaille. A toi l'ange t'a-t-il offert quelque chose?...

Je souriais incrédule; la dame l'avait bien compris, et c'est en bavardant avec elle, une fois disparue la peur qu'elle m'inspirait, et alors qu'elle me tenait par la main, que je reprenais la route du village.

En arrivant sur la petite place du Château, nous vîmes quelques personnes occupées à construire une espèce de tour avec des bambous.

-Que font ces personnes? - me demanda la dame.

-Papa nous a dit qu'ils étaient en train de préparer le château pour y brûler Judas le Samedi de Gloire.

-Brûler Judas? On t'as dit ça? Et elle ouvra démesurément ses yeux.

-Papa dit que Judas doit venir le samedi dans la nuit et que tous les hommes du village, les marins, les travailleurs des docks, les porteurs à la Station de train, ils vont tous le brûler, parce que Judas est très méchant... Papa nous emmènera pour qu'on puisse le voir...

-Et tu sais pourquoi ils vont le brûler?...

-Oui, madame. Maman dit qu'il est brûlé pour avoir trahi le Seigneur... 

-Et tu n'as pas de la peine qu'ils le brûlent?…

-Non, madame. C'est bien qu'ils le brûlent. A cause de lui les juifs ont tué notre Seigneur Jésus-Christ. Si Judas ne l'avait pas dénoncé, comment les juifs auraient pu savoir que c'était lui?...

La dame ne répondit pas. Nous avons continué notre chemin en silence jusqu'au village. Les personnes continuaient de monter la tour et lorsque la dame blanche me laissa, elle m'embrassa et me posa cette question:

-Dis-moi, lui pardonnerais-tu à Judas?...

-Non, madame toute blanche, jamais je lui pardonnerais.

La dame s'en alla dans l'obscurité de la plage et moi je repris le chemin de la maison. Après le dîner je me couchai.

VI

Plusieurs jours ont passé sans que je n'aille à la plage, mais en ce Samedi de Gloire qui allait voir le bûcher de Judas, je sortis jusqu'au bord de mer pour faire un tour et voir du côté de la place le corps du criminel, car selon les dires de mon père, ce traître devait déjà s'y trouver attendant sa punition, entouré de marins, de porteurs, d'hommes du peuple et de pêcheurs de San Andres. Je sortis à quatre heures et je marchai le long de la plage. J’arrivai où Judas, seul au milieu de la place, se dressait, mais son corps était couvert d'un voile et seule sa tête était visible. Il avait des yeux énormes, grand ouverts, colériques, auxquels manquaient les pupilles et ce regard inexpressif se perdait vers l'immensité de l'océan. J'ai continué à marcher le long de la côte pour finalement arriver jusqu'à la moitié de la courbe, là, je vis approcher vers moi la dame blanche qui venait du côté de San Andres. Elle me rejoignit bientôt. Elle était pâle et je la crus malade. Entre sa robe blanche et son grand chapeau, son visage avait pris la pâleur de l'ivoire. Elle était si blanche! Sa peau aux traits si fins semblait dépourvue de sang; son regard était humide, amoureux et pénétrant. Nous avons parlé longuement.

-As-tu vu Judas?

-Je l'ai vu, madame toute blanche...

-Il te fait peur?...

-Il est horrible... Il me fiche vraiment la trouille...

-Et tu lui as pardonné alors?...

-Non, madame, je ne peux pas lui pardonner. Dieu serait en colère contre moi si je le faisais...Vous allez venir cette nuit pour le voir brûler?...

-Oui.

-A quelle heure?

-Un peu tard. Tu me reconnaîtras une fois la nuit tombée?... Tu n'oublieras pas mon visage? Regarde-le bien – et elle me fixa bizarrement –. Regarde bien mon visage... Je viendrai mais un peu tard... Dis-moi, as-tu vu les yeux de Judas?...

-Oui, madame. Ils sont immenses, blancs, très blancs...

-Vers où regardent-ils?

-Vers la mer...

-En es-tu certain? Ils sont tournés vers la mer? Tu les as bien vus?...

-Oui, madame toute blanche, ils regardent vers la mer...

La dame observa longuement l'océan, immobile sur le sable où nous nous trouvions assis. Un moment elle demeura silencieuse et ensuite elle cacha son visage entre ses mains. Elle me parut encore plus pâle.

-Allons-y – qu'elle me dit finalement.

Je la suivis. Nous avons marché à travers la plage, mais alors que nous approchions de la petite place où était le corps de Judas, la dame s'arrêta et les yeux baissés au sol, me dit ces paroles:

-Observe-le bien... Et tu me raconteras dans quelle direction il regarde. Observe bien, observe bien…

Puis lorsque nous passions devant le corps, elle tourna la tête vers la mer, pour ne pas voir le visage de Judas. Elle me tenait par le bras, on aurait dit que sa main tremblait, et alors que nous nous éloignions de la place elle me dit:

-Regarde où vont ses yeux, et de quelle couleur ils sont, regarde, regarde...

Plus loin. J'avais peur. Je sentis trembler fortement la dame, qui me demanda à nouveau:

-Vers où regardent-ils les yeux?

-Vers la mer, madame toute blanche... Au loin, au loin...

Il était déjà tard. La nuit commençait à tomber et les lumières des bateaux s'allumaient fébrilement dans la baie. Arrivés à hauteur de ma maison, la dame m'embrassa sur le front, d'un très long baiser, et finit par me dire:

-Au revoir!

La nuit avait pris une couleur brumeuse, mais pas aussi sombre que d'autres fois. Je revins chez moi pensif et retrouvai ma mère qui pleurait, un navire devait sortir du port à cette heure et papa était obligé de s'en occuper. Nous nous sommes assis à la table. D'ici s'entendait rugir la mer, grandiose et menaçante. Mère ne s'était rien servi et je me risquais à lui demander:

-Maman, nous n'allons pas voir brûler Judas?...

-Si papa revient bientôt. Pour le moment nous allons prier...

Nous nous sommes levés de table. Avons traversé le petit patio. Ma sœur s'était endormie et ma mère la portait dans ses bras. Une lune opaque se dessinait derrière les nuages. Une fois dans la chambre de ma mère et devant l'autel où reposait une vierge de la Carmen, très jolie, nous nous agenouillâmes. Nous commençâmes à prier. La prière de Maman disait:

-Pour tous les voyageurs, tous les marins, tous les prisonniers chrétiens et les torturés...

Mais alors, bizarrement, nous entendions des bruits dehors, des gens courir, des voix et des hurlements. Tout le monde courrait en criant et d'un coup on entendit un son strident, caractéristique, comme la cloche d'un navire perdu. Quelqu'un hurla près de la porte:

-Un naufrage!

Terrifiés nous sommes sortis, en courant comme des fous vers la rue. Tout le village s'élançait vers la mer. Maman commença à pleurer. A ce moment apparut mon père et nous raconta:

-C'est un naufrage. Ce navire dont on s'occupait, ça fait une heure qu'il est parti. Sûrement qu'il s'est échoué....

L'appel froid du navire était un hurlement de douleur, comme s'il se plaignait d'un atroce blessure, il implorait solennellement. La lune demeurait occultée. Nous arrivions tous sur la plage, nous vîmes le navire incliner son projecteur, et depuis le quai sortir quelques bateaux pour l'aider.

La foule entière se préparait. Elle était rassemblée au bord de l'eau, on préparait avec fébrilité les embarcations, et certaines personnes avaient des lanternes ou de petites torches qu'elles agitaient dans les airs essayant d'y voir quelque chose. Une voix rauque parcourait la plage comme une vague, passait de bouche en bouche pour éclater:

-Un naufrage!

C'était l'ennemi de toujours des gens de la mer, des pêcheurs qui partaient sur leurs fragiles bateaux, des femmes qui les attendaient avec angoisse, à la tombée du soir; l'ennemi éternel de ceux qui habitent au bord de l'océan... L'adversaire terrible contre lequel luttent toutes les croyances et superstitions des peuples côtiers; il est celui qui survient parfois, sous l'aspect d'un tourbillon sinistre et inconnu qui attire les pêcheurs dans un vortex étrange pour ne plus les laisser jamais revenir chez eux; parfois sous celui d'un vent trompeur qui éloigne de la plage les bateaux afin qu'ils se perdent pour toujours dans l'immensité verte et bleutée de la mer. Et chaque fois que cet esprit inconnu et surprenant se manifestait les gens simples tremblaient et louaient le saint pêcheur, leur patron et guide, car certainement qu’une vie avait été offerte en sacrifice.

Au bord de la mer un certain raffut régnait encore. Puis il commença à se dissiper, les projecteurs s'éteignirent, le navire resta silencieux. Personne ne comprenait pourquoi le bateau s'éloignait, mais quand il se perdit vers le sud, toute la foule immense, dubitative, s'en retourna en silence par les rues du village jusqu'à la place où Judas devait être sacrifié. Maman ne voulut pas s'y rendre, mais avec papa nous y allâmes.

Nous marchâmes à travers tout le quartier du Château et une fois arrivés au bout, avant d'entrer sur la petite place, la fête s’annonça par une vive lumière sanglante. Aux pieds de Judas brûlait un énorme foyer rougeoyant qui répandait un nuage de fumée et illuminait de l'intérieur le corps difforme du condamné, dont je voulais voir le visage.

Pourtant j'eus vraiment très peur, en l'apercevant. Peur de ses grands yeux qui s'illuminaient d'un ton presque rose. Je cherchai parmi les gens qui m'entouraient la dame blanche, sans succès. La place était pleine, la multitude l'occupait entièrement quand soudain, depuis la maison derrière le condamné ouverte sur la mer , apparurent plusieurs hommes munis d'ardents flambeaux et qui se frayèrent un chemin dans la foule jusqu'à Judas.

-Ils vont le brûler! - qu'ils crièrent tous. Ses bourreaux arrivèrent. Leurs torches vinrent embrasser les pieds du traître et d'immenses flammes purent s'élever violemment. Ils y ajoutèrent un baril de pétrole et l'on vit une véritable colonne de feu.

Se passa alors une chose prodigieuse. Quand le corps de Judas se mit à brûler, ses yeux avec le reflet du feu devinrent complètement rouges, d'un rouge menaçant et furieux; et comme si tous ces gens à moitié perdus dans l'obscurité et dans les flammes avaient ensemble pensé aux yeux du condamné, ils suivirent son regard sanglant qui allait mourir dans la mer. Où finissait sa vue se trouvait un point noir que presque tout le monde signala. Un rayon de lune illumina cette tache au loin et la foule, qui semblait cette nuit comme possédée d'une étrange agitation, cria en abandonnant la place et accourant vers la mer:

-Un noyé, un noyé!...

Un horrible vacarme éclata autour de nous. Une clameur générale proche de la prière ou de la supplique, de la terrifiante malédiction ou de la tragédie, s'éleva vers la plage en cette nuit sanglante.

-Un noyé!

Les vagues rapprochaient doucement cette tache vers la plage. Au cri unanime succéda le silence absolu pendant lequel on pouvait percevoir le tendre nœud que formait la mer sur elle-même. Chaque personne qui était là attendait la dépouille de cet inconnu, pressentant silencieusement le pire. La lune commença à s'éclaircir. Il devait être bien trop tard et enfin on distingua le cadavre non loin de la plage, qui semblait porté sur lui un voile blanc. La lune prit une coloration violette et illumina à nouveau la dépouille qui peu à peu s'approchait.

-Un marin! crièrent quelques-uns.

-Un enfant! disaient les autres

-Une femme! Qu'ils hurlèrent tous ensuite. Certains se lancèrent à l'eau et ramenèrent le cadavre sur la plage. La multitude s'entassa autour. On pointait sur elle la lumière des lanternes, on se battait pour la voir, et comme l'éclairage n'était pas suffisant on l'emmena aux pieds de Judas qui brûlait toujours au centre de la place. Toute la foule accompagnait le corps et moi je la suivais – mon père toujours me tenait par la main. En face du brasier, on y déposa la femme alors que ne subsistait du corps calciné de Judas que la tête, et ses deux yeux ne regardant plus nulle-part sinon partout. Une étrange curiosité m'incitait à vouloir voir le cadavre. Mon père qui certainement ressentait la même chose, nous ouvrit un chemin et comme les pêcheurs le connaissaient et le respectaient, ils nous firent passer jusqu'à la dépouille.

Je vis un groupe d'homme tout mouillés, la tête baissée et tenant dans leur main leur chapeau, muets, entourant le corps, vêtu de blanc, qui gisait au sol. Je vis cette toile déchirée et les formes presque nues d'une femme. Ce fut une vision horrible que je n'oublierai jamais. Elle avait la tête penchée en arrière et la face couverte d'une tignasse hirsute. Un de ces hommes s'inclina, découvrit son visage et ce fut pour moi la plus sombre vision de ma vie. Je lâchai un cri bizarre, incontrôlé, et m’agrippa aux jambes de mon père.

-Papa, papa, mais c'est la dame blanche! C'est la dame toute blanche, papa!...

Je crus que le corps me regardait, qu'il me reconnaissait; que Judas lui prêtait ses yeux  et je criai à nouveau plus fort et horrible que la première fois.

-Oui; je pardonne à Judas, dame blanche, Oui, je lui pardonne!...

J'étais comme fou, mon père me prit dans ses bras, me serra contre lui afin de me conduire au loin, et moi, les yeux grand ouverts, j'observai rouges et sanglants, accusateurs, sinistres et terribles, regardant le monde pour une ultime fois, les yeux de Judas. En silence la foule se désagrégeait tandis que quelques hommes demeuraient penchés sur la dépouille blanche.

La lune se dérobait...

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